HAZEL
L'ambiance est tendue. De nouveau installé sur le fauteuil, je joue distraitement avec les fils qui dépassent de l'accoudoir mais mon esprit est ailleurs. Je me sens terriblement mal.
Lorsque Sethy s'est rendu compte de ce qu'il venait de me dire, ses yeux se sont écarquillés et il s'est reculé d'un coup, comme s'il venait de se brûler. Il est retourné s'asseoir à son bureau, a rouvert son ordi et pianote maintenant sur son clavier comme s'il ne s'était rien passé.
Ce connard se fout de ma gueule ? Comment je suis censé faire comme s'il ne s'était rien passé, moi ? Qu'est-ce qu'il a voulu dire par là ?
— Qu'est-ce que...
— Je veux pas en parler.
Sa voix grave me coupe, rauque, catégorique. De là où je suis, j'aperçois les mèches folles qui se sont échappées de son chignon et qui retombent sur son front. Il a beau faire semblant qu'il maîtrise la situation, je vois ses doigts contractés au-dessus du clavier et la crispation de ses épaules sous son t-shirt. Ça me rend fou qu'il fasse comme si tout allait bien alors qu'il est plus tendu que la corde d'un arc. Qu'est-ce qu'il a voulu dire par « ils sont tous morts » ?
Je déteste ne pas avoir de réponse à mes questions.
Pourtant, je prends mon mal en patience, m'approche de son bureau puis tire une chaise pour m'installer à ses côtés, sans un mot. Je le vois glisser un regard rapide sur moi mais je me contente de serrer les dents pendant quelques secondes. Je suis complètement perdu et je sais pas si j'ai plus envie de le secouer, de l'engueuler ou de m'excuser.
Alors, à la place, j'attrape l'un de ses stylos et le coince entre mes dents.
— Bon, on le fait ce putain d'exposé ?
***
— Comment on dit « noisette » en anglais ?
Sethy me regarde avec agacement et pointe le dictionnaire du doigt.
— Je sais pas, tu sais tourner des pages, non ?
Je lui réponds par mon plus beau doigt d'honneur avant d'attraper son espèce de pavé pour vérifier. Cela fait plus d'une heure que nous détaillons le tableau que la prof nous a demandé de présenter et je n'ai qu'une envie : mourir. Je déteste l'art. J'y comprends rien et j'y suis foutrement insensible. Franchement, qu'est-ce que j'en ai à foutre de la symbolique de la fenêtre ?
— C'est super important, c'est le début du paysage en peinture.
Je redresse la tête en entendant la voix de Sethy et réalise que j'ai posé ma question à voix haute. Je hausse les épaules d'un air désintéressé puis cherche la traduction du mot « noisette ». Lorsque cette dernière apparaît, je blêmis et referme vite le dictionnaire avant de faire semblant de m'intéresser à cette putain de fenêtre.
Le connard finit tout de même par relever la tête de sa feuille et fronce les sourcils en me voyant fixer l'écran de son ordinateur.
— Alors, comment on dit « noisette » ?
— Hum ?
Je fais mine d'être plongé dans mes pensées mais ne suis apparemment pas convaincant puisque Sethy se redresse en croisant les bras sur sa poitrine.
— Comment on dit ?
— On s'en fout, on en a pas besoin.
— Si, il y a une corbeille de noisettes sur la table. Faut bien le dire.
— C'est sûrement des prunes.
— Non, c'est des noisettes.
— Je pense pas.
— Ben t'es con.
Je lui lance un regard noir.
— Ferme ta gueule Tigrou, j'te dis que c'est pas des noisettes.
— Mais t'es myope ou quoi ? Y a pas plus noisettes que ça !
— Non, c'est des prunes !
Sethy me dévisage comme si j'étais le dernier des imbéciles et finis par attraper le dictionnaire pour chercher lui-même. Je tends précipitamment le bras pour l'en empêcher, mais trop tard, ses yeux se sont relevés vers moi et un rictus railleur déforme ses lèvres.
— Tu t'appelles Noisette ?
Je le fusille du regard avant de plonger mes mains dans mes poches en grommelant.
— Non. C'est pas le même mot.
Le rictus du connard s'accentue tandis qu'il tapote du doigt la page prouvant ma mauvaise foi.
— Ah si, si, c'est bien le même mot. Tu t'appelles Noisette.
