Ambre
Année 1836
Comme une poupée de chiffon, parfois, Ambre se réveillait et avait l’impression de ne tenir debout que grâce à quelques bouts de scoths et des ficelles.
— Faites entrer le marionnetiste, pensait-elle en singeant le Monsieur Loyal d’un cirque imaginaire, me voilà rafistolée.
Elle fit la révérence à ses rideaux fushias. Elle les trouvait hideux, comme tout le reste dans cette maison. Emmitouflée dans deux épais édredons, et recroquevillée au fond de son lit, Ambre continuait de greloter. Le climat de ce nouveau pays était pourtant bien plus chaud que ce à quoi elle était habituée depuis l’enfance, plus humide aussi pour le plus grand malheur de ses cheveux qui ne cessaient de frisotter. Son grand frère avait expressement demandé aux serviteurs d’allumer l’antre imposant dans sa chambre pour lui apporter la chaleur qui lui manquait cruellement. Un feu de cheminé en plein été ? Ambre voyait bien que chaque employé la regardait déjà comme un animal de cirque. Ils s’éxecuterent en silence, mais leurs yeux parlaient pour eux. Elle entendait leur chuchotement dans les couloirs, elle voyait les oeillades, elle savait les sourires forcés. Il n’avait pas été facile de trouver du bois en plein mois de juin, mais Ambre aimait tellement l’odeur des buches brulantes et des cendres qu’elle leur offrit une prime de quelques pièces d’or pour tout leurs efforts. Leur regard s’adoucir aussitôt.
Ambre tira un peu plus la couverture jusqu’à son menton. Rien n’y faisait, elle avait froid. Elle observait le bout de ses doigts se teinter de bleu, se demandant toujours pourquoi elle ne parvenait pas à conserver sa chaleur corporelle. Elle en avait vu des medecins, et tous avait été sans équivoque : vous êtes en parfaite santé, mademoiselle. Alors Ambre supportait le froid, les tremblements, les fourmillements, et quand ça en été trop, elle se mettait à chanter. Pour la taquiner son frère la comparait à un vampire. Sa peau était toujours glacé comme du marbre, ses lèvres avaient toujours une inquiétante lueur mauve, comme si on venait tout juste de la sauver de la noyade, et son visage avait un teint de poupée de porcelaine. Elle faisait des efforts constants pour cesser de claquer les dents et controler les battements affolés de son coeur. Non, elle ne mourrait pas aujourd’hui. Elle n’allait pas mourir de froid. En plein mois de juin, sur l’île de Saint-Sauveur connue pour son climat tropical, avec un feu de cheminée allumé, et deux edredons en laine de mouton. C’était impossible.
Pourtant, son estomac se retournait déjà à l’idée que, dans quelques heures, elle serait revetue uniquement d’une légère robe en soie sauvage brodée à la main, et de son loup fabriqué sur mesure par les plus éminents artisans du continent pour épouser parfaitement chaque courbe de son visage. Elle devra chanter, et ne pas trembler. C’est son baptème du feu, son avenir se joue ce soir. Si elle ne parvient pas à convaincre le gouverneur de l’île et ses nobles, sa famille sera obligée d’aller s’échouer ailleurs. Son père avait été clair, ce soir, elle devait être une déesse, acclamée et éthérée. Ambre avait toujours le tract avant une représentation. Elle avait toujours eu peur de perdre le contrôle de sa voix et de tout perdre. Son seul talent, son don, ce qui l’a rendait unique. Si un jour elle ne pouvait plus chanter, elle ne pouvait plus vivre.
Elle détestait devoir se produire devant une nouvelle audience. Surtout depuis sa dernière représentation. Elle frissonne au souvenir de ce fiasco. Lorsqu’elle fermait les yeux, elle revoyait encore l’homme se précipiter sur scène, se précipiter sur elle, et l’écraser de tout son poid. Elle pouvait encore sentir ses mains sur elles, son souffle contre sa joue, l’odeur anisé de son haleine. Il l’avait serré si fort qu’elle en portait encore les bleus. La sécurité avait mis plusieurs minutes à intervenir, sans que Ambre n’est jamais vraiment su pourquoi. Elle n’arrivait plus à faire confiance. Ils devaient la protéger, et non seulement l’homme avait pu monter sur scène, mais il avait pu la toucher. On ne touche pas une déesse. Ambre avait tout perdu ce jour-là. Le public découvrait médusé, qu’elle était qu’une femme. La magie était tombée, et Ambre s’était effondrée sur scène. Il avait fallu de nombreux bains pour chasser l’odeur de l’homme de sa peau. Son père lui avait dit de s’estimer chanceuse, que lorsqu’une femme usait ainsi de son charme, il pouvait lui arriver bien pire. Mais Ambre n’avait fait que chanter, comme il lui avait demandé.
Pour echapper au scandale, Monsieur De La Boisse avait saisit cette opportunité : venir emmenager à Saint-Sauveur. L’île n’était pas très grande, une vingtaine d’heures en calèche aurait suffit à en faire le tour, et elle se situait à onze jours en bateaux du continent le plus proche. On en disait que la vie était bien meilleur sur l’île, moins morose grâce à la douceur du soleil et la chaleur des habitants. Et surtout, de riches familles avaient élus domicile sur l’archipel, ce qui signifiait pour De La Boisse qu’il y avait un paquet d’argent à se faire. Il ne mit même pas deux jours à régler ses affaires sur le continent, faire ses valises, et charger son fils et ses trois filles sur un bateau.
Dire qu’Ambre n’avait même pas eu le temps de s’habituer à cette nouvelle vie que son père la propulsait déjà sur le devant des planches. Ce soir, elle chanterait pour l’ouverture du bal du gouverneur, qui signait le premier bal de la saison. Cette représentation définirait leur qualité de vie ici. Si elle les enchantait tous, ils paieraient des sommes astronomiques pour venir l’entendre sur la scène de l’opéra que son père venait de racheter, et plus chère encore pour qu’elle se produise à leur soirée. C’était le dernier coup de poker de son père. Il y avait mit ses dernières économies, déjà bien dilapidée par son addiction aux jeux. Tout reposait désormais sur les épaules d’Ambre, qui du haut de ses vingt-deux ans, devenait le support financier de toute sa famille. Parfois, Ambre hyperventilait, écrasée par le poid sur ses épaules. Un nouveau frisson lui parcourut l’échine, et Ambre se cacha sous ses couettes.
Très vite, elle fit rejointe dans sa cachette par deux petites têtes brunes. Ambre tenta de sourire à ses soeurs, mais le rictus qu’elle leur offrait trahissait toute l’appréhension qui la faisait trembler.
— Chante, petit rossignol, chante, juste pour nous ! lui suppliaient les gamines, en utilisant le surnom affecteux que lui donnait Oakley, leur frère. Ambre contemplait les deux frimousses malicieuses de Jacinthes et Garance. Elles auraient pu être né le même jour tant elles se ressemblaient : les mêmes yeux turquoises taquins, les mêmes longues boucles brunes, et le même sourire espiègles. A peine séparé d’une année, elles étaient le portrait craché de leur mère, morte tragiquement quelques jours après la naissance de la plus jeune. Devant l’insistance des fillettes, Ambre ne tenait jamais bien longtemps. Elle tuerait pour les voir sourire. Alors, Ambre sortie de sous ses couettes, et se mit à chanter.