Dans le chapitre précédent.
Lors de l’abordage du Morningstar, Aziraphale a découvert le secret de Crowley en lui sauvant la vie. Malheureusement blessé lors du sauvetage, il n’a pas osé aller voir le pirate pour se faire soigner les jours suivants et a fini par s'évanouir dans les bras d’Izzy…
* * *
Ed avait réussi à convaincre Stede de faire l’impasse sur sa séance de clavecin matinale au profit d’une séance d’essayage des différents vêtements qu’il avait troqués à Cuba. Nul n’aurait su dire qui, de Blackbeard ou de Crowley, en était le plus soulagé, mais Ed offrit un clin d'œil espiègle à son fils lorsque Stede disparut dans son vestiaire auxiliaire. Crowley, toujours enveloppé dans la robe de chambre fleurie de Blackbeard, s’appuya contre son épaule tandis que Stede commençait un défilé en règle, tout à sa joie d’exposer ses trouvailles. Ed avait croisé ses jambes sur la table basse et passé un bras autour de Crowley et pendant qu’il complimentait son partenaire, il remarqua avec satisfaction que son fils commençait à somnoler contre lui. En sécurité.
Crowley s’était toujours senti en sécurité auprès de Ed et Izzy. Il ne les avait pas rencontrés sous les meilleurs auspices, mais une fois que la confiance s’était installée entre eux, Ed avait rapidement et instinctivement endossé le rôle d’un père auprès de lui. Maladroit, surprotecteur et bourru, mais l’aimant d’une façon inconditionnelle ! Crowley ne se sentait d’ordinaire en sécurité qu’à bord du Revenge et pourtant, lors de cette nuit d’orage à La Havane, il s’était senti complètement serein et à l’abri dans les bras d’Aziraphale. L’angelot était différent. Différent de sa famille adoptive ; moins extravagant, moins démonstratif, moins volubile, moins pirate… Il était noble, timide, pudique, curieux, cultivé, intelligent... Beaucoup trop intelligent... Beaucoup trop noble. Lui n’était qu’un pirate sans la moindre éducation, qui s’était enfui de chez lui et avait honte de ce qu’il était. Comment un homme tel que l’angelot pourrait jamais s’intéresser à lui autrement que comme une nouvelle espèce à décrire et à dessiner dans ses carnets ? Il serait passionné par lui, certes, mais d’une passion qui n’aurait rien à voir avec du désir et encore moins avec de l’amour… Il ne serait jamais pour lui qu’un phénomène de foire, un sujet de curiosité, un animal…
Si tant est qu’il arrive à dépasser le stade de la peur et du dégoût !
Il resserra la robe de chambre de son père autour de lui, comme pour se cacher. Cacher son corps. Cacher sa nature. Aziraphale avait dû voir dans cette cale. Tout voir. Ed lui avait dit. Le naturaliste à l'œil avisé avait dû voir ses écailles, ses mains palmées, ses nageoires, sa queue… Peut-être même avait-il vu son ignoble marque ! Il avait déjà vu ses cicatrices et l’avait questionné à ce sujet.
S’il savait… Ce serait encore pire, si la chose était possible !
Tandis que Stede se retirait dans sa garde-robe à la recherche d’une nouvelle tenue, deux larmes s’échappèrent du coin de ses yeux clos. Il sentit Ed se redresser contre lui et un léger baiser se poser sur son front.
— Ça va, fils ? murmura la voix inquiète de Blackbeard à son oreille.
— Mhmm…
— T’as mal à tes jambes ?
— Mhmm…
— Il… Il va venir te voir, tu verras !
La voix d’Ed se voulait rassurante, mais c’était le matin du troisième jour depuis le naufrage du Morningstar et il n’était toujours pas venu. La veille, lorsque son regard s’était posé sur lui sur le pont, l’angelot s’était immobilisé, mais n’était pas venu à sa rencontre. Crowley lui avait alors souri. Il avait souri pour lui pardonner cette indélicatesse. Souri pour s’excuser. Souri pour dire au revoir à cet ami qui n’en serait jamais un et qui, il en était certain maintenant, ne serait jamais plus. Et dire qu’il avait pensé lui avouer son secret après ce funeste abordage… Il n’avait pas imaginé pareil scénario ! Il pensait lui parler de sa langue natale en préambule, puis il comptait sur la curiosité d’Aziraphale pour dévier sur le sujet de son identité… Tout ceci n’arriverait jamais à présent ! Crowley soupira, les yeux perdus dans le vague.
— Il a juste besoin de plus de temps, ajouta Ed avec compassion, en le serrant contre lui.
Le jeune pirate répondit par une moue dubitative, le regard triste. Sa main jouait machinalement avec la rangée de perles accrochées à ses cheveux qui pendait sur son épaule.
— Il… Il est si croyant, Ed…
— Ouais ben ça l’a jamais empêché de te reluquer !
Crowley soupira à nouveau, d’agacement, cette fois.
— Mais là, c’est différent… C’est pas qu’une question de… Je ne suis même pas humain, Ed !
Il s’était légèrement redressé et commençait à s’agiter. Il en avait assez de ce repos forcé, mais ses jambes le faisaient trop souffrir pour qu’il tente de faire les cent pas dans la cabine. Et puis Ed l’en empêcherait… Celui-ci le fixait, les sourcils froncés.
— Arrête tes conneries, t’es plus humain que la plupart des gens qui foulent cette putain de Terre !
— Je crois pas que ce soit légal dans sa Bible…
Il baissa la tête, faisant tintinnabuler les bijoux de ses cheveux. Ses yeux le piquaient furieusement, mais il se refusait à pleurer devant Ed. Il ne voulait plus pleurer devant Ed…
— Deux bonhommes ensemble, c’est pas recommandé non plus dans le bouquin, mais une fois de plus, il est capable d’en faire abstraction ! Il sait fermer les yeux quand il faut, il est pas complètement con !
Stede, qui était revenu de son dressing, les observait en silence. Ed lui jeta un regard un peu perdu, mais apparemment, le capitaine avait décidé qu’il ne s’en mêlerait pas, même s’il apportait un soutien muet à son compagnon.
— Il craint son Dieu…murmura doucement Crowley.
— Et pis quoi ? La belle affaire… Moi aussi, il me craint et pourtant il te tourne autour sous mes yeux ! Il est bien plus têtu que peureux, tu peux me croire !
Il remit son bras autour des épaules de Crowley et l’attira à nouveau contre lui. Le jeune homme ramena ses jambes contre son torse et enfouit son visage dans les pans de la robe de chambre de Ed en soupirant à nouveau.
— Une putain de tête de mule… continua Ed. Je pourrais lui briser les reins qu’il continuerait à ramper autour de toi !
Crowley eut un petit sourire triste.
— Avant, peut-être… répondit-il, pensif.
Ed le serra un peu plus fort. Sa voix commençait à trembler.
— Tu lui plais et pis c’est tout, arrête de te torturer ! C’est un homme instruit, pas le genre à faire la chasse aux sorcières ! Il t’a sauvé la vie je te rappelle, alors qu’il…Il hésita, puis renifla. Il aurait pu remonter sur le Revenge ; s'il m’avait écouté, il se serait mis à l’abri et toi tu serais mort écrasé au fond de cette cale et on aurait jamais retrouvé ton corps, putain !
Crowley, sentant le bras de Blackbeard trembler contre lui, redressa vivement la tête. Il tapota doucement sa main :
— C’est pas ta faute ! La poutre s’est écroulée sur moi, j’ai pas été assez prudent…
Ed allait répondre lorsque la porte de la coursive s’ouvrit à la volée sur Izzy et Black Pete. Le visage livide, ils supportaient tous deux le corps inanimé d’Aziraphale, ayant passé chacun de ses bras autour de leurs épaules, laissant ses bottes traîner mollement sur le plancher.
— De la place ! Il me faut de la place ! cria le second, en s’engouffrant dans la cabine d’un pas mal assuré sur sa jambe de bois.
Pete trébuchait à sa suite, alors qu’il tentait tant bien que mal de raffermir sa prise autour de la taille du marin évanoui.
— Putain ! sursauta Blackbeard. Sur le lit ! Fous-le sur le lit ! STEDE ! appela-il, en se levant d’un bond.
— Qu’est-ce qu’il a ? QU’EST-CE QU’IL A ? hurla Crowley, hagard.
— Bouge-pas de là, toi, je gère ! lui répondit Ed, en aidant Izzy et Pete à installer Aziraphale sur le lit.
Stede, qui s’était à nouveau éclipsé un peu plus tôt, voulant laisser un peu d’espace à Ed et Crowley, sortit en trombe de son vestiaire auxiliaire, en sous-vêtements, et glissa sur le parquet avec ses bas de soie :
— Qu’est-ce que… Aziraphale ! Izzy, que s’est-il passé ? Il est brûlant ! s’inquiéta-t-il, en s’approchant du lit pour poser une main sur le front du naturaliste.
Essoufflé d’avoir dû transporter le marin sur la moitié du bateau, Izzy reprit sa respiration avant de répondre :
— Je crois savoir… Ce crétin est pas venu voir Crowley pour sa blessure ? demanda-t-il, en se tournant vers Crowley.
— Quelle blessure ? s’enquit Crowley, qui s’était levé pour les rejoindre, le cœur au bord des lèvres.
Il boitait sévèrement depuis l’accident, aussi Blackbeard le fusilla du regard :
— Je t’ai dit de rester là-bas bordel de Dieu !
Tandis qu’Ed et Izzy s’écartaient, Crowley approcha d’un pas mal assuré du lit et se laissa tomber sur le bord. Il toucha d’une main fébrile les joues et le front d’Aziraphale, écartant les mèches de cheveux collées sur son visage :
— Il tremble et il est en sueur ! Montre-moi cette blessure ! demanda-t-il, en tournant son visage vers le second.
— Je vais chercher Roach ! rétorqua Blackbeard, en quittant la cabine à grands-pas.
Crowley recula sur le lit, alors que les trois autres marins approchaient.
— Il faut le tourner, c’est dans son dos, expliqua Izzy, en remuant le corps brûlant d’Aziraphale avec l’aide de Stede et Black Pete.
Ils calèrent Aziraphale sur le côté gauche contre les traversins du lit, puis Stede déchira le dos de sa chemise, découvrant un bandage souillé, à l’odeur inquiétante. L’instant d’ôter le pansement, Ed était de retour avec Roach et sa caisse à outils.
— Les points ont dû encore sauter… présuma Roach d’un air inquiet. Je vais lui en refaire !
— C’est ta gueule que je vais suturer ! s’emporta Ed, en le chopant par le col en levant son poing, l’air menaçant.
Roach couina légèrement, se recroquevillant sur lui-même, mais Stede vint poser sa main sur l’épaule de son amant.
— Ed ! Tu n’aides pas là ! le reprit-il.
Ed lâcha Roach, qui frotta machinalement son cou légèrement rougi, jetant un regard inquiet sur le co-capitaine un peu trop sanguin.
— La blessure est infectée, reprit Stede. Il faut la nettoyer et faire tomber cette fièvre. Pete, va faire bouillir de l’eau douce !
Le marin quitta précipitamment la cabine, alors que Roach s’affairait à fouiller dans sa caisse.
— Faut lui faire une saignée et un lavement ! s’exclama-t-il.
Ed rattrapa son col d’une main ferme.
— C’est toi que je vais saigner !
— Ed ! crièrent de concert Stede, Izzy et Crowley.
Ed lâcha Roach en grommelant.
— Je sais ce qu’il lui faut ! Il faut que j’aille chercher de la sargasse et de la dulse ! poursuivit Crowley, en essayant de se lever.
— Aller chercher des algues ? Dans cet état ? T’as rêvé, toi ! s’exclama Ed, en posant une main sur son épaule pour l’empêcher de se lever.
— Ed, il faut que j’y aille ! insista Crowley, en se tortillant sur le lit, ses mains cramponnées autour du poignet de Blackbeard.
— T’es même pas en état de te lever, fils, alors nager… Tu vas nulle part !
— Ed !
— Putain, m’oblige pas à t’attacher, fils ! On va le soigner avec ce qu’on a à bord pour le moment ! le menaça Blackbeard, en pointant son doigt vers lui.
Crowley se tut, le défiant du regard.
— Roach, attrappe une bouteille d’alcool dans mon secrétaire ! ordonna Stede. Ed, va chercher des linges propres, s’il te plait ! Ramène-les avec l’eau que Pete prépare. Crowley…
Il posa doucement sa main sur l’épaule du jeune homme.
— Tu devrais aller t’asseoir sur le sofa, j’ai bien peur qu'Ed n'ait raison, tu n’es pas en état… ajouta-t-il avec précaution.
Malgré les protestations de Crowley, Ed se pencha sur lui pour l’aider à se relever et l’entraîner vers le canapé. Crowley s’agrippa désespérément à la couverture, se tortillant alors que Ed le portait à moitié dans ses bras.
— Non ! Je t’en prie, Ed, laisse-moi !
— Certainement pas ! grogna Ed, manquant de se prendre un coup accidentel dans le nez.
— Non, laisse-moi… Laisse-moi m’asseoir à côté de lui, je peux vous aider ! répondit Crowley, en continuant à se débattre de toutes ses forces.
— Putain, je vais t’attacher à ce putain de canapé, fils ! gronda Blackbeard.
— Laisse-moi au moins lui parler pendant que vous le soignez !
— Crowley…
— Je t’en prie, Ed ! supplia le pirate.