Je le repousse d'un geste agacé et lui lance un énième regard noir.
— Non c'est pas le même mot ! Y a « nut » à la fin. Et mon prénom c'est juste Hazel.
— C'est Noisette.
Je lève le poing en sa direction mais il ne cille pas, le regard toujours moqueur.
— Tu te fous de ma gueule à m'appeler Tigrou alors que ton vrai nom c'est Noisette. Remarque, ça te va bien vu ta tête de gland.
Mes yeux s'écarquillent et je reste scotché par son insulte, aussi pourrie soit-elle. Ses yeux sombres continuent de scintiller d'amusement, son sourire s'est fait provocateur. Rageur, je tente de lui donner un coup de pied, mais il attrape ma cheville et tire d'un coup sec pour me faire tomber de ma chaise.
Je m'écroule lamentablement par terre avant de me relever d'un bond, le visage déformé par la colère. Alors que je m'apprête à me jeter sur lui pour le rouer de coups, il éclate de rire. Comme ça. Pour la première fois.
Le son me surprend tellement que je me fige et le fixe, stupéfait. Ses yeux bridés sont plissés d'amusement et son sourire illumine son visage. Je ne lui ai jamais vu une telle expression et j'en suis choqué, un peu gêné. Ce connard est donc capable de rire ?
Il cesse cependant aussi brusquement qu'il a commencé et se repenche sur ce putain de tableau.
— Bon, finissons ça une bonne fois pour toute.
***
— Ton ami reste manger ?
La mère de Sethy apparaît au moment où nous sortons de la chambre.
— On est pas amis, répondons-nous du tac au tac.
Chea sourit d'un air amusé mais conserve son air interrogateur, comme si notre réponse ne lui suffisait pas.
— Je vais rentrer, finis-je par répondre d'un air las. Je vais pas m'imposer.
Étonnamment, j'ai bien moins hâte de partir que lorsque je suis arrivé. Après avoir passé toute une après-midi dans cette maison si riche, l'idée de retourner dans mon minuscule appart ne m'enchante pas du tout. Pourquoi je peux pas avoir une chambre aussi grande que Sethy, moi aussi ? Et une mère aussi souriante et attentionnée que la sienne ? Un étrange malaise m'envahit soudainement et je me mets à me dandiner d'un pied à l'autre.
— Tu es sûr que tu ne veux pas rester ? Il est tard et j'ai fait bien trop à manger ! Sethy ne mange pas beaucoup en plus alors il y en a largement pour trois !
Le concerné, apparemment mécontent de la proposition de sa mère, fronce les sourcils.
— Arrête d'insister. Il te dit qu'il veut rentrer.
J'aimerais l'engueuler de répondre aussi sèchement à sa mère mais me retiens au dernier moment. C'est peut-être pas le meilleur endroit pour me donner en spectacle.
— Oh, souffle la femme d'un air déçu. Je suppose que tes parents t'attendent...
J'échappe malgré moi un méchant ricanement puis me fige lorsque mère et fils me lancent un regard surpris.
— Euh... C'est juste que... Non, ils m'attendent pas.
Je me gratte la nuque d'un air gêné et détourne le regard. Merde, je me sens tellement con.
— Alors reste manger dans ce cas. J'ai fait une spécialité de notre pays. Tu as déjà mangé de la nourriture cambodgienne ?
— Non...
— Alors c'est réglé !
Chea frappe gaiement dans ses mains avant de nous tirer vers le salon. Encore une fois, je suis enchanté par la grandeur de la pièce et sa décoration, notamment l'immense piano à queue situé près de la baie vitrée.
La mère de famille suit mon regard et me sourit doucement.
— Sethy joue très bien. Il pourra te faire une démonstration après manger, si tu veux ?
J'échange un regard avec le concerné et nous grimaçons de concert. Non merci, sans façon.
Nous nous installons autour d'une immense table en verre tandis que Chea apporte des plats si copieux que mes yeux manquent de sortir de leurs orbites. Tout ça ? Pour nous ?
Mon ventre se met à gargouiller furieusement et, une fois qu'elle a déposé mon assiette devant moi, je me jette dessus comme un affamé. Une explosion de saveurs m'envahit la bouche et je pourrais chialer tellement c'est bon. J'ai pas mangé depuis ce matin et la fin du mois est difficile pour mes parents alors les repas sur la table sont rarement suffisants.
