Une étendue de sable, à perte de vue. C’est ce que tu vois en premier, quand tu oses enfin ouvrir les paupières. Douleur tenace aux muscles de ton visage. Tu les as tenues trop longtemps fermées, par la peur, l’appréhension, peut-être un peu de désespoir. Le vent chaud et moite qui vient coller quelques grains de sable sur ta peau te frappe avec agressivité, t’empêche de respirer. Il te faut quelques secondes pour réagir, saisir le col de ton chandail qui n’a pas vu de beaux jours depuis très longtemps, et le remonter jusqu’à ton nez, pour te protéger de cette suffocation qui te menace. Rien à faire pour tes yeux plissés, déjà irrités.
Le vent souffle à tes oreilles, le sable se soulève de plus en plus, formant des vagues déferlantes. La situation est urgente, peut-être ne l’avais-tu pas réalisé jusqu’à présent, encore engourdi par ton voyage soudain. Par réflexe, tu te tournes vers là d’où tu venais quelques minutes plus tôt. Rien. La faille s’est refermée impitoyablement dans ton dos alors que tu observais pour la première fois ce qui se trouvait devant toi.
Tu n’aurais jamais pu imaginer qu’ils iraient jusque-là. Personne n’avait pu le prédire, sauf les esprits à l’origine de tout ça. Ces esprits aussi malades, voire plus, que le tien. Il fallait atteindre un sacré niveau de cruauté pour ne trouver rien à redire à envoyer un être ici. Pour ne serait-ce qu’envisager la possibilité de laisser à l’abandon une créature pensante dans ce monde hostile et stérile, pour l’y laisser pourrir.
Un test, avaient-ils dit. Pour en envoyer d’autres, bientôt. Tu es le Premier, après tout.
Tu te retiens de te frotter les yeux, de plus en plus douloureux, par réflexe. Ton bras peine à faire rempart aux assauts du sable, mais tu parviens à distinguer ce que tu n’avais jusqu’alors pas encore vu. Une grande structure terne s’érige à plusieurs centaines de mètres. Ce n’est pas le temps de se poser des questions. Il s’agit de ta seule option, il t’est impossible de rester là où tu te trouves, les bras ballants, seul devant ton sort.
Ignorant tes pas alourdis par le sol mouvant, tu te jettes en direction du bâtiment. Après avoir péniblement louvoyé entre des piliers métalliques qui semblent sortir du sol, tu trouves une porte. Il ne te faut qu’une poussée pour la débloquer. Tu t’engouffres dans l’abri gigantesque. Dans d’autres circonstances, tu aurais fait preuve de méfiance, malheureusement les éléments impitoyables ne te laissent pas le choix. Cette vie dangereuse qui a un jour été la tienne n’avait pas été de tout repos. Plus d’une fois, tu as vécu de très mauvaises expériences, celle-ci étant la dernière en date. Et probablement la dernière tout court.
D’un geste nerveux, tu refermes la porte derrière toi et la bloques avec ce qui te tombe sous la main, un morceau de métal rouillé qui t’écorche les paumes, te coupant enfin de tout ce sable. De cet enfer tourbillonnant. Il ne reste maintenant plus que le silence, pesant malgré le sifflement chaotique qui te parvient de l’extérieur. Ta respiration se libère enfin. Tes forces te quittent tout aussi subitement. Les jambes tremblantes, tu t’éloignes de la porte. Autour de toi règne une semi-obscurité mais tu n’as jamais eu peur du noir. Tes yeux blessés ne mettent que quelques secondes à s’adapter, profitant de quelques maigres ouvertures dans les murs métalliques et rouillés pour distinguer ce qui t’entoure.
N’ayant ni la force, ni le courage d’explorer les lieux, tu te laisses glisser à même le sol, pour reposer ton corps malmené et exténué. Mais tes yeux refusent de se fermer. Tu es encore trop secoué, malgré ton épuisement, pour te laisser aller à un sommeil réparateur. L’endroit te fait penser aux installations agricoles où ont dépéri tes parents, comme de nombreux autres parents, de ta petite lune d’origine. Avant que tout ne tombe définitivement à l’abandon, faute de moyens et de main-d'œuvre. Des inscriptions inconnues sur les murs attirent ton regard, mais n’attisent pas pour autant ta curiosité.