Il fixa Ed, alors que cette fois, les larmes coulaient vraiment de ses yeux. Ed sembla hésiter.
— Ed, laisse-le s’asseoir sur le lit ! intervint soudainement Stede d’une voix ferme.
— Mais, amour… commença à protester Ed.
— Putain, mais laisse-le s’asseoir sur le lit, bordel ! cria Izzy, déjà occupé à drainer le pus de la blessure d’Aziraphale avec la pointe de son couteau. Tu nous emmerdes !
Crowley jeta un regard reconnaissant à Stede et Izzy avant de fixer Blackbeard d’un regard hargneux. Le co-capitaine finit par le lâcher et lever ses bras, paumes en avant :
— Ok, ok… Tu restes assis et tu lui parles et c’est tout !
Crowley repartit en boitant vers le coin chambre et faillit tomber, mais Ed le rattrapa et l’aida à s’asseoir sur le lit, derrière Aziraphale, avant de sortir de la cabine en grommelant. Crowley s’installa en tailleur face au visage livide, trempé de sueur, et se pencha pour lui murmurer des paroles rassurantes à l’oreille tandis que Stede et Izzy s’employèrent à retirer la chemise en lambeaux, afin d’avoir un meilleur accès à la plaie. Dans son coin, muet et contrit, Roach désinfectait consciencieusement son matériel avec la bouteille de rhum qu’on lui avait donné afin de refaire la suture proprement. Ed revint vite, les bras chargés de linges propres alors que Black Pete le suivait avec son eau chaude, et après le départ de celui-ci, ils commencèrent à nettoyer, recoudre et panser à nouveau la plaie. Crowley étouffa sa propre douleur pour demeurer les jambes croisées tout le temps nécessaire aux soins et caressa plusieurs fois, d’une main tremblante, les mèches blondes de l’Anglais, collées sur son front, sous le regard inquiet de Stede et Izzy.
Aziraphale ne reprit pas conscience, mais gémit de temps en temps en marmonnant des paroles inintelligibles. Une fois la plaie correctement drainée, désinfectée et pansée, une bonne heure plus tard, Stede se redressa, épuisé :
— Maintenant, il faut faire tomber la fièvre, sinon…
Il ne termina pas sa phrase, mais après un rapide coup d'œil à Crowley, il fixa Ed d’un air entendu.
— Faut le déshabiller… Je m’en occupe ! ajouta précipitamment Ed, en fixant Crowley, alors que celui-ci se redressait pour s’en charger.
— Roach, il nous faut de l’eau bien fraîche, s’il te plait ! Et encore des linges ! ordonna Stede.
— Je vais l’aider ! ajouta Izzy, en emboîtant le pas du Coq.
Une fois le second et Roach sortis de la cabine, un silence crispé s’installa dans l’espace chambre pendant que Ed et Stede ôtaient le reste des vêtements d’Aziraphale, ne lui laissant que son caleçon en coton, qu’ils remontèrent le plus possible sur ses cuisses charnues. Roach et Izzy revinrent les mains pleines, accompagnés par un Muriel mutique et blafard, qui se recroquevilla par-terre, à la tête de son frère, posant doucement sa main sur son épaule pour prier silencieusement. Stede effleura doucement les boucles noires du jeune garçon, essayant de lui promettre que tout irait bien. Celui-ci hocha doucement la tête, mais ne répondit pas. Tout l’après-midi, les pirates se succédèrent dans un silence de plomb, pour appliquer sur le corps brûlant d’Aziraphale des linges imbibés d’eau fraîche. En fin de soirée, ils profitèrent de ce qu’il ouvrit un œil pour le faire boire avant qu’il ne retombe dans l'inconscience.
Muriel pleura toutes les larmes de son corps en constatant que la fièvre de son frère ne baissait pas et Izzy s’approcha pour l’escorter jusqu’à la cuisine, afin de s’assurer qu’il mange et se repose, lui promettant de l’alerter si l’état d’Aziraphale venait à changer dans la nuit. Sous le regard impuissant de Crowley, Muriel embrassa Aziraphale avant de le fixer d’un regard désemparé qui lui fendit le coeur :
— Je te le confie, Crowley ! articula-t-il avec peine, en se redressant.
— Muriel, je… bégaya Crowley d’une voix étranglée, avant de s’interrompre, les yeux remplis de larmes.
Muriel se pencha alors par-dessus le corps de son frère pour poser un baiser sur la joue du pirate :
— Si Aziraphale doit nous quitter cette nuit, c’est ton image et le son de ta voix qu’il emportera avec lui comme dernier souvenir et je suis certain qu’il ne voudrait pas qu’il en soit autrement ! lui dit-il, un pâle sourire éclairant un instant son jeune visage tourmenté.
Crowley détourna les yeux tandis qu’Izzy passait un bras autour des épaules de Muriel pour le conduire jusqu’à la coursive :
— Allez viens, p’tit gars ! C’est un battant ! Il a survécu à une tempête et à un naufrage alors c’est pas une putain de fièvre qui va l’emporter !
Après avoir installé Aziraphale sur des draps propres, Ed et Stede s’assirent sur le sofa pour manger sans conviction le bouillon et les tartines, pour une fois préparés par Frenchie. Crowley refusa de les rejoindre malgré les conseils, puis les menaces de Blackbeard. Stede réussit finalement à lui faire avaler un bol de bouillon, dans lequel il ajouta discrètement des petits morceaux de pain. Izzy était resté manger avec Muriel et après l’avoir raccompagné jusqu’à sa cabine, où l’attendait Jim, Olu et Archie, il regagna celle des capitaines. Autour d’un thé et d’une bouteille de rhum, il fut convenu d’un tour de garde pour veiller Aziraphale jusqu’au matin, car bien qu'aucun des pirates ne souhaitait vraiment dormir, ils étaient tous épuisés par les soins qu’ils avaient prodigués sans relâche toute la journée ! Un hamac fut suspendu dans le vestiaire auxiliaire, un autre devant la bibliothèque et le sofa fut agrémenté de couvertures pour servir de lit d’appoint.
Pendant que Stede et Ed se prenaient dans les bras dans le vestiaire, avant d’aller se coucher pour quelques heures, le second s’approcha de l’espace chambre en tirant une chaise avec lui. Il s’assit à la tête d’Aziraphale avant de sortir de sa poche un morceau de bois et de tirer son couteau de son étui. Il grimaça légèrement aux odeurs d’alcool et de sueur, mélangées à celles des fluides qui s’écoulaient du pansement, qui flottaient dans l’air, tandis qu’il commençait à sculpter grossièrement son bout de bois.
— Tu dors pas, gamin ? finit-il par demander à Crowley, qu’il voyait se tortiller à côté Aziraphale, contre les fenêtres aux rideaux fermés.
Dans la semi-pénombre des lampes à huile, les yeux fatigués de Crowley brillèrent légèrement en se posant sur le second. Ce détail avait toujours émerveillé Izzy, même s’il le mettait parfois mal à l’aise, surtout au début, quand Crowley, encore jeune et timide, rodait silencieusement dans les coins sombres du navire qu’il avait choisi de rejoindre. Combien de fois avait-il sursauté, quand, au détour d’un baril de poudre entreposé dans la cale, il était tombé sur deux yeux jaunes qui le fixaient dans le noir, au bout de la pièce ?
— Faut pas que je dorme !
— Et pourquoi ça ? Le bout de sa langue sortit de sa bouche, alors qu’il s’appliquait à tailler un détail compliqué dans son bout de bois.
— Si… Si jamais… C’est ma faute, Izzy ! marmonna Crowley, en se redressant sur un coude.
Izzy soupira et fixa Crowley, se penchant légèrement en avant pour être sûr d’avoir toute son attention.
— Je suis trop crevé pour écouter des conneries pareilles alors ce qu’on va faire, c’est que tu vas la fermer et m’écouter, gamin ! On aurait jamais dû te laisser tout seul dans la cale !
Crowley haussa les épaules d’un air désinvolte.
— J’ai déjà fouillé des centaines de cales tout seul et…
— Mais pas sur des navires en train de couler ! le coupa Izzy. C’était une erreur de jugement de notre part et puis c’est tout !
— Mais Aziraphale…
— Aziraphale est venu te chercher de son plein gré et malgré l’ordre formel qui lui avait été donné de retourner à bord du Revenge ! l’interrompit à nouveau le second. Sur un navire lambda, ça lui aurait valu une vingtaine de coups de fouet et je suis certain que ça ne l’aurait pas empêché d’agir à l’identique, cette tête de mule !
Baissant la tête, Crowley suivit un instant du bout des doigts la discrète broderie qui longeait le bord du drap. Ses lèvres tremblaient alors que ses yeux se voilaient de larmes.
— Pourquoi il a fait ça ? demanda-t-il rageusement, essuyant rapidement le coin de ses paupières d’un geste vif.
— Tu le sais très bien, gamin ! Tout le monde le sait et je crois que tu l’as compris depuis longtemps…
Crowley se redressa pour s’asseoir en tailleur et prit sa tête entre ses mains, ses longs cheveux dissimulant entièrement son visage au regard perçant du second, qui finit par reporter son attention sur son morceau de bois. De longues minutes s’écoulèrent dans un silence rompu uniquement par le bruit du couteau d’Izzy, qui râpait le bois tendre, et les gémissements épisodiques d’Aziraphale.
— Comment ça, tout le monde ? demanda enfin Crowley, alors que, à nouveau, seul le reflet luisant de ses yeux se distinguait entre ses mèches.
Il plissait les paupières, fixant le second d’un air méfiant. Izzy ricana en approchant la lanterne de sa chaise, pour mieux éclairer sa sculpture :
— Pourquoi tu crois qu’Ed est collé à ton cul depuis des semaines ? Qu’il est au bord de la crise de nerfs chaque fois qu’il vous trouve tous les deux ? Même Tracy vous a cramés tout de suite à la Havane… Quant à l’équipage, il n’arrête pas de faire des paris sur votre premier baiser ! Lucius en a même lancé un sur votre première fois et un autre sur votre première pipe et…
— C'est bon, c’est bon ! J’ai saisi ! le coupa Crowley, en se cachant un peu plus derrière le rideau auburn de ses cheveux.
— Même Muriel a parié sa part du butin ! rigola Izzy.
Crowley sursauta :
— Mur…? Raaah…
Il se renfrogna et reposa la tête entre ses bras.
— Il va tout perdre… C’était pas malin !
— Pourquoi ça ? demanda Izzy, en redressant son visage.
Les épaules de Crowley se soulevèrent presque imperceptiblement, il sembla hésiter un moment, puis répondit :
— Quel que soit… “L’intérêt” qu’il ait pu me porter, maintenant c’est foutu…
— Pourquoi ça ? répéta le second, imperturbable, en examinant son ébauche de sculpture.
Crowley passa rageusement une main dans ses cheveux pour les dégager de son visage aux traits fatigués. Sa bouche se tordait alors qu’il semblait chercher ses mots :
— Oh, mais tu le sais très bien, Izz’ !
— Non, explique !
— Je suis… Je suis une sirène ! Une putain de sirène !
— Oh tu sais… répondit Izzy en soufflant sur sa sculpture pour chasser les copeaux. Aziraphale, c’est le genre à aimer son prochain ! Si j’étais toi je me ferais pas trop de soucis à ce propos…
— Mais…
— Dors, gamin ! Toi aussi, t’as besoin de récupérer, le coupa Izzy.
Crowley observa un moment le visage aux sourcils froncés d’Aziraphale. Attrapant le baquet d’eau fraîche posé près de lui sur le lit, il épongea un moment la fine pellicule de sueur qui recouvrait son visage. Le malade frissonna soudainement et quelques mots inintelligibles s'échappèrent de ses lèvres entrouvertes.
— Je peux pas, il faut… finit par répondre Crowley, ramenant les mèches blondes en arrière d’un geste tendre.
Il s’ébroua soudainement, comme s’il se souvenait tout à coup de quelque chose d’important.
— Il faudrait que j’aille dans ma cabine, j’ai un truc à faire !
— Si tu parles de ton piaf, je m’en suis occupé…
— Hein ? s’exclama Crowley, ébahi, relevant brusquement les yeux sur Izzy.
— Ta mouette ! Je l’ai vue ce matin quand je suis allé chercher Aziraphale ! Je me doutais que tu préparais quelque chose depuis des semaines, gamin, je te connais… répondit Izzy en souriant.
— C’est… C’est un cadeau pour Buttons… expliqua Crowley, gêné. J'ai pas fini de la dresser !
— Je me doute… En tout cas elle a de l’eau et de la nourriture en quantité, t’inquiète pas ! Et je retournerai la voir demain et les jours suivants ! Le temps qu’il faudra pour que tu ailles mieux. Et lui aussi, ajouta-t-il en faisant un vague geste vers Aziraphale. Maintenant dors ou je t'assomme !
Epuisé, Crowley n’insista pas et s’allongea contre le corps trop chaud d’Aziraphale. Discrètement, il attrapa sa main inerte et entrelaça doucement leurs doigts.
— Accroche-toi, l’angelot… lui murmura-t-il à l’oreille, avant de sombrer dans le sommeil sous l'œil attentif du second.