Au bout d'une minute, je réalise cependant que le silence s'est installé dans la pièce et je me pétrifie. Inquiet, je relève les yeux de mon assiette pour apercevoir les deux autres me fixer avec des yeux ronds de surprise. Ils n'ont pas encore touché à leur plat.
Immédiatement, je rougis comme un idiot et lâche mes couverts d'un coup, le cœur tambourinant dans mes tympans.
— Je... Désolé... Je... J'avais faim et...
Je voudrais m'enterrer six pieds sous terre. Je me sens tellement ridicule que ma poitrine enfle douloureusement, et je m'insulte de tous les noms pour m'être montré aussi pitoyable. Bordel, j'avais vraiment besoin de leur montrer que j'ai tellement rien que même bouffer est un miracle pour moi ? Pourtant, au lieu des moqueries que j'attendais, Chea pousse un plat vers moi en m'adressant un sourire rayonnant.
— Oh mais ne t'excuse pas ! Je suis ravie que ça te plaise autant ! Je n'ai pas l'habitude que mes plats aient autant de succès, c'est pour ça ! Mange tout ce que tu veux, tu pourras même en prendre pour chez toi !
Je hoche timidement la tête mais ne parviens pas à affronter son regard. Désormais, c'est un affreux sentiment d'infériorité qui m'envahit. Ce genre de repas, ils ont ça tous les jours, plusieurs fois par jour même. Chez eux, tout n'est que richesse et abondance ; ils ne se réveillent pas chaque matin avec la boule au ventre, terrifiés à l'idée d'être expulsés dans la journée ou de devoir se serrer l'estomac jusqu'au lendemain. J'aimerais tellement, tellement pouvoir vivre comme eux.
— Dis-moi Hazel, qu'est-ce que tu aimes dans la vie ?
Je lève les yeux vers Chea et reste muet un moment. Qu'est-ce qu'elle veut dire ? On m'a jamais posé une telle question.
— Euh... Comment ça ?
— Et bien, est-ce que tu as des passions ? Que fais-tu en dehors des cours ?
— Je... fais du basket. Je nage aussi, beaucoup. Et je fais du skate.
— C'est super, s'enthousiasme-t-elle. Sethy aussi fait du basket !
Je sens le concerné se figer à mes côtés et j'en fais de même. A quoi elle joue ? Pourquoi elle pose toutes ces questions ? Elle essaie de nous rapprocher ou quoi ? Merde, on n'a pas cinq ans !
— Et tes parents, qu'est-ce qu'ils font dans la vie ?
Ma fourchette s'immobilise en face de ma bouche et tout mon corps se tend. Je crois que Sethy l'a remarqué parce qu'il tente de voler à ma rescousse.
— Mdeay, arrête avec tes questions, tu vas le mettre mal à l'aise.
— Je veux juste en apprendre plus sur ton nouvel ami ! Tu ne ramènes jamais personne ici khla tauch, il faut bien que je saute sur l'occasion.
— Oui mais tu gênes tout le monde. On t'a déjà dit qu'on était pas am...
— C'est bon, le coupé-je en reposant mes couverts, l'estomac serré. Mon père est mort quand j'avais un an. Je vis avec ma mère et mon beau-père. Ma mère fait des ménages et mon beau-père est éboueur.
Je finis ma phrase en serrant les dents. La honte est si intense que je sens les larmes s'accumuler au coin de mes paupières. Qu'est-ce que je fous ici ? J'ai pas ma place dans cette maison, je fais atrocement tâche !
— Je... crois que je vais y aller, annoncé-je d'une voix blanche.
Chea s'affole et tend les mains vers moi d'un air désolé.
— Non, Hazel, pardonne-moi, je ne voulais pas te brusquer ! Je suis affreusement désolée. Je suis maladroite, je voulais juste en savoir un peu plus sur toi, mais je comprends que tu ne veuilles rien dire. Je ne cherche pas à t'humilier, je m'intéresse sincèrement à toi.
Je maintiens son regard quelques secondes puis hoche doucement la tête avant d'esquisser un sourire maladroit.
— Je comprends... Je suis désolé.
Mais au fond de moi, ce terrible sentiment d'injustice ne décroît pas.