Il est difficile de me rappeler de quand c'est arrivé.
Dans la cour de maternelle, où se trouver un petit copain dont on est amoureux semblait faire plaisir aux parents ?
À l'école primaire, quand apparaître dans le top dix des filles de la classe aux yeux des garçons était considéré comme une consécration ?
Au collège, où se trouver quelqu'un à aimer tourne à l'obsession pour paraître comme les grands ?
Ou alors au lycée, quand tout le monde autour de vous se vante de leurs premiers exploits sexuels ?
Je ne sais pas. Comment sait-on que quelque chose arrive si ça n'est jamais arrivé ?
Toute ma vie, j'ai subi la couleur des autres. Celle des débuts amoureux, celle des séries à la télévision, celle des romans que je lisais. La couleur de l'amour.
Toute ma vie, on m'a dit que c'était normal de tomber amoureux. Même l'école l'a dit. Je me souviens de cette réunion de prévention, où on nous a présenté des préservatifs de la couleur de l'amour. On m'a dit que c'était vers la fin de l'adolescence que la couleur explosait, qu'elle avalait tout comme un raz-de-marée et qu'il ne fallait pas la laisser déborder au risque de s'y brûler.
Je me suis dit que c'était normal que ça n'était pas arrivé. Après tout, il me restait quelques années avant la fin de l'adolescence. Peut-être que la couleur apparaîtrait, par magie. Je n'en savais rien. Je ne suis pas née avec un manuel dans les mains. Ou peut-être pas le même des personnes autour de moi.
Et puis, j'ai posé la question aux personnes qui comptent le plus pour moi.
Est-ce que tu vois la couleur ? Comment est-ce que tu sais que c'est la couleur ? Qu'est-ce que ça fait de voir la couleur ?
Pourquoi, moi, je ne la vois pas ?
Dans la cour de maternelle, je faisais semblant pour faire plaisir à mes parents.
À l'école primaire, je ne voulais faire partie d'aucune liste.
Au collège, j'ai pensé que j'étais un échec.
Au lycée, je me suis résignée à mon sort.
Peut-être étais-je condamnée à ne pas connaître la couleur.
Ou peut-être ne pouvais-je pas la voir. C'est ce que l'on m'a souvent dit. « Tu as vu comme ce garçon te dévore des yeux ? » Non. « Il était en train de te draguer. » Comment ça ?
« Tu es tellement innocente, c'est mignon. »
Était-ce de l'innocence ? Je ne pense pas. Ces garçons, ils sont revenus à la charge. Je savais qu'ils voulaient me partager leur couleur. J'ai essayé de m'ouvrir à elle. J'ai vraiment essayé. Mais dans cet abîme qu'est mon âme, aucune couleur ne semblait passer.
La vie est injuste. Pourquoi n'avais-je pas le droit à la couleur ? Avais-je fait quelque chose de mal pour être punie ainsi ?
Alors que j'atteignais la fin de mon adolescence, et sans l'ombre d'une couleur, je me suis tournée vers un écran. Lui non plus n'avait pas de couleur. Simplement du code, froid, sombre. Je lui ai demandé pourquoi je n'avais pas de couleur.
Il m'a pris la main, et m'a guidé vers une porte cachée, loin du monde binaire. En l'ouvrant, je suis restée bien bête.
J'ai vu la couleur.
Ce n'était pas la couleur des autres. C'était une autre couleur. Une non-couleur, avec plusieurs teintes. Et dans chacune de ces teintes, des personnes, comme moi, qui ne voyaient pas la couleur, et qui ont fini par s'assembler pour rassurer les personnes, comme moi, qui s'inquiétaient de ne pas la trouver.
La couleur existe, m'ont-ils dit. Elle n'est simplement pas la même pour tout le monde. Parfois, une couleur ne pouvait s'allier qu'à une couleur opposée. Parfois, elle se sentait mieux avec la couleur qui lui ressemblait. D'autres fois, la couleur restait brouillée pendant longtemps, en questionnement, en attente.
Et pour de rares personnes, la couleur se suffisait à elle-même et n'en appelait pas d'autres.