* * *
Crowley ne se réveilla qu’une fois le soleil haut dans le ciel. Lorsqu’il ouvrit les yeux, ils se posèrent tout d’abord sur l’étagère triangulaire fixée au mur, en face de la tête de lit. Un élégant poisson-volant, sculpté dans un morceau de bois flotté, avait été déposé là par Izzy, à l’attention d’Aziraphale. Un sourire aux lèvres, il tourna ensuite sa tête sur sa droite et découvrit le visage soucieux de Stede, accroupi et occupé à rafraîchir le visage brûlant du naturaliste avec un linge humide. Le capitaine, concentré sur sa tâche, ne remarqua pas tout de suite que Crowley s’était réveillé et continua à parler à voix basse :
— Aziraphale, mon garçon, tu dois lutter !
L’Anglais remua dans son sommeil et marmonna des paroles confuses, à peine audibles.
— La fièvre va t’emporter, mon garçon, je t’en prie, bats-toi ! Muriel est à court de prières et je n’en connais pas assez moi-même… Ed est tellement inquiet qu’il a pris de la rhinocorne et a eu des hallucinations toute la nuit ; il y a longtemps que je ne l'avais pas vu aussi mal… Et Crowley ! Il va mourir de chagrin si tu nous quittes, mon petit ! C’est un homme bon… Je suis sûr que tu n’as que faire qu’il soit une sirène, contrairement à ce qu’il doit penser ! Vous êtes aussi têtus et bienveillants l’un que l’autre. D’aucuns diraient que vous êtes destinés l’un à l’autre…
— Ahem… se manifesta Crowley, en se redressant sur un coude.
Stede se redressa brusquement et fixa Crowley d’un air gêné.
— Oh… Bonjour, Crowley ! J'espère ne pas t’avoir réveillé… Il paraît que les, hum… Les comateux entendent ce qu’on leur dit…
— Pensez-vous que ce soit vrai ? demanda Crowley, en regardant le visage pâle d’Aziraphale, aux traits déformés par une grimace d’inconfort.
— J’en suis certain ! Son esprit est à l’écoute quelque part, tandis que son corps se bat… Je vais aller chercher de l’eau fraîche maintenant que tu es réveillé, je reviens !
— Merci… Merci de vous occuper de lui avec autant de soin… bredouilla Crowley, avec reconnaissance.
— J’en ferais autant avec n’importe lequel de mes matelots ! Même si je dois avouer qu’Aziraphale occupe une place importante dans mon cœur depuis qu’il nous a rejoins… ajouta Stede avec émotion, en se levant.
Il posa une main dans les boucles blondes de l’Anglais et Aziraphale, malgré ses yeux clos, marmonna d’une voix faible :
— Père… Je vous en prie… Pardonnez-moi…
— Chut… Je suis là, mon garçon… Tu n’as rien à te faire pardonner, Aziraphale ! Continue de te battre et reste auprès des tiens…
Le capitaine se pencha pour poser un baiser dans ses cheveux avant d’adresser un signe de tête encourageant à Crowley et de se diriger vers la coursive avec son baquet.
Crowley regarda un nouveau Aziraphale, puis se pencha à son oreille, lui parlant d’une voix pressante :
— Si tu m’entends, je t’en prie ne meurs pas ! T’as un foutu bouquin à terminer, t’as encore plein de trucs à écrire et à dessiner et… J’ai encore plein de trucs à te montrer et…T’as pas encore rempli toutes les pages du livre de ta vie, l’angelot ! Reste… Ngk…
Il se redressa soudainement et détacha l’un de ses bracelets de son poignet, celui qu’Aziraphale avait ramassé sur la dunette à son arrivée sur le Revenge. Il le passa délicatement à son poignet et, serrant sa main, l’amena tendrement à son visage, frottant doucement le dos de ses doigts contre son menton.
— Reste près de moi… supplia-t-il, en posant un baiser sur le dos de la main d’Aziraphale, avant de la reposer tendrement.
* * *
En début d’après-midi, les capitaines partagèrent un repas frugal dans la cabine, en surveillant du coin de l'œil Crowley, qui changeait les linges mouillés d’eau fraîche recouvrant le corps agité de tremblements d’Aziraphale. Stede finit par poser sa main sur celle d’Ed, occupé à triturer ses aliments plus qu’à les ingérer. Il se pencha discrètement vers lui :
— Sa fièvre ne baisse pas, Ed… dit-il à voix basse, le visage soucieux.
— Je sais, amour… Une lueur sembla traverser son regard un bref instant. On devrait peut-être lui faire prendre de la rhinocorne !
— Ed… La rhinocorne n’a aucune vertu, Crowley te l’a déjà dit ! répondit Stede en soupirant. Il… Il va falloir que tu lui parles…
— A Aziraphale ? J’arrête pas de lui dire de ne pas mourir si il veut pas que je le tue ! se défendit Blackbeard, contrit.
Stede serra plus fort la main de Ed, le secouant légèrement.
— Je parle de Crowley ! Il faut… Il faut qu’il se prépare au pire, Ed… Si la fièvre ne baisse pas dans la journée, Aziraphale va…
— Pour que la fièvre baisse, il faut traiter son infection ! le coupa Crowley, en se levant brusquement du lit pour se diriger vers les capitaines d’un pas mal assuré, s’appuyant sur le mobilier de la pièce.
Il avait troqué la robe de chambre d’Ed pour sa chemise et son pantalon noir habituels et semblait animé d’une nouvelle énergie. Celle du désespoir. Il vint se planter devant la table, contre laquelle il s’appuya, ses longs cheveux en bataille tombant sur ses épaules, encore plus frêles depuis qu’il avait arrêté de manger.
— C’est son infection qu’il faut soigner ! répéta-t-il, en regardant Blackbeard.
Ed le toisa d’un air sévère. Même en restant assis, son autorité et sa présence naturelle semblaient envahir la pièce.
— Si tu me demandes ma permission d’aller chercher des algues, je ne te la donne pas !
Stede recula un peu dans son fauteuil, mais Crowley lui tint tête, le défiant du regard.
— J’avais compris, merci ! répondit Crowley, acerbe. Peut-être pourrions-nous faire escale dans un grand port ? Mon Capitaine ? demanda-t-il, en se tournant vers Stede.
Stede se secoua et réfléchit quelques secondes.
— Hum… J’y ai pensé, mais nous nous sommes trop éloignés des côtes, je le crains. Le temps de faire demi-tour, il sera… Il sera sans doute trop tard… Je suis désolé, Crowley ! Nous allons… Nous allons continuer d’essayer de faire baisser sa fièvre… proposa Stede.
— SA PUTAIN DE FIEVRE NE BAISSERA PAS TANT QUE L’INFECTION NE SERA PAS CONTROLEE ! s’emporta Crowley, en frappant la table du plat de ses mains, faisant sursauter Stede.
— BAISSE D’UN TON, P’TIT MERDEUX ! s'énerva à son tour Ed, en se levant brusquement.
— C’est inutile, Ed… tenta d’intervenir Stede.
Après avoir fusillé Ed du regard, Crowley se tourna vers Stede et s’inclina :
— Pardonnez-moi, mon Capitaine !
Stede lui adressa un petit sourire crispé et un vague mouvement de la main pour dissiper le malaise, avant que Crowley ne se dirige, en boitant rageusement, vers la coursive.
— Où vas-tu ? l’interpella Blackbeard.
Crowley ne se retourna pas, alors qu’il continuait d’avancer vers la porte.
— Dans ma cabine, ça te pose un problème ? lui répondit-il, à fleur de peau.
— N’OUBLIE PAS À QUI TU T’ADRESSES !
— J’OUBLIE PAS QUE JE M’ADRESSE A MON PUTAIN DE CONTROL FREAK DE PERE, T’EN FAIS PAS ! hurla Crowley, avant de claquer la porte derrière lui.
Ed fit un pas en direction de la coursive, mais Stede l’arrêta en saisissant son poignet.
— T’as vu comment il me parle ? se défendit Blackbeard.
— Laisse-lui un peu d’espace, Ed, la situation n’est pas facile pour lui…
D’un geste brusque, il dégagea son poignet des doigts de Stede.
— Ah, parce que tu prends son parti ? s’agaça Ed, en croisant ses bras sur sa poitrine.
Stede leva les yeux au ciel.
— Ce n’est plus un gamin, Ed, et j’admets que parfois, tu es un peu, euh… Envahissant !
Blackbeard bomba le torse.
— C’est toujours mon matelot, et je suis son capitaine !
— Ce qui ne te donne pas tout pouvoir sur lui et encore moins sur ce qu’il ressent, Ed ! répondit fermement Stede. Il aime cet homme, que ça te plaise ou non ! Et il se sent coupable de ce qui lui est arrivé… Mets-toi à sa place ! C’est le Docteur de ce navire et il n’est pas en état de soigner celui qu’il aime…
— Je sais qu’il… Il est très bien pour lui, ce petit latiniste… soupira Ed, en regardant Aziraphale. C’est juste… C’est… Je veux pas que Crowley souffre…
— Ed… Malheureusement, Crowley souffre déjà… On ne peut pas toujours éviter la souffrance à ceux qu’on aime… rétorqua Stede, en l’observant longuement, avant de s’avancer vers lui pour déposer un chaste baiser sur ses lèvres.
— Je vais aller les chercher moi, ses putains de plantes ! répondit Ed en s’attachant les cheveux, après avoir rendu son baiser à Stede.
— Tu ne peux pas nager aussi profond, alors arrête un peu de dire n’importe quoi et aide-moi plutôt à rafraîchir Aziraphale ! Ses linges doivent déjà être chauds… Si tu veux aider ton fils, c’est la meilleure chose à faire !
Ils se dirigèrent main dans la main jusqu’au chevet d’Aziraphale et commencèrent à retirer en silence tous les linges disposés sur son corps. Ils les firent tremper dans la bassine, les essorèrent et les replacèrent un à un sur le corps brûlant, mais néanmoins couvert de frissons du jeune Anglais. Stede finit par s’accroupir à sa tête et passer tendrement un linge sur son front tandis qu’Aziraphale bredouillait des paroles incompréhensibles.
Ed remarqua alors que Stede pleurait silencieusement et s’accroupit à ses côtés. Il l’attira ensuite dans son étreinte et le serra contre lui :
— Ça va aller, amour… Ça va aller… Son Dieu va le protéger, c’est le moins qu’il puisse faire après toutes les prières que lui adresse cet abruti ! Il va bien lui envoyer un ange gardien ou je sais pas quoi…
* * *
L’air était saturé d’humidité lorsque Crowley sortit de la coursive, le souffle court. Il referma la porte silencieusement derrière lui et s’assit un moment sur les marches menant à la dunette. Il frotta machinalement ses chevilles blessées, encore légèrement gonflées et d’une vilaine couleur bleuâtre, tout en observant distraitement le ciel nébuleux, alors que le vent balayait ses longues mèches en faisant tinter ses bijoux. Des nuages épais et sombres s’amoncellaient au-dessus de la mer, annonciateurs de pluie.
Comment pouvait-on penser qu’un Dieu de miséricorde pouvait bien vivre là-haut ? Parmi le froid, la pluie, les éclairs et ces nuages noirs, si menaçants… Dans les étoiles, à la rigueur… Elles étaient si belles, si brillantes, si inaccessibles… Elles qui guidaient les marins depuis la nuit des temps ! Crowley avait toujours été fasciné par les étoiles. Invisibles depuis les fonds marins, elles étaient une des raisons qui l’avaient poussé à rejoindre la surface.
“Les étoiles, c’est rien qu’un joli papier peint pour humains ! Il y a tellement plus de beautés dans les abysses”, n’avait cessé de lui répéter Bee en remarquant son attraction croissante pour la terre. Iel avait raison, les océans regorgeaient de merveilles, mais aucune n’égalait la beauté des étoiles aux yeux de Crowley.
Pour le moment, elles étaient invisibles, tout comme ce Dieu qu’Aziraphale vénérait tant ! Un Dieu absent, silencieux et ingrat. Aziraphale avait souffert, ça s’était sûr. Crowley l’avait vu de ses yeux. Il avait vu les marques sur sa peau, similaires aux siennes. Mais lui-même avait renié son propre Dieu, alors qu’Aziraphale n’avait jamais cessé de prier le sien et d’implorer son pardon… Pourtant ce Dieu s’acharnait après lui, se jouait de lui. Et voulait maintenant le récupérer ! Achever sa vie sur Terre pour pouvoir l’avoir à son service pour l’éternité. Mais la place d’Aziraphale n’était pas aux pieds de ce Dieu à l’amour stérile. Sa place était ici, sur le Revenge. Auprès de celui qui l’aimait vraiment et était prêt à le vénérer lui.
Face à Crowley, éparpillé sur le pont principal et le gaillard d’avant, l’équipage s’occupait pour tromper l’angoisse. Muriel était parmi eux, à lover des cordages, le regard dans le vide. Il ne souriait plus. Soudain Crowley se leva. Pendant que son père évoquait l’idée d’un ange gardien descendant du ciel, il se décida à rejoindre les profondeurs. Car c'était dans les ténèbres des fonds marins que se trouvait le salut d’Aziraphale ! Une rafale de vent fit se relever les visages des pirates, qui se tournèrent tout à coup vers Crowley, qui s’avançait silencieusement en boitillant sur le pont principal. Soudainement, les nuages se trouèrent et un rai de lumière l’illumina brusquement, se réverbérant dans ses bijoux de cheveux qui se mirent à scintiller, nimbant son visage farouche d’une lumière chaude, presque aveuglante. Il marchait d’un pas pressé, ignorant sa douleur, et traversa le pont en s'effeuillant rageusement. Tout en se dirigeant vers le bastingage, il se dépouilla de sa chemise, qu’il envoya s’échouer, au hasard du vent, sur un râtelier. Sans s'arrêter, il détacha ensuite son pantalon et, sous le regard abasourdi de Muriel, le laissa glisser, dans un mouvement fluide, à ses pieds. Imperturbable, il enjamba ses culottes et poursuivit son chemin dans le plus simple appareil. Seul un petit couteau, accroché à son mollet droit par un mince holster en cuir brun, habillait désormais son corps longiligne, dont l’ombre se dessinait sur le parquet.