L’incompréhension t'envahit. Tu ne t’étais pas attendu à trouver quelque vestige d’activité dans cet endroit. À vrai dire, tu ne t’étais pas vraiment posé la question, tu n’en avais pas eu le temps, quand la sentence était tombée. Mais maintenant, tout fait sens. Ce ne serait pas une prison s’ils y envoyaient les gens comme toi pour y mourir instantanément. Tu réalises peu à peu ce qui t’est arrivé. Et puis tu te mets à pleurer. Longuement. Tes larmes apaisent, l’espace d’un instant, tes joues meurtries. Tu finis enfin par t’endormir.
C’est la peur tenace, mélangée à la faim et à la déshydratation, qui te réveillent en sursaut. Tu prends quelques secondes pour te souvenir des événements récents. Le cœur battant, au bord des lèvres, l’angoisse au ventre, tu parviens néanmoins à te remettre debout. Pour l’instant, c’est l’instinct de survie qui dicte tes actions. Trouver de l’eau. Mourir de déshydratation n’est pas une option, tu sens un élan faiblard de rébellion à cette pensée. Tu as déjà vu les ravages et la lente agonie de ce fléau beaucoup trop courant là d’où tu viens. Tu les aurais vécus si tu n’avais pas pris certaines décisions.
Ta rébellion se change rapidement en pessimisme. Tu es dans un désert. Même si la tempête semble s’être calmée, tu ne peux t’empêcher de penser aux maigres chances de trouver de quoi survivre ici. Un grognement de protestation sort de ta gorge sèche. Tu secoues la tête et te mets en marche, t’accrochant à ton plan : explorer les lieux, trouver de l’eau, de la nourriture, et puis … Et puis trouver un moyen de t’échapper d’ici ?
Tu sens tes maigres résolutions s’effriter à mesure que tu avances, explores. Le bâtiment se révèle beaucoup plus vaste que tu ne le pensais au début, découvrant des dizaines de couloirs, recoins et passages fracassés. Tu ne te sens pas perdu, mais l’absence de vie est insoutenable. La chaleur n’aide pas. La faim et la soif, de plus en plus envahissantes. Un escalier te mène à une salle souterraine qui devait autrefois contenir de la machinerie. Toujours rien. Tu entends ton cœur battre dans tes oreilles, ta gorge meurtrie se serre.
La chaleur finit par se dissiper légèrement, sûrement parce que tu es sous terre. Ou parce que la nuit vient de s’installer, impossible de dire, là où tu te trouves. Une nouvelle pensée t'envahit la tête, insidieuse. Tu ne connais pas le temps de rotation de cet endroit. Le temps s’embrouille dans ton esprit. Combien d’heures ont passées, durant lesquelles tu as dormi et erré ? Ou combien de jours ? Une sueur froide descend le long de ta colonne vertébrale. Tu sens tes pensées vaciller. Ta détermination te quitte. Tu ne veux plus explorer ces couloirs sinistres, exigus, ayant appartenu à une civilisation longtemps oubliée.
Et toujours pas d’eau. Une plainte rauque résonne autour de toi. Tu mets quelques secondes avant de réaliser qu’elle vient de toi. Ce bruit d’animal blessé t’effraie. Tu es seul. Ils t’ont abandonné, tous. Ils t’ont traité comme un monstre, mais ce sont eux, les êtres inhumains, au final. Eux qui devraient se retrouver ici. Pas toi.