Cette révélation me soulagea. Je pouvais voir la couleur. Je pouvais voir la non-couleur. Je n'étais pas aveugle, ou cassée. Je ne savais tout simplement pas où regarder jusque là.
Cette couleur qui explose à l'adolescence est un mythe.
Cette couleur que tout le monde doit trouver est un mythe.
J'ai trouvé ma propre couleur, et je n'en ai besoin d'aucune autre.
C'est là que c'est arrivé.
C'est là que ces personnes à la non-couleur ont mis des mots sur mes maux.
Asexualité.
Aromantisme.
Deux mots simples, chantants, qui permirent à ma non-couleur de se développer.
Depuis, je vois la non-couleur partout. Au début, elle était compliquée à porter. Et puis les personnes de ce monde non binaire m'ont aidé à l'accepter.
Je suis fière de ma non-couleur.
Aujourd'hui, à mon tour, j'ai rejoint le monde non binaire. Assise dans mon antre, j'attends.
J'attends de pouvoir aider, à mon tour, cette personne qui ne voit pas les couleurs.
Tu n'as qu'une porte à pousser.
Pousse-la.
Tu ne le regretteras pas.
Tout le monde mérite de voir le monde en couleur. Tu ne le sais juste pas encore.
Bonjour à tous !
Merci d'avoir lu cette petite nouvelle, rédigée bien évidemment pour le mois des fiertés. J'ai déjà écrit plusieurs textes sur le sujet, mais aucun où je nommais clairement mon asexualité. C'est chose faite.
Ce texte a deux messages.
Le plus évident est celui qu'il n'existe pas de normalité. Il n'existe que notre normalité, peu importe ce qu'elle est pour vous. Être d'une orientation sexuelle différente, vous identifier au genre qui vous correspond le mieux, c'est normal. C'est votre normalité. Vous êtes qui vous êtes.
Le deuxième, c'est l'importance des communautés LGBT+. On reproche souvent aux personnes queer d'être sectaires, dans des groupes fermés, mais ce n'est pas vrai. Ces groupes permettent de s'ouvrir. Rares sont les personnes qui savent d'instinct qu'elles ne sont pas cishétéro. C'est grâce aux témoignages, grâce aux forums, grâce aux associations qu'on s'ouvre au monde et que l'on apprend à se connaître.
C'est parce que des gens s'ouvrent et osent parler en ligne et ailleurs que de plus en plus de personnes ont accès à ces informations, de plus en plus jeune.
Quand j'étais au lycée, parler de ces sujets, c'était tabou. On le faisait à voix basse pendant les pauses, il ne fallait surtout pas que ça se sache. On ne réalise pas assez à quel point la libération de la parole a été bénéfique pour les personnes queer. Non seulement, on a de moins en moins peur de s'affirmer, mais en plus, il est de plus en plus facile de trouver des personnes qui nous ressemblent, qui ont vécu les mêmes expériences de vies que nous, les mêmes difficultés. Et c'est ensemble qu'on avance.
Je terminerai par rappeler que le mois des fiertés est avant tout politique. Nous vivons dans un pays où nos droits ne sont toujours pas garantis, en témoigne le récent vote au Sénat pour interdire l'accès à un suivi pour les mineurs transgenres avant leur majorité.
Depuis quelques années, on assiste de plus à une augmentation des agressions à caractère queerphobe, en France comme en Europe, et surtout à une explosion de la haine en ligne. Sur certains réseaux sociaux, si ce n'est sur tous, il devient de plus en plus difficile de parler de ces sujets sans se prendre des commentaires haineux et des menaces. Ce n'est pas acceptable. Ça ne devrait jamais être considéré comme acceptable.
On rappelle également que la transidentité et l'homosexualité sont toujours considérées comme un crime dans plus de 60 pays, dont certains qui appliquent la peine de mort.
Tant que ces inégalités persisteront, tant qu'on ne se sentira pas en sécurité dans notre propre pays, tant qu'on ne pourra avoir un débat en ligne sans haine, on aura besoin du mois des fiertés.
Bon courage à ceux qui vont aller manifester en ce mois de juin. Bon courage à tous les copains et copines queers qui vont devoir subir les commentaires et messages haineux sur les réseaux sociaux pendant tout le mois de juin.
On est ensemble.
Tous en couleur.