Le rayon de soleil était toujours braqué sur lui, éclairant chacune des tâches de rousseur recouvrant ses courbes graciles, aux muscles tendus. Sous le regard médusé de Muriel, qui l’observait au travers des doigts de la main que Jim avait brusquement plaqués sur son visage, Crowley grimpa agilement sur le bastingage. Il resta un instant debout sur le parapet, exposant la fine toison de son corps aux vents marins, qui firent s’épanouir sur sa peau délicate une chair de poule qui redressa chacun de ses poils. Pendant qu’il observait la surface agitée de la mer, le bruit d’un claquement de porte lui fit brusquement tourner son visage en direction de la cabine des capitaines.
Ed s’avançait déjà en courant, remontant la piste laissée par les vêtements abandonnés ça et là par Crowley. Il s'immobilisa à quelques mètres de lui en tendant ses mains, paumes en avant, dans un geste appelant à l’apaisement. Craignant le pire à la vue de l’attitude désespérée de Blackbeard, le cœur de Crowley se serra dans sa poitrine.
— Qu’est-ce qu’il y a ? gronda-t-il.
Ed fit un pas hésitant vers lui, ne voulant pas que Crowley se sente menacé par un geste trop brusque.
— Descends de là, fils, tu n’es pas en état… répondit–il, d’une voix étonnamment douce.
Crowley fit non de la tête, le visage impassible.
— Je vais juste chercher des algues et je reviens ! Mes blessures n’empêcheront pas ma transformation ; j’ai fait ça des milliers de fois, de quoi as-tu peur ?
— Tu as mal, t’as rien bouffé depuis trois jours et t’as rien dormi ! rétorqua Ed, dont le chignon commençait déjà à s'étioler, libérant de plus en plus de mèches grisonnantes, qui balayaient son visage soucieux.
— Tu ferais mieux de t’inquiéter pour Aziraphale, c’est lui qui a un pied dans la tombe, pas moi !
— Je m’inquiète pour lui, figure-toi ! On vient de lui changer ses linges avec Stede et il marmonne ton nom ! Il te réclame, alors descends de là et suis moi ! C’est pas d’un héros dont il a besoin…
— Non, ce sera d’un prêtre dont il aura besoin si je ne saute pas !
Ed fit un nouveau pas. Crowley recula lentement sur la rambarde, s’accrochant nerveusement aux cordages pour ne pas basculer dans le vide.
— Et si tu ne reviens pas ? Si tu perds connaissance encore ? Comment tu veux que ton control freak de père survive si tu meurs ? ajouta Ed avec un rire nerveux.
Son menton tremblait. Crowley lui adressa un petit sourire triste. Il renifla un grand coup et regarda autour de lui : le bateau, l’équipage, la porte menant à cet homme fiévreux étendu dans ce lit… Toute sa vie. Ses yeux s’arrêtèrent un moment sur Muriel, qui le fixait en pleurant, les mains de Jim, debout derrière lui, posées sur ses épaules. Il jetta un bref coup d'œil à la mer, derrière lui.
— Crowley…
Ses yeux se posèrent à nouveau sur Ed.
— Tu ne veux pas que je souffre, tu ne veux pas que je meurs, mais comment veux-tu que je vive si lui, il meurt ?
Ed esquissa un nouveau pas dans sa direction, mais Crowley se retourna et plongea brusquement. Le bruit de son corps heurtant la surface de l’eau fit sursauter Blackbeard, qui courut vers le bastingage, suivit par tout le reste de l’équipage, pour se pencher sur la mer, mais les vagues avaient déjà englouti son fils…
* * *
Après deux heures passées à pleurer, à crier et à maudire, puis prier Calypso, allant jusqu’à faire couler son sang sur le parquet du pont en échange de la clémence de la déesse envers Crowley, Ed finit par se calmer dans les bras de Muriel. Il ne protesta même pas quand le jeune homme se mit à réciter la prière pour les affligés tout en caressant doucement son dos. Et alors qu’il sanglotait contre l’épaule de Muriel pendant que Stede veillait un Aziraphale moribond, un bruit retentit soudain à la surface, au niveau de la ligne de flottaison.
— C’est lui ! prévint Izzy, penché sur le parapet. UNE CORDE, VITE ! cria-t-il au reste de l’équipage.
Tandis qu’il remontait Crowley sur le Revenge avec l’aide de Jim, Olu et Fang, Ed et Muriel s’étaient levés et s’approchaient déjà.
— Une couverture, bande de crétins, vite ! ordonnait Izzy, alors qu’il tendait son bras à Crowley pour le hisser sur le pont.
Dès l’instant où sa queue était sortie de l’eau, le corps de Crowley avait entamé le processus de sa mutation et lorsqu’il se laissa glisser sur le pont, il avait déjà repris sa forme humaine, simplement émaillée de-ci de-là par quelques écailles brillantes. Ses yeux, en revanche, étaient encore entièrement jaunes et une fine membrane collait encore ses doigts entre eux. Muriel avait les yeux écarquillés, mais ne broncha pas et l’aida, tout comme les autres, à se sécher grossièrement. Cependant, Crowley ne l’entendait pas de cette oreille et se débattait comme un beau diable :
— Les algues… Les algues ! bredouillait-il, le souffle court, en tendant une poignée de plantes marines en l’air. Ed… Papa ! réussit-il à crier.
— Je suis là ! Poussez-vous… Je suis là, fils ! Donne-les moi ! répondit Blackbeard, en se penchant sur lui.
— Va à la cuisine et dit à Roach de préparer de l’argile, j’arrive ! lui dit Crowley d’une voix épuisée, en lui remettant avec précaution une généreuse poignée d’algues brunes et pourpres.
Ed l’observa d’un œil critique. Ses chevilles étaient oedématiées et violettes, contrastant avec le teint pâle de son visage, en partie caché par ses cheveux en bataille, recouverts de varech. Tandis qu’il hésitait sur la conduite à tenir, Izzy posa une main sur son épaule :
— Fais ce qu’il te dit, je m’occupe de lui !
Rassuré par son second, il adressa un signe de tête à Crowley et partit en courant vers la cuisine.
* * *
La nuit avait refermé sur la mer son manteau d’obscurité, mais les nuages s’étaient enfin dissipés et seules les étoiles éclairaient le Revenge lorsque Crowley, appuyé sur Izzy, arriva au chevet d’Aziraphale en claudiquant. Exténué, il faillit s’écrouler, mais la poigne ferme du second l’en empêcha et il l’aida à s’asseoir sur la chaise disposée à la tête du lit. La respiration d’Aziraphale était erratique et son corps était secoué de spasmes. Quelqu’un - Muriel, sans doute - avait glissé autour de son cou le chapelet en perles noires que le pirate lui avait offert et deux petites croix ornaient désormais sa poitrine, au milieu des tatouages, luisants de transpiration. Un flot de mots sans queue ni tête et de gémissements s’échappaient de sa bouche. Ses yeux étaient entrouverts, mais ne fixaient rien. Crowley remercia Izzy et se pencha sur Aziraphale, caressant ses joues devenues râpeuses par le début de barbe qui les recouvrait.
— C’est moi qui m’occupe de toi maintenant, mon ange… Ça va aller… murmura-t-il à son oreille.
Il tourna la tête vers Ed, Roach et Stede, qui étaient encore autour de la table basse, à mélanger avec précaution les algues avec l’argile.
— Ne mettez pas tout, surtout ! Il faudra recommencer plusieurs fois et il faut garder de la sargasse pour la faire sécher… les prévint Crowley, tandis qu’Izzy disposait la robe de chambre de Ed sur ses épaules.
— Qu’est-ce que je peux faire, gamin ? demanda le second.
— Tourne Aziraphale, s’il te plaît ! Il faut le coucher sur le ventre… Je vais t’aider.
Au prix de quelques efforts, surtout pour Crowley qui tenait à peine sur ses jambes, ils réussirent à installer le malade sur son ventre et à défaire son bandage. La blessure montrait des signes d’inflammation évidente et continuait à suppurer, mais au moins, la suture avait bien meilleure allure que quelques jours auparavant. Izzy l’aida à nettoyer à nouveau la plaie et à la sécher du mieux possible.
— C’est… C’est un peu compact, Crowley ! l’interpella Stede, depuis le salon.
— Quelles proportions avez-vous mises ?
— Hum… Deux tiers d’argile, un tiers d’algues… répondit Stede, en grimaçant au-dessus de la mixture pendant que Ed remuait le mélange avec une cuillère en bois.
— Pas assez ! Il faut faire moitié-moitié ! Et rajoutez de l’eau douce pour la consistance ! S’il vous plaît… ajouta-t-il rapidement en jetant un coup d'œil à Stede.
— Ça a l’air dégueulasse ! commenta Ed, écoeuré.
— C’est pas fait pour être mangé ! rétorqua Crowley. Alors, c’est prêt ?
— Je crois que oui… répondit Stede, avec hésitation.
Izzy s’écarta pour laisser Stede et Ed s’accroupir devant le lit en portant le bol de mixture aussi précieusement que s’il eu s'agît du Saint Graal.
— Je vais lui faire un cataplasme pour traiter l’infection ! Il me faudrait des linges propres… demanda Crowley, en s’emparant du bol de glaise. Il faudra également faire sécher de la sargasse ; si tout se passe comme prévu, nous pourrons en faire des infusions qu’il pourra boire dès qu’il reprendra conscience.
Roach s’acquitta aussitôt de la mission et sortit de la cabine, laissant les capitaines et le second observer religieusement Crowley étaler le mélange aux propriétés médicinales connues seulement de son peuple.
* * *
Les résultats du traitement de Crowley furent spectaculaires.
Après avoir refaits les cataplasmes toutes les trois heures la première nuit, ainsi que le lendemain, la fièvre était retombée suffisamment pour permettre à Aziraphale de reprendre connaissance de brefs instants. Son regard restait fiévreux et ses mots incohérents, mais ces brefs moments étaient suffisants pour lui permettre de s’hydrater de manière efficace et commencer à boire par petites gorgées l’infusion de sargasse préparée par Roach. Les capitaines, Izzy et Crowley continuaient de se relayer pour changer ses cataplasmes et lui faire boire tour à tour de l’eau, des tisanes, et même un peu de bouillon asiatique préparé avec affection par le Coq. Il restait conscient de plus en plus longtemps, malgré un épuisement général qui lui valait encore plus de cernes que d’habitude et arrivait à concentrer son regard sur les gens qui l’entouraient. Les hallucinations avaient cessé et il lui arrivait de sourire machinalement à ceux qui prenaient soin de lui, mais il finissait généralement par retomber dans le sommeil sans même s’en apercevoir.
Ce matin du troisième jour depuis la plongée de Crowley, la plaie d’Aziraphale s’était complètement refermée et ne montrait plus que quelques rougeurs et boursouflures sur son pourtour. Aziraphale ouvrit lentement les yeux, pour les refermer aussitôt. Un rayon de soleil tombait pile sur son visage, l’empêchant de voir ce qu’il se passait autour de lui. Il sentit quelqu’un bouger à ses côtés et la lumière baissa soudainement, quelqu’un avait fermé un des rideaux encadrant le lit. Il rouvrit les yeux et vit le visage de Muriel, assis près de lui, qui lui souriait tendrement.
– Hey, grand frère…
– Hey, petit frère, réussit-il à articuler, la voix grinçante de ne pas avoir servi pendant plusieurs jours.
Il se racla la gorge. Sa langue collait à son palais. Muriel se pencha sur la petite table près du lit et lui servit un verre d’eau, qu’il lui tendit.
– Bois doucement. Tu n’as rien avalé depuis des jours, ne te rends pas malade !
Aziraphale bu avec délectation, avant de laisser sa tête retomber sur l’oreiller. Il observa son frère qui reposait le verre, son menton tremblait et les larmes commençaient à envahir ses grands yeux sombres.
– Muriel…
– J’ai eu si peur… J’ai cru te perdre…
Le jeune homme fondit finalement en larmes. Aziraphale leva lentement la main et la posa doucement sur le bras de son frère, tirant la manche vers lui, dans geste encore faible.
— Viens.. viens… murmura-t-il.
Muriel grimpa sur le lit, se colla contre son frère et pleura dans son giron, comme lorsqu’il était encore enfant. Aziraphale referma ses bras tendrement autour de lui et commença à le bercer doucement, inspirant à pleins poumons les effluves salés de ses cheveux.
– Je ne pars pas, je reste avec toi… murmura-t-il à son oreille.
Il releva doucement la tête et fut surpris de voir Crowley, debout près du lit, qui le fixait d’un air ébahi. Ses cheveux étaient complètement en bataille, sa chemise noire pendait sur son épaule et vu la trace qu’il avait sur la joue, sans parler des couvertures en désordre sur le sofa, il venait apparemment de se réveiller. Aziraphale le trouva adorable.