Paniqué, tu sens la sueur glacée le long de tes vertèbres. Ce frisson douloureux sous ta peau. Tu perds le contrôle. Et tu fais la seule chose que ton esprit est en mesure de te dicter : fuir. Tu te réfugies alors dans les ombres, l’obscurité, qui est ta seule alliée. Tu sens sa fraîcheur sur ta peau brûlante alors que tu t’engouffres à l’intérieur, pour réapparaître une fraction de seconde plus tard dans un couloir que tu as déjà parcouru. Tu recommences. Tu réapparais dans la salle des machines. Encore une fois. Un couloir qui t’est inconnu, cette fois. Tu as envie de hurler. Tout est pareil, ici. Tu ne peux pas t’échapper. Les ombres t’engloutissent à nouveau. Tu pries pour qu’elles t’aident. Tu veux retrouver ton chez-toi. Tu t’effondres dans le sable, face contre terre, le corps tremblant sous l’effort et la panique.
Lorsque tu finis par lever la tête, tu réalises que tu te retrouves à nouveau là où la brèche t’a amené. Là où la sentence est devenue définitive. Tu serres les poings, écrasant les grains de sable contre tes paumes moites. Un hurlement sauvage sort de ta gorge, la blesse davantage. Tu as envie de vomir, de mourir. Ils t’ont laissé pour mort.
Sentant les grains de sable dans tes paumes, tu te mets à les frotter frénétiquement pour les enlever. Puis tes bras. Il y en a partout, s’incrustant dans ta peau, t’étouffant avec leur chaleur. Tu frottes, te grattes. Cette sensation t’horripile, tu n’arrives pas à détourner tes pensées. Tu ne t’entends plus hurler, ou gémir, ou peu importe les borborygmes que tu parviens à émettre à ce moment-là. Lorsque le sang se met à perler sur ta peau déchirée, tu figes, puis tu laisses tomber tes bras de chaque côté de ton corps, tétanisé. Un éclat, qui a toujours été là mais dont tu n’as pas daigné porter ton attention, te fait lever les yeux au ciel. La nuit a enveloppé le désert. Mais les étoiles, brillantes, éclairent les dunes, la structure, ton corps affaissé. Dans d’autres circonstances, tu aurais trouvé ce tableau figé dans le temps magnifique.
Un souffle plus qu’un soupir traverse ta gorge. Le sentiment d’abattement te fait plier les genoux. Tu plonges vers l’avant, t’enveloppes de l’obscurité pour te transporter à nouveau, ignorant tes bras en charpie et ton corps douloureux. Tu veux simplement t’abriter à nouveau à l’intérieur, dormir un peu, ou pour toujours, tu ne sais plus. Mauvais calcul, tu te retrouves ailleurs. Un embranchement que tu n’as pas eu le courage d’explorer. Déstabilisé, tu trébuches et t’écroules. Pas la force de jurer ou maudire qui que ce soit. Plus maintenant.
Un clapotis attire ton attention. Tu ne prends pas la peine de détailler les lieux. Tes yeux écarquillés s’habituent à nouveau à l’obscurité, en un claquement de doigts, don qui t’a toujours été utile, comme le reste. Frénétiquement, tu avances sur les mains et les genoux vers la source du bruit. De l’eau. Tu aurais pu hurler ta joie, mais tu ne veux pas perdre de temps. Buvant à même le sol, tu n’en as que faire de son aspect boueux et sale. Tu t’en inquièteras plus tard.
Un autre bruit te fait brusquement relever la tête. Tes yeux s’écarquillent. Ce vrombissement de l’air, créé par la déchirure de l’espace-temps. Abandonnant toute fatigue et toute douleur, tu bondis furieusement dans les ombres. Ton atterrissage est bancal, provoqué par ton élan rageur et le sable mou sous tes pieds, mais tu n’en as que faire. Tes yeux désespérés se posent sur la brèche. Tu n’as pas le temps de bouger qu’elle se referme, te laissant bouche bée. Pendant une seconde, elle était là. Ta porte de sortie.
Tu ne t’effondres pas. Tu aurais pu. Mais un mouvement avait attiré ton regard. Une masse sombre, non, deux, trois, quatre. Quatre silhouettes recroquevillées, débraillées. Victimes, comme toi, de Ceux d’en Haut, ceux qui se sont donné le droit de vie et de mort sur les gens. Sur vous cinq. Tes épaules s’affaissent.
Vous êtes maintenant seuls, ensemble.