Il le fixa un moment, berçant toujours son frère, avant de répéter, sans lâcher Crowley du regard :
– Je reste avec toi.
Puis il ferma les yeux et se rendormit paisiblement.
* * *
Lundi 30 octobre 1719
C’est ainsi qu’il se réveilla en cette fin d’après-midi, les traits tirés et la bouche à nouveau pâteuse. C’est l’odeur délicieuse d’un bouillon de poisson qui le tira d’une énième sieste. Le silence régnait dans la cabine, dans laquelle commençait à s’étendre l’ombre du crépuscule, ce qui était plutôt rare. Lors des quelques jours qui avaient suivi son réveil, Aziraphale se réveillait souvent dans une pièce animée par les conversations, les mélodies de clavecin ou encore les allées et venues de Muriel, Roach et Lucius. Autant de voix, de visages et de bruits réconfortants pour Aziraphale, qui ne s’était jamais autant émerveillé par les choses les plus simples. Le bruit du vent contre les fenêtres, celui des pages d’un livre qu’on feuillette, le faible craquement de pieds nus sur le parquet, l’odeur d’une soupe quand son estomac crie famine… Plus les jours passaient, plus Aziraphale avait conscience de ceux qui l'entouraient et de ce qu’ils faisaient, même les yeux fermés. La présence de Stede s’accompagnait souvent de l’odeur du thé, de parfum et d’encre. Des odeurs qu’il affectionnait et qui allaient de pair avec des paroles réconfortantes et des gestes plein de tendresse, dont il ne se lassait pas. Ed, lui, sentait le rhum et le tabac blond. Il n’était pas très patient, aussi lorsqu’il le veillait, ne pouvait-il s’empêcher de faire les cent pas dans la cabine. Il avait cependant toujours un discours amical, malgré son langage fleuri, et ne manquait jamais de glisser quelques sous-entendus au sujet de Crowley avant de laisser sa place à un autre !
Crowley… Sa présence était subtile. Il était tellement discret que s’il n’y avait eu son odeur sucrée et fleurie pour le trahir, Aziraphale aurait facilement pu se croire seul dans la cabine. Son pas léger s’accompagnait souvent du délicat bruit de teintement de ses bijoux ; ceux de ses cheveux, comme ceux des bracelets, ornant ses poignets et ses chevilles. Lorsque ce bruit se rapprochait de lui, Aziraphale avait tendance à retenir son souffle. Il s’efforçait à cet instant d’afficher un visage impassible, feignant le sommeil, car c’est alors que le pirate s’asseyait sur la chaise, à côté de lui. Il passait parfois une main légère sur son visage, caressant tendrement sa joue recouverte d’une barbe qui commençait sérieusement à le gratter, puis jouait avec ses boucles en marmonnant des paroles dans une langue inconnue. Ce qu’Aziraphale préférait, c’était lorsqu’il se mettait à chanter faiblement lorsque la nuit tombait. Conscient de sa peur de l’obscurité, Crowley prenait en général ce tour de garde pour veiller sur lui. Il tentait alors d’apaiser son agitation avec sa voix mélodieuse et l’Anglais ne pouvait s’empêcher d’esquisser un sourire.
Le pirate avait posé un baiser sur sa joue une fois. A moins qu’il ne l’ait rêvé. (Ce devait être à ça que ressemblaient les rêves !).
Roach, pour sa part, n’était pas très discret, et il émanait de lui diverses odeurs de nourriture et d’aromates… Il lui vantait les mérites incongrus de certains aliments qu’il lui apportait quotidiennement et qui, d’après lui, augmentaient la virilité de qui les ingérait…
Pour le moment, c’était le bruit désormais familier, de la lame d’un couteau travaillant le bois qui berça le réveil d’Aziraphale. Il tourna machinalement son visage sur sa droite et ouvrit un œil sur le second, assis sur la chaise, sa patte en bois posée sur le lit. Il s’occupait en sculptant un morceau de bois flotté, comme souvent.
— Que faites-vous aujourd’hui ? demanda faiblement Aziraphale, avec un sourire timide.
Izzy lui adressa un clin d'œil amical.
— Un hippocampe… Pour Muriel ! Il a été drôlement secoué par ce qui t’est arrivé ! Comme nous tous…
Aziraphale redressa sa tête, ému par la prévenance du second.
— Oh… Décidément, vous nous gâtez, Izzy !
— Qu’est-ce que tu veux dire, petit ? demanda le second, suspicieusement.
L’Anglais pointa alors son poisson-volant, sur l’étagère :
— Il est magnifique ! Merci beaucoup, Izzy ! Vous ne pouviez pas me faire plus plaisir et ce sera pareil pour Muriel… C’est… C’est mon petit frère ! ajouta-t-il, après une hésitation.
Izzy l’observa un instant, interdit.
— Plus… Plus de secrets ! poursuivit Aziraphale, avec un nouveau sourire.
— J’aurais dû m'en douter… Vous êtes taillés dans le même bois tous les deux ! répondit Izzy, avec une mimique affectueuse.
Il posa ensuite sa sculpture et descendit sa patte du lit afin de se pencher pour saisir un bol, posé sur la table de chevet à côté de lui. Il le tendit ensuite à Aziraphale :
— Ta soupe est encore chaude ! Les autres sont partis manger sur le pont avec l’équipage.
Aziraphale se redressa pour s’adosser au mur et remua sa soupe en soufflant dessus.
— Et vous ? Avez-vous mangé ? s’enquit l’Anglais, avec inquiétude.
— T’occupe pas de moi, j’ai déjeuné tard ! répondit-il en reprenant sa sculpture. Comment ça va, petit ?
— Mieux ! Beaucoup mieux… souffla Aziraphale, en grimaçant. Grâce à vos soins ! Grâce à vous tous…
— Surtout grâce à Crowley…
— Je sais, je n’ai… Je n’ai pas encore eu l’occasion de le remercier ! Chaque fois que j’ouvre un œil, il s’éclipse…
— Sûrement parce que tu pues !
— Pardon ? s’affola Aziraphale, en posant son bol de soupe sur le chevet.
D’un geste machinal, il attrapa le col de sa chemise et le renifla, avant de grimacer d’inconfort. Effectivement, il ne sentait pas la rose… Izzy eut un petit rire.
— Ben… C’est pas ta faute hein, mais entre la transpiration et la gadoue mêlée d’algues qu’on a pas arrêté de t’étaler…
— Seigneur…
— Pis tu t’es pissé dessus quand t’étais inconscient aussi… poursuivit Izzy, impassible.
— Pitié, Izzy… se lamenta Aziraphale, mortifié, en remontant le drap sur sa bouche. Quelle image ai-je donné de moi…
Le second posa sa sculpture sur ses genoux et se pencha alors pour tirer doucement sur le drap et le redescendre, dégageant ainsi le visage penaud d’Aziraphale :
— Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort… récita-t-il, de sa voix éraillée. C’est bien ce que tu m’avais dit, non ?
— Izzy… Vous… Merci ! se contenta finalement de dire l’Anglais, avec reconnaissance.
— Tu veux prendre un bain ? proposa le second, comme s’il lui avait juste demandé s’il voulait prendre un petit verre..
Aziraphale releva un sourcil suspicieux.
— Un… Un bain ? Mais comment ?
— Tu sais… Dans une baignoire ! répondit Izzy, taquin. Bonnet a une salle de bain privée ! expliqua-t-il, plus sérieusement. De l’autre côté du vestiaire auxiliaire.
— Oh, je… J’en serais ravi, mais…
— Bonnet ne dira rien, imbécile, il tient autant à toi que si t’étais sorti de ses couilles ! Je vais aller remplir la baignoire avec l’autre crétin de Lucius. Finis ta soupe ! répondit Izzy, en se levant.
Ravi à l’idée de pouvoir se laver après autant d’épreuves, Aziraphale termina son bouillon de bon cœur avant de somnoler à nouveau, rattrapé par son corps, lessivé par l’infection qui avait failli l’emporter.
C’est le craquement de la patte de bois sur le parquet qui le réveilla.
— Le bain est prêt, petit ! Tu peux te lever ?
— Hum… Je me suis levé un peu ce matin avec le capitaine Bonnet ! Pour le petit-déjeuner…
— Mhm… Assieds-toi au bord du lit, je vais t’aider à aller là-bas !
Aziraphale réussit à se lever, mais dut s’appuyer contre Izzy et après quelques instants, les vertiges cédèrent et il put faire quelques pas dans la cabine. La blessure de son dos le tiraillait s’il faisait un mouvement trop brusque, mais dans l’ensemble, ça ne le gênait pas trop. Ils marchèrent lentement, à son rythme, et s’arrêtèrent devant le vestiaire auxiliaire lorsque la porte de la coursive s’ouvrit sur un Crowley surpri, qui portait une assiette de poisson dans une main. Il s’immobilisa quelques secondes, avant de s’avancer pour poser l’assiette sur la table basse, devant le sofa :
— C’est pour toi, Izzy… expliqua-t-il. Je… Je venais te relayer, Ed et Stede font une partie de pêche avec Olu et Frenchie ! Ed est saoul… précisa-t-il.
— Merci, gamin ! J’accompagnais Zira pour qu’il se lave, on a préparé un bain avec Lucius.
— Bien… Mais, euh… Ce n’est peut-être pas très prudent de le laisser seul… répondit le pirate, en passant une main dans ses cheveux.
— Ben t’as qu’à rester avec lui alors ! On a mis les pierres chaudes de Stede et Lucius a allumé les bougies… ajouta Izzy avec un clin d'œil qui n’échappa pas à Aziraphale.
— Ngk… marmonna Crowley, embarrassé, en les suivant jusqu’à la salle de bains.
La pièce était plutôt petite, mais décorée avec le même soin que la cabine des capitaines. Une élégante baignoire à pattes de lions en laiton, trônait au milieu de la pièce, au milieu d’un porte-serviettes fabriqué avec des bambous, d’une étagère recouverte de bougies et de savons et d’un miroir sur pied. Aziraphale put admirer le soleil couchant par la fenêtre. Des lanternes étaient disposées aux angles de la pièce et un seau de pierres était posé au sol, au pied de la baignoire, à côté d’un autre seau, rempli d’eau.
— Bon… Ben je vais vous laisser, les jeunes ! déclara malicieusement Izzy, avec un grand sourire.
— Hum… Merci, Izzy ! bredouilla Aziraphale, mal à l’aise.
— De rien, petit ! lui répondit le second avec un clin d'œil. Profite bien…
— Izzy… commença Crowley.
— T’inquiète, gamin, Ed va déssoûler sur le pont, je vais y veiller ! le coupa Izzy en lui tapotant l’épaule, avant de sortir de la pièce en refermant doucement la porte derrière lui.
Aziraphale se retrouva seul avec Crowley. La lumière chatoyante des bougies et des lanternes dansait sur ses bijoux de cheveux. Le pirate leva enfin le regard sur lui et l’Anglais remarqua à nouveau que ses yeux jaunes brillaient légèrement dans la semi-pénombre, ce qui le fit sourire malgré lui.
— Qu’est-ce qu’il y a, l’angelot ? demanda Crowley, sur la défensive.
— Tes yeux… Ils brillent comme… Comme à La Havane… Je croyais que je l’avais imaginé…
— Est-ce que… Ça te fait peur ? demanda Crowley, avec une appréhension évidente.
— Non ! répondit précipitamment Aziraphale. Bien sûr que non… Tes yeux sont magnifiques, Crowley !
Le pirate les détourna néanmoins rapidement :
— Le, hum… Le bain ! L’eau va refroidir…
— Ahem, oui… bredouilla Aziraphale, en ôtant sa chemise souillée avec des gestes maladroits.
Il grogna légèrement quand le tissu se frotta sur sa blessure.
— Tu veux… Ahem… Tu veux que je sorte ? proposa calmement Crowley, en regardant partout sauf dans sa direction.
— Oh, je crois… Je crois que tu as déjà vu le pire ! répondit l’Anglais, avec un petit rire nerveux en repensant à ce que le second lui avait dit.
Un faible sourire se dessina sur les lèvres du pirate, avant qu’il ne se retourne pour permettre à Aziraphale de finir de se déshabiller en toute intimité et d’entrer dans la baignoire.
Après plusieurs jours à avoir été grossièrement nettoyé au lit, le fait de s’immerger dans une eau chaude et savonneuse, à l’agréable odeur de plantes, fut une bénédiction. Les copeaux de savon mis dans le bain avaient formé une fine pellicule, presque opaque, à la surface de l’eau et Aziraphale s’empressa de dissimuler son corps en dessous. Il ressentit une légère douleur lorsque sa cicatrice, encore sensible, entra en contact avec l’eau chaude. Il tressaillit légèrement, mais s’acclimata cependant rapidement et après avoir mouillé l’ensemble de ses cheveux, il ne laissa que sa tête dépasser de l’eau. Une fois que les clapotis laissèrent la place à un silence gêné, il vit Crowley se retourner lentement et lui jeter un rapide regard en coin, avant de s’agenouiller pour verser une louche d’eau sur les pierres chaudes. Aziraphale remarqua distraitement que les pierres portaient le même genre de runes que celles des galets posés sur la table de Blackbeard. Une agréable odeur d’eucalyptus se dégagea alors des vapeurs pour se répandre dans la petite pièce. Elles formèrent une épaisse buée sur le grand miroir et la fenêtre, et nappèrent la salle de bains d’un léger brouillard, qui atténua la lueur des flammes des bougies et des lanternes.
— J’aime beaucoup cette odeur… déclara Aziraphale, presque en chuchotant.
— C’est très aromatique… Puissant et frais… commenta pensivement Crowley, en remuant les feuilles d’eucalyptus dans le seau d’eau.
— Je trouve ça apaisant ! Un peu… Un peu comme ta présence… Forte. Parfois piquante… Mais apaisante…
Crowley leva un visage incrédule sur lui, avant de grogner :
— Ngk… Dis pas n’importe quoi, l’angelot…
Il reporta ensuite son attention sur le seau de pierres chaudes et marmonna ce qui ressemblait à une incantation, dans une langue inconnue. Aziraphale l’observait avec curiosité. Avoir vu la mort de près l’avait fait réfléchir. La vie était trop incertaine, trop fragile, pour risquer qu’elle ne s’écourte avant d’avoir dit ce qu’il avait sur le cœur. Néanmoins sa maladresse l’avait desservit plus d’une fois lorsqu’il parlait avec Crowley et l’instant qu’il réfléchisse, son état, encore fragile, le rattrapa. Le fait d’avoir marché, puis grimpé dans la baignoire l’avait épuisé. Il appuya sa tête contre le rebord de la baignoire et bâilla bruyamment.
— Pardon, marmonna-t-il, en fermant à moitié ses yeux.
— Arrête de t’excuser pour tout ! soupira le pirate, en levant le nez de ses pierres.
— Je suis si fatigué…
— Tu vas pas t’endormir au moins ? s’inquiéta Crowley.
— Mhm…
Mais le corps d’Aziraphale s’enfonçait déjà dans le bain…
— Putain d’angelot, déconne pas ! gronda Crowley, en se levant et en se déshabillant à la hâte.
Il grimpa dans la baignoire avec des gestes fébriles et à peine fut-il immergé que son corps se transforma. Il étouffa un juron et se glissa sous le corps d’Aziraphale, s’assurant de maintenir sa tête hors de l’eau. Il s’efforça d’installer confortablement le corps inerte de l’Anglais contre le sien, sortant le bout de sa queue de la baignoire pour lui faire plus de place, en laissant ses mains s’égarer sur son torse et ses hanches potelées pour s’assurer de sa bonne posture et sentit bientôt son souffle régulier contre sa poitrine. Profitant de l’inconscience d’Aziraphale, il le serra plus que nécessaire contre lui, posant ses lèvres dans le creux de son cou, tandis que le visage de l’Anglais s’était tourné dans son sommeil pour poser sa joue contre son sein. Il ne put résister à l’envie pressante d’effleurer les formes généreuses d’Aziraphale et descendit une main curieuse sur son ventre rond, sur lequel courait une fine ligne de poils blancs, et ses poignées d’amour, sur lesquelles il fit timidement courir ses doigts palmés. Sa position et sa conscience, à parts pas tout à fait égales, lui interdirent de poursuivre son exploration vers des régions plus intimes et il remonta finalement son bras en soupirant longuement.
Machinalement, il se mit à caresser les cheveux blonds et humides qui chatouillaient son menton, laissant ses doigts s’égarer dans cette courte barbe blanche, qu’il apprenait à apprécier, tout en regardant l’eau qu’il avait mis par terre en sautant dans la baignoire et qui continuait de goutter de sa nageoire caudale.
— Ed va me tuer… chuchota-t-il.
— Mhm… On lui dira que c’est moi, répondit en un murmure Aziraphale, sans bouger.
Dieu seul savait depuis quand l’Anglais avait repris conscience, mais s’il fut surpris de se découvrir allongé contre une sirène dans une baignoire étroite, il ne laissa rien transparaître. Sa voix faible fit sursauter Crowley, qui suspendit ses gestes, mais laissa sa main dans les cheveux d’Aziraphale.
— Je croyais que tu dormais !
— C’était le cas ! Je somnole, je me réveille… Je ne fais que ça… soupira l’Anglais, d’un air coupable.
— Sauf que là, t’as failli te noyer !
— Oh… Ca fait donc deux fois que tu me sauves la vie ! Un vrai ange gardien ! Ça pourrait devenir une habitude… ajouta Aziraphale avec une pointe de malice.
Le pirate fit claquer sa langue et Aziraphale le sentit se tortiller sous ses fesses. Le contact de sa peau nue contre la queue écaillée le troubla et il s’empressa d’ajouter :
— C’est la vérité, mon cher ! Et d’ailleurs… Merci ! Je n’avais pas encore eu l’occasion de… De te remercier… Pour tout ce que tu as fait…
— T’avoir fait risquer ta vie, tu veux dire ? répondit le pirate rageusement, en ôtant sa main des cheveux d’Aziraphale pour la poser sur le rebord de la baignoire.
— Les autres m’ont dit ce que tu avais fait… éluda Aziraphale, en redressant son visage. Izzy m’a dit que tu avais désobéi à ton père ! Il m’a dit que tu avais plongé pour aller chercher les algues nécessaires pour me soigner alors… Alors que tu étais toi-même blessé… Comment vont tes jambes ? demanda-t-il, en tournant légèrement son visage pour observer celui du pirate.
— Pourquoi tu te soucies de mes jambes ? T’as failli mourir ! rétorqua Crowley, manifestement en colère. Tu n’aurais jamais dû essayer de venir me chercher…
— Mais je suis en vie, Crowley ! Grâce à toi… tenta de l’apaiser Aziraphale.
— Ngk… C’était le moins que je puisse faire… Tu venais de me sauver moi ! Pourquoi t’as fait ça ?
— Tu étais en danger et… Ahem… L’eau va refroidir… Je ferais bien de me savonner…
— Tu veux que je sorte ? proposa à nouveau Crowley.
— Et si je m’endormais encore ? Ce serait dangereux… répondit Aziraphale en se redressant légèrement, à la fois pour masquer son trouble et pour saisir un pain de savon sur l’étagère.
Il commença à se laver en silence, sentant les yeux de Crowley dans son dos. Son dos qu’il savait difforme et marqué de cicatrices, maintenant enlaidi par une nouvelle blessure. Il soupira, mal à l’aise, se demandant pourquoi Crowley restait silencieux. Il observa un moment les reflets orangés des bougies qui dansaient sur les écailles noires de la queue de Crowley, se demandant si elles pouvaient frissonner comme sa peau sous une caresse…
– Ainsi… Ainsi tu te transformes également dans l’eau douce ? tenta-t-il de demander d’une voix décontractée, en frottant le savon sur ses bras, essayant de briser la glace.
Crowley eut un petit rire.
— Ben tu le prends plutôt bien… répondit-il avec ironie. Oui, le sel ou l’absence de sel dans l’eau n’est pas un élément déterminant…
Aziraphale avait plusieurs milliers de questions à poser, mais la fatigue le freinait considérablement et il avait du mal à se concentrer sur plusieurs choses à la fois, aussi se focalisa-t-il sur sa toilette après avoir acquiescé silencieusement. Il s’assit dans un équilibre précaire contre la queue de Crowley pour savonner son torse et sentit le pirate poser fermement ses mains sur ses hanches pour le maintenir. Se régalant de ce contact, il posa ensuite le savon sur le rebord de la baignoire pour frotter les poils de son torse et sentit les mains du pirate quitter brusquement ses hanches avant de les voir se glisser contre son bras pour s’en emparer. Les longues griffes noires crissèrent légèrement contre le bord de la baignoire, le faisant tressaillir.
— Est-ce que… Est-ce que tu veux que je frotte ton dos ? proposa-t-il soudain, d’une voix mal assurée.
La respiration d’Aziraphale se bloqua un instant dans sa gorge. Il tourna légèrement la tête vers l’arrière et fixa un moment Crowley qui le regardait avec attention, les joues légèrement rosées. Ses yeux entièrement jaunes brillaient bien plus fort maintenant que la nuit était tombée.
— J’ai… J’ai beaucoup transpiré, alors… Je veux bien… répondit timidement Aziraphale, en déglutissant avec peine.
Il se concentra à nouveau sur le mur en face de lui.
— Okay… Je commence ! pensa à le prévenir Crowley.
Aziraphale dut faire appel à ses dernières forces pour chasser son père de ses souvenirs lorsqu’il sentit les mains de Crowley se poser sur ses épaules. Il se concentra plutôt avec émerveillement, sur la douceur avec laquelle ses doigts délicats, reliés entre eux par une fine membrane de peau, firent mousser le savon le long de sa colonne vertébrale. Malgré ses longues griffes visiblement acérées, Crowley prenait soin de ne pas blesser la peau d’Aziraphale, évitant de toucher sa blessure, et massa avec soin tout le reste de son dos, jusqu’au creux de ses reins, puis descendit ses mains jusqu’à la naissance de ses fesses, sous le niveau d’eau. Il les retira ensuite, bien trop vite au goût d’Aziraphale, pour l’attirer contre lui afin de le rincer. L’Anglais en profita pour reprendre le savon, en faisant tinter le bracelet de Crowley à son poignet, et le fit mousser au creux de ses mains, puis toussota, soudain embarrassé :
— Hum… Ahem…
— Je ferme les yeux, l’angelot ! répondit Crowley, devinant le projet de l’Anglais.
— Merci, couina Aziraphale, le teint cramoisi.
Sans vérifier, il entreprit de savonner ses parties intimes et sentit son sexe commencer à durcir dans sa main, mais heureusement pour sa dignité, cet excès de zèle fut vite annulé par la grande fatigue qui l’accabla à nouveau. Une fois nettoyé dans les moindres recoins, il s’appuya de bonne grâce contre le torse de Crowley, se laissant à nouveau volontiers sombrer dans un demi-sommeil, bercé par la calme respiration et la douce odeur sucrée du pirate.
Il ne s’assoupit pas complètement, cependant. Les yeux clos, il promenait distraitement sa main droite sur la queue du pirate, se délectant du contact lisse et doux des écailles contre ses doigts. Ses caresses firent accélérer le rythme cardiaque et la respiration de Crowley, mais Aziraphale ne le remarqua pas, il était trop concentré sur la main du pirate, qui se posait avec précaution sur sa poitrine. Ses longs doigts se déplacèrent sur ses pectoraux, dessinant instinctivement le contour de ses tatouages, avant de venir jouer avec sa petite croix, la faisant doucement glisser sur la chaîne en or. Ses longues mèches auburn, parsemées de bijoux, se mélangèrent harmonieusement à celles, pâles et vierges d’Aziraphale, pour flotter mollement autour de son visage paisible, aux traits reposés. La fine toison du torse du pirate chatouillait agréablement le dos sensible d’Aziraphale, qui en soupira de contentement.
Au bout d’un long moment, Crowley se tortilla imperceptiblement dans l’eau afin de soulager ses nageoires dorsales, ankylosées à force d’être comprimées entre son dos et l’émail de la baignoire, et le clapotis qui en résulta sortit Aziraphale de sa torpeur.
Il ouvrit les yeux et se rendit compte, avec horreur, que non seulement l’eau du bain devenait froide, mais que la pellicule de savon avait disparu à la surface du bain et ne dissimulait plus, ni ses formes disgracieuses, ni son sexe. Le pirate, pour sa part, s’en était aperçu depuis plusieurs minutes déjà, mais n’avait pas cru bon de prévenir son partenaire de bain pour si peu.
— Je, hum… Je devrais me sécher… s’agita Aziraphale.
— T’as pas lavé tes cheveux ! Je peux le faire si tu veux… proposa le pirate, d’une voix qu’il voulait détachée.
— Hum… Oui, c’est juste… Merci, Crowley…
Aussitôt, le pirate fit mousser du savon au creux de ses mains pour l’appliquer sur les longues mèches blondes. Il massa ensuite son cuir chevelu avec application, démêlant du bout des griffes la chevelure emmêlée par une semaine de sueur et de fièvre, et provoquant quelques gémissements étouffés de la part d’Aziraphale, qui tentait de maîtriser un malencontreux nouveau début d’érection, avant de rincer méticuleusement le savon.
— Je… Je devrais vraiment me sécher ! bredouilla l’Anglais, avant de s’asseoir rapidement pour dissimuler la vigueur de son entrejambe en repensant aux vertus, peut-être pas si imaginaires que ça, des mets portés par Roach. Merci, mon cher ! Merci beaucoup… ajouta-t-il, en tournant légèrement son visage.
— Mais de rien, répondit Crowley, avec un sourire en coin.
Les deux hommes se contorsionnèrent dans la baignoire pour permettre à Aziraphale de prendre appui sur le rebord pour sortir du bain, mais la manœuvre fut plus compliquée que prévue. Crowley ramena sa queue contre sa poitrine tandis que l’Anglais s’asseyait dans le fond de la baignoire, mais le savon avait rendu les parois glissantes et il retomba lourdement sur ses fesses en essayant de se lever.
Il regarda alors furtivement Crowley et s’aperçut qu’il essayait à grand-peine de se retenir de rire. Il fronça alors les sourcils et lui envoya de l’eau au visage :
— Arrête de te moquer !
Surpris, le pirate écarquilla ses grands yeux scintillants et alors qu’il s’apprêtait à répondre, Aziraphale remarqua avec stupeur ses oreilles. Elles aussi avaient muté. Il n’y avait pas prêté attention dans la cale du Morningstar, trop occupé à chercher un moyen de survivre. Le cartilage s’était modifié en plusieurs branches sous-tendant une membrane similaire à celle qui séparait ses doigts, transpercée par ses boucles d’oreilles. Fasciné, le naturaliste en oublia tout le reste, se mis sur ses genoux et se pencha sur Crowley pour tendre vers lui une main curieuse :
— Tes… Tes oreilles ! s’émerveilla-t-il. Est-ce que je peux les toucher ?
Le pirate grimaça, pas tant devant la question posée que devant le corps nu d’Aziraphale au-dessus du sien et l’Anglais immobilisa sa main, mortifié une fois encore par son impolitesse.
— Oh… Je suis désolé, Crowley, c’était terriblement maladroit de ma part ! Si tu ne veux pas…
— C’est rien ! Tu peux… Tu peux les toucher si tu veux… ajouta le pirate, en étendant lentement sa queue entre les genoux d’Aziraphale pour lui laisser libre accès.
Le ventre rebondi de l’Anglais touchait quasiment le sien lorsque sa main effleura son oreille. Crowley retint sa respiration et se plaqua contre le dossier de la baignoire tandis que les doigts d’Aziraphale frôlaient le contour de son oreille et caressaient la délicate membrane translucide avec d’infinies précautions.
— Prodigieux… murmura-t-il.
Puis il retira lentement sa main et sembla enfin remarquer la position dans laquelle il était.
— Je, hum… J’allais me sécher, je crois… bredouilla-t-il, en reculant précipitamment, éclaboussant généreusement le sol au passage.
— Je crois bien oui ! Et si tu pouvais arrêter de foutre de l’eau partout… Ed va m’étrangler !
— Il t’aime trop pour ça ! tenta de plaisanter Aziraphale, en réussissant miraculeusement à se lever.
— Pas sûr ! C’est la salle de bains de Stede…
Aziraphale eût un sourire gêné, mais Crowley avait déjà détourné le visage, lui laissant ainsi tout le loisir de saisir une serviette et de s’en recouvrir. Aziraphale en profita pour observer le pirate à la dérobée. Le visage ainsi tourné sur sa gauche, vers la fenêtre, il avait légèrement voûté ses épaules et ses cheveux mouillés tombaient à présent lourdement dans l’eau, dévoilant la marque apposée sur son omoplate droite.
— Qu’est-ce qu’il y a, l’angelot ? demanda Crowley d’une voix traînante, sentant que Aziraphale l’observait.
— Quoi ? Ahem… Que veux-tu dire ?
— Je t’entends plus bouger, ça m’étonnerait que tu sois déjà sec ! Pose-la ta question…
— Mais… C’est-à-dire… Hum… La… La marque que tu as… Hum… Sur ton omoplate…
— Et ben ?
— C’est… Ahem… Ce “S”, est-ce que… Est-ce que tu appartenais à Stede ? Avant ?
La question lui brûlait les lèvres et il en appréhendait la réponse, mais il devait en avoir le cœur net. Crowley se redressa brusquement et ramena ses cheveux sur la marque, mais laissa son visage tourné vers la fenêtre, le clair de lune faisant scintiller les bijoux de ses cheveux. Il avait l’air contrarié.
— Jamais de la vie ! Je te l’ai déjà dit, Stede n’est pas un monstre ! s’offusqua-t-il.
— Pardon, c’est juste… Tu sembles avoir beaucoup de ressentiment envers lui et… Comme la lettre correspond… Je me demandais…
— Tu apprends que je suis une sirène et tout ce qui t’inquiète, c’est de savoir qui m’a fait ça ? demanda Crowley, ahuri, tournant brusquement son visage vers lui. Si je lui en veux, ça n’a rien à voir… expliqua-t-il plus calmement. Il a quitté Ed il y a… Il y a quelques temps, maintenant... Pour retourner chez sa femme ! Ed a… Il a pété les plombs ! Je ne l’avais jamais vu aussi malheureux… Il est devenu… Imprévisible. Violent… J’ai quitté le navire quelques temps à ce moment-là. Je ne supportais plus de le voir tout détruire et se détruire lui.
Crowley ne s’était jamais autant confié. Aziraphale en oublia définitivement de se sécher pour l’écouter et la serviette finit même par glisser au sol, sans qu’il n’y prête la moindre attention.
— J’étais pas là quand… poursuivit le pirate, d’une voix étranglée.
— Quand quoi ? Que s’est-il passé ? l’encouragea Aziraphale, en triturant sa chevalière.
— Il… Il a tiré sur Izzy ! Sur sa jambe… C’est pour ça qu’il a fallu lui couper ! J’étais pas là… Il voulait le tuer ! Et puis Izzy à failli le tuer, lui! J’aurais pu éviter ça, si j’avais été là…
S’appuyant sur le rebord de la baignoire, Crowley enfonça ses mains dans ses cheveux, serrant fort les paupières, comme s’il voulait ne plus voir ce souvenir danser devant ses yeux, comme s’il voulait l’arracher à mains nues de son crâne.
— Oh, Crowley…
Aziraphale s’approcha machinalement pour s’agenouiller devant la baignoire. Après une hésitation, il posa une main sur l’épaule du pirate, qui tourna lentement son visage vers lui. Ses yeux jaunes brillants étaient voilés de larmes. L’Anglais lui offrit alors un timide sourire avant de jouer distraitement avec les bijoux accrochés à une de ses mèches de cheveux.
— Tu n’aurais rien pu faire… tenta-t-il de le réconforter.
— J’aurais pu prendre la balle à sa place ! rétorqua Crowley, avec hargne.
— Quand je dis que tu as l'âme d’un ange gardien ! répondit doucement Aziraphale, avec un nouveau sourire.
— Ferme-la… répondit Crowley, en grimaçant de sorte à planter sa canine pointue sur sa lèvre inférieure.
Il se détendit néanmoins progressivement, fixant son attention sur la main d’Aziraphale, qui jouait toujours avec sa mèche de cheveux. L’Anglais finit toutefois par s’ébrouer au bout de quelques minutes :
— Tu… Ahem… L’eau doit être froide maintenant…
Crowley ricana avec une douceur surprenante.
— Je ne crains pas l’eau froide, l’angelot, la mer est souvent bien plus froide que ça!
— Évidemment… Suis-je bête… Comment… Comment comptes-tu sortir de la baignoire ?
demanda Aziraphale, en observant la longue queue du pirate, dont l'extrémité de la nageoire reposait contre le rebord de la baignoire.
— Bonne question ! C’est la première fois que je prends un bain… avoua Crowley, en regardant autour de lui à la recherche d’une idée.
— Oh, c’est… Hum, oui… Ça tombe sous le sens… Et alors ? Qu’en penses-tu ? demanda joyeusement Aziraphale.
— Et ben… Quand Ed et Stede prennent un bain, ça dure toujours des heures, mais… Je comprends mieux pourquoi maintenant… C’est… Ngk… Plaisant… répondit le pirate, perplexe.
— Comment, hum… Comment ça marche… Ta mutation ? en profita pour demander Aziraphale.
— Il faut que mes jambes soient complètement dans l’eau pour que je me transforme en sirène. Et il faut qu’elles soient complètement hors de l’eau pour que je redevienne humain ! Si je ne suis que partiellement mouillé, je ne me transforme pas complètement…
— Cela explique les écailles que j’avais vu briller sur ton cou pendant la tempête ! Et tes yeux jaunes…
— Ils me permettent de voir dans les fonds marins. Ils brillent légèrement dans l’obscurité…
— Tu es fascinant, Crowley !
— Comme un animal inconnu ? demanda le pirate avec ironie.
Une légère incertitude planait dans ses yeux, alors qu’il attendait la réponse d’Aziraphale.
— Comme un miracle, plutôt… répondit-il sincèrement, avant de baisser les yeux sur le bracelet du pirate qui ornait désormais son poignet. C’est le bracelet que tu avais fait tomber sur la dunette, n’est-ce pas ? demanda-t-il, timidement.
Crowley porta une main sur les pampilles du bracelet, qu’il effleura avec douceur :
— Il te plaisait… se contenta-t-il de répondre, en haussant les épaules.
— C’est vrai ! Merci de me l’avoir offert…
— Je voulais que tu ais un peu de moi avec toi au cas où… Ngk… Où tu partes loin de moi… expliqua le pirate, sans quitter des yeux les ornements du bracelet.
— Je ne partirai pas, Crowley ! Je te le promets… répondit Aziraphale, en posant une main sur celle du pirate, alors qu’il commençait à l’éloigner du bracelet.
— Tu n’as… Tu n’as pas peur de… De ce que je suis ? demanda Crowley, avec une stupéfaction évidente, en fixant les yeux clairs, mais tourmentés qui lui faisaient face.
— Jamais je ne pourrais avoir peur de toi ! Es-tu déçu ? demanda l’Anglais, taquin, pour détendre l’atmosphère.
— Déçu ? Non… Mais surpris, oui… Comment peux-tu avoir peur d’Ed et pas de moi alors que… Que tu m’as devant les yeux ? De nous deux, c’est moi le monstre…
— Ed est réellement effrayant ! répondit Aziraphale, avec conviction. Toi, mon cher, tu n’es pas un monstre, tu es un homme fascinant !
— Ngk… Je ne suis ni un homme, ni fascinant, l’angelot, aide-moi plutôt à sortir de là au lieu de dire n’importe quoi ! le rabroua Crowley, en retirant précipitamment sa main pour s’appuyer sur les rebords de la baignoire.
Après un haussement de sourcils étonné, Aziraphale se leva pour l’aider. Il ne se rappelait toutefois pas qu’il était encore nu et alors qu’il se retrouva debout face à Crowley, son sexe juste devant le visage du pirate, la porte de la salle de bain s’ouvrit en grand.
— Ça fait plus d’une heure que vous êtes là-dedans ! Stede m’a demandé de…
Izzy s’interrompit brusquement en voyant les yeux écarquillés de Crowley, braqués sur l’entrejambe d’Aziraphale, qui, lui, semblait mortifié. Il s’appuya sur le chambranle de la porte en croisant les bras sur sa poitrine et émit un petit rire moqueur.
— Eh bien, eh bien… On joue au Docteur ici ? Je vois que tu prends ton rôle très à coeur, gamin… Je vais dire à Bonnet que tu t’es bien remis de tes blessures, Zira, il va être ravi ! Quant à Ed…
Aziraphale étouffa un juron et se précipita sur sa serviette pour la nouer autour de sa taille avec des gestes fébriles :
— N… Non… Ce n’est pas du tout ce que vous croyez ! bafouilla-t-il.
— Ah ouais ? Ça y ressemble drôlement pourtant…
— Je vais… Je… Crowley ne sait pas comment… tenta d’expliquer Aziraphale, en gesticulant.
Izzy pencha sa tête sur le côté d’un air intrigué, en haussant ses sourcils broussailleux.
— Aide-moi à sortir, Izzy, s’il te plaît ! intervint Crowley, en soupirant.
— Ah ? C’est ça que tu sais pas comment faire ? lâcha le second, en s’approchant lentement.
— Je vais… Je vais vous aider…
— Tu ferais mieux d’aller t’habiller, petit ! Avec des fringues propres… Stede t’en a posé sur le lit. Je m’occupe de lui, t’en fais pas !
— Humpf… bredouilla Aziraphale, hésitant, en regardant Crowley.
— C’est bon, l’angelot… souffla le pirate. Il a raison, va t’habiller avant qu’Ed ne débarque et se fasse des idées ! insista-t-il, en fixant Izzy.
— Très bien, alors… Je vais… Je… bredouilla Aziraphale, en quittant la salle de bains à reculons.
* * *
Les jours suivants, et malgré l’amélioration considérable de son état, Stede refusa catégoriquement qu’Aziraphale retrouve sa cabine et il resta donc l’invité des capitaines. Plus il retrouvait ses forces, plus il était embarrassé d’être ainsi choyé, non seulement par Stede, qui veillait sur lui comme sur la prunelle de ses yeux, mais aussi par Muriel, Roach, Izzy et même Ed ! Son frère venait lui rendre visite au moins trois fois par jour. Il lui avait emmené ses carnets et ses livres et restait pendant de longs moments à ses côtés, lui racontant le quotidien du navire et toutes les petites anecdotes qu’il ratait, pendant qu’Aziraphale recommençait à noircir les pages de son carnet de dessins. Le Coq, lui, ne manquait jamais de lui porter des douceurs, non sans suggérer quelques saignées ou lavements au passage, censés accélérer sa guérison, mais qu’Aziraphale refusait poliment. Il lui apportait toujours plus de fruits ou de racines aphrodisiaques et Aziraphale acceptait nourriture et conseils avec le même sourire candide et ce, malgré les réflexions qu’Izzy se faisait un plaisir de faire lorsqu’il se trouvait dans la cabine au même moment !
Ed, quant à lui, venait s’assurer plusieurs fois par jour qu’il “était toujours en vie” en lui assénant de petites claques amicales. Il ne parlait jamais beaucoup, mais ses paroles, bien que maladroites, étaient toujours bienveillantes et Aziraphale n’avait désormais plus peur lorsqu’il le voyait s’approcher de lui à grandes enjambées. Un progrès que remarqua Stede avec joie ! La présence quasi constante du capitaine dans sa cabine, ainsi que tous ses petits rituels, apportait un rythme bienvenu dans les journées de convalescence d’Aziraphale, cadencées par les lectures, les séances de clavecin - le capitaine faisait des progrès - et les essayages de vêtements de Stede.
Izzy, lui, se faisait de plus en plus rare maintenant que l’état d’Aziraphale était stable. Il gérait le Revenge et supervisait le reste de l’équipage. Pour une raison que l’Anglais ne s’expliquait pas, son attitude nonchalante, sa voix éraillée et même sa grossièreté finirent par lui manquer au bout de quelques jours.
Mais pas autant que la présence de Crowley.
Depuis l’épisode du bain, auquel repensait souvent Aziraphale -surtout tard dans la nuit- le pirate ne venait le voir que pour s’assurer de l’évolution favorable de sa plaie, une fois par jour. Il se glissait dans la cabine chaque matin, lorsque les capitaines en sortaient pour faire le point avec Izzy. Il attendait, reclus dans la bibliothèque, que l’Anglais ait terminé sa toilette, puis s’asseyait sur la chaise, à la tête du lit, pendant qu’Aziraphale s’installait à moitié en tailleur au bord du matelas, pour lui présenter son épaule. Crowley inspectait ensuite la cicatrice en y appliquant parfois quelques onguents de sa fabrication, dont il détaillait patiemment les vertus. Aziraphale n’écoutait toutefois que d’une oreille distraite, préférant se concentrer sur son odeur sucrée et le contact de ses mains sur son dos, qui ne durait désormais plus qu’une poignée de minutes, à son grand désespoir. Il avait beau essayer de retenir le pirate le plus possible, allant même jusqu’à s’inventer des douleurs imaginaires, Crowley semblait toujours plus pressé de quitter la cabine.
— Te lasserais-tu de ton patient, Docteur ? avait tenté de plaisanter Aziraphale, un matin de novembre aussi terne que son moral.
— Pourquoi tu dis ça ? avait rétorqué Crowley, sans même le regarder.
— J’ai l’impression… J’ai l’impression que tu ne viens me voir que par obligation depuis… Depuis le bain… Avoua tristement Aziraphale. Si c’est parce que j’ai touché ton oreille, je m’en excuse, je ne recommencerai plus ! ajouta-t-il précipitamment, en se tournant pour laisser pendre ses jambes au sol.
— Arrête de t’excuser pour tout ! gronda le pirate d’une voix sourde, en rangeant ses onguents dans son sac en lin.
Il ne le regardait toujours pas. Aziraphale soupira et baissa la tête. Il se mit à triturer sa chevalière d’un air absent. Les breloques du bracelet de Crowley tintèrent doucement à son poignet.
— Ou serait-ce parce que tu as été obligé de monter avec moi dans la baignoire ? Je suis d… Hum… J’ai conscience que ça a dû être très désagréable pour toi… insista Aziraphale, la voix serrée, en frottant ses mains sur ses culottes.
A dire vrai, il avait eu tout le loisir d’y repenser depuis. Crowley avait dû être dégoûté de voir son corps trop gros et nu d’aussi près. De l’avoir senti contre lui. D’avoir savonné son dos bien trop large et couturé de cicatrices, tandis que ses fesses trop charnues s’étaient appuyées contre sa queue si gracile… Qu’avait-il pu penser, lui, une créature mythique, éthérée, magnifique, en partageant son bain ? Le bain d’un homme faible, qui avait été incapable de le sortir de cette maudite cale. Un homme épuisé par sa lutte contre l’infection, mais qui n’avait pas assez maigri pour autant. Il était toujours trop gros, trop fatigué, trop abîmé, trop faible, trop pathétique, trop…
— Ça n'a… Ngk… Ça n'a pas été désagréable, l’angelot… répondit Crowley, d’une voix à peine audible, en replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille.
Il semblait nerveux et n’osait toujours pas le regarder. Un léger rougissement s’étalait maintenant sur ses pommettes saillantes. Il avait beaucoup maigri pendant cette rude épreuve, alors qu’il luttait lui aussi pour la vie d’Aziraphale.
— Mais alors… commença l’Anglais.
— Alors j’ai du travail, c’est tout ! Izzy a besoin de moi… trancha Crowley, dont le regard se perdit un instant sur le poisson-volant posé sur l’étagère, une expression indéchiffrable ternissant les traits de son visage.
— Mais tu boîtes encore ! protesta Aziraphale, conscient que le pirate en faisait sûrement beaucoup trop.
Il avait vu les traces encore violacées qui s’étendaient sur ses chevilles. Il en était malade…
— Presque plus ! Et il y a des choses que je suis le seul à pouvoir faire ! Fouiller les épaves, entre autres…
— Ed t’oblige à plonger dans ton état ? s’offusqua Aziraphale.
Crowley le regarda enfin dans les yeux, en fronçant les sourcils :
— Ed ne m’a jamais obligé à plonger ! Je le fais parce que j’adore ça et parce que ça nous permet de récupérer des objets de valeur ! se défendit le pirate, avec hargne. De toute façon, ta blessure est guérie. Il n’y a plus de raison à ce que je vienne !
Aziraphale ravala la tristesse qui le submergea soudain. Crowley commença à rassembler ses onguents et autres pansements éparpillés sur le lit. Il rendit ensuite sa chemise à Aziraphale, qui la prit d’une main tremblante.
— C’est donc… C’est donc la seule raison pour laquelle tu venais me rendre visite ? bredouilla-t-il, son menton tremblait malgré lui.
— Evidemment ! Pourquoi… Pour quelle autre raison, sinon ? bredouilla à son tour Crowley, en se levant brusquement.
— Crowley, je t’en prie, reste un instant ! supplia Aziraphale, en se penchant en avant pour retenir le pirate par le poignet.
Crowley s’arrêta net et posa son regard sur la main de l’Anglais. Elle semblait énorme, serrée autour de son poignet osseux. Les mains du naturaliste étaient calleuses, mais ces aspérités n’étaient pas désagréables contre sa peau délicate. Bien au contraire… Chaque fois qu’Aziraphale le touchait, le pirate avait l'impression que la chaleur de l’Anglais irradiait de tout son être. La sensation était toujours la même, mais plus intense à chaque nouveau contact. Cela commençait depuis son cœur, d’où un serpent semblait s’étirer lentement pour venir se cogner contre sa poitrine, en quête de cette source de chaleur, avant de se tortiller jusqu’à son bas-ventre. Le serpent arrêtait là sa course, où naissaient d’étranges sensations d’excitation, à l'endroit même où seules la peur et la douleur avaient l’habitude de loger.
Mais Ed avait tort.
Il y avait, certes, de nombreuses façons pour Aziraphale de faire souffrir Crowley, mais ce n’était pas ce qui effrayait le pirate, non. L’angelot avait failli mourir par sa faute. Il avait risqué sa vie pour sauver la sienne.
C’était impardonnable.
Il fallait que ça cesse.
Il devait le préserver. À tout prix. Il n’était pas digne de cet attachement inexplicable qu’Aziraphale lui portait et jamais, jamais il ne pourrait lui apporter tout ce que l’Anglais méritait. Il ne pourrait être, au mieux, qu’un sujet d’études, une vague curiosité dont l’anglais se lasserait. D’ailleurs, n’était-ce pas l’unique raison de son intérêt pour lui désormais ? Ce qui ne pouvait être qu’un émoi passager dû à la solitude s’était peut-être mué en une attirance malsaine depuis sa découverte ?
Dans tous les cas, il fallait y mettre fin. Pour le bien de tous !
Confus, il s’ébroua en dégageant son poignet d’un geste vif :
— Je t’ai dit que j’avais du travail !
Le serpent dans son ventre siffla son mécontentement, avant de refluer jusqu’à son cœur, autour duquel il se lova, telle une carapace d’écailles. Tandis qu’il quittait la cabine d’un pas pressé, il faillit se heurter à Blackbeard, alors que celui-ci poussait la porte de la coursive.
— Hey, fils ! s’étonna Ed, devant son air renfrogné.
Le co-capitaine posa gentiment ses mains sur les épaules de Crowley, qui s’arrêta, mais baissa la tête d’un air buté.
— Y a quelque chose qui va pas ? demanda Ed, soucieux.
— Au contraire, l’angelot va beaucoup mieux, il n’a plus besoin de moi ! Je vais aller aider Izzy à recoudre les voiles abîmées… expliqua Crowley, en gardant les yeux obstinément baissés.
— Mhm… Et si t’allais plutôt te reposer dans ta cabine ?
Il essuya malgré lui ses yeux humides d’un geste rageur, évitant de les lever vers Ed. Il était si fatigué…
— Je préfèrerais aller aider Izzy, répéta tout de même Crowley, borné.
— En fait, c’était pas une suggestion ! insista Ed, en tapotant ses épaules.
Crowley releva brusquement son visage farouche pour lui offrir une grimace.
— A tes ordres… maugréa-t-il, non sans ironie, avant de se dégager des mains du co-capitaine pour vider les lieux sans se retourner.
Il claqua la porte derrière lui et Ed s’approcha de la table en demi-lune sur laquelle reposaient ses affaires. Il y saisit tranquillement une pipe, puis sa tabatière et vint s’asseoir sur la chaise, aux côtés d’Aziraphale, qui n’avait pas bougé, et qui le fixait d’un air hagard. Lui aussi avait les yeux brillants de larmes qu’il se refusait de laisser couler. Ed émietta son tabac avec des gestes méticuleux au-dessus du petit étui en cuir avant de le tasser dans sa pipe, dont la tige représentait un tentacule de kraken, gravé dans de l’écume de mer. Le regard hébété d’Aziraphale s’était fixé sur le détail incroyable de chaque ventouse gravée le long du tentacule, qui venait élégamment s’enrouler autour de la tête de la pipe.
Ed l’alluma au moyen d’une chandelle, posée sur la table de chevet, puis recracha pensivement quelques ronds de fumée, dont certains vinrent se heurter aux boucles blondes de l’Anglais, qui toussota.
— C’est Crowley qui a récolté cette écume de mer pour moi… pouf pouf… Une fois sèche, Izzy l’a sculpté pour en faire une pipe… pouf pouf…
— C’est, hum… C’est magnifique… répondit Aziraphale, sans comprendre où le co-capitaine voulait en venir.
— J’ai pas fini ! l’interrompit Ed, alors que des volutes de fumées grises sortaient de ses narines.
— Oh… Pardon…
Aziraphale se recroquevilla légèrement, mais garda les yeux braqués sur Ed, qui tournait et retournait la pipe dans sa main. Le pirate eut un petit sourire nostalgique, alors que les souvenirs refaisaient surface.
— Il voulait absolument m’offrir quelque chose pour me remercier ! Il avait peur que ce ne soit pas assez bien pour moi… Que je sois déçu… Alors Izzy lui a dit que je serais content, même s’il m’offrait une pomme de pin ! expliqua Ed, un sourire empli de tendresse aux lèvres. En vrai… pouf pouf… Il avait rien besoin de m’offrir du tout ! Mais lui, il l’entendait pas de cette oreille, cette tête de mule ! Il avait besoin de le montrer. Il voulait que ce soit pas juste des mots, tu comprends ? Ca lui est resté d’ailleurs… Il offre toujours plein de petits trucs à tout le monde… A toi aussi je suis sûr, dit-il en jetant un coup d'œil complice à Aziraphale.
Celui-ci acquiesça promptement.
— Bref, reprit-il, il avait cette idée en tête et il a demandé à Izzy de l’aider. Pour que ce soit parfait. Il est comme ça, Crowley ! Il donne. Il ne prend pas…
— Et vous me dites ça parce que… Vous, euh… Vous voulez que je lui rende son bracelet ? demanda Aziraphale, confus, en serrant son poignet contre lui.
Ed eut un petit rire, qui projeta un petit nuage de fumée.
— Non, ce que j’essaye de te dire, c’est que Crowley a toujours peur de pas être assez bien pour les autres ! De ne pas suffire…
— Je n’ai jamais été suffisant aux yeux de mon père, je sais très bien ce que c'est ! rétorqua vivement Aziraphale.
— Je connais pas ton histoire, Aziraphale, mais je connais bien celle de Crowley et… C’est pas facile pour lui de se livrer… De faire confiance…
— Mais je sais que c’est une sirène maintenant ! Pourquoi… Pourquoi ça n’arrange rien ? demanda Aziraphale, avec un soupçon de désespoir.
— Crowley, c’est quelqu’un de complexe… C’est pas juste un pirate ou juste une sirène… pouf pouf…
— Dites-m’en plus sur lui, je vous en conjure, Capitaine ! J’aimerais tellement… Je ne sais pas… Le comprendre…
Ed l’observa longuement, tout en fumant sa pipe, puis il étendit ses jambes sur le lit, en le poussant au passage du bout de sa botte.
— C’était en 1701… pouf pouf…
— Quoi donc ? s’impatienta Aziraphale, fronçant les sourcils.
— Ta gueule !
— Ah…
La pipe du co-capitaine s’éteignit et il mit un temps infini à la rallumer, tandis qu’Aziraphale trépignait sur l’édredon. Il finit par saisir son poisson-volant sur l’étagère, qu’il se mit à triturer nerveusement, tout en guettant Ed. Une fois le tabac rallumé, Blackbeard reposa la chandelle sur la table de chevet et ferma les yeux en savourant sa bouffée de tabac, dont les volutes de fumées s’enroulèrent paresseusement autour de ses longs cheveux détachés. L’odeur délicatement épicée, aux relents de caramel, vint chatouiller les narines du naturaliste au moment où Ed posa enfin son regard sombre sur lui :
— J’ai rencontré Crowley par une nuit étouffante. C’était en 1701, il y a dix-huit ans…
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~ Comme toujours, fanarts visibles sur mon Insta et celui d’Emi-hotaru~