Trois jours.
Trois jours à poireauter. Trois jours à se faire balloter dans le navire comme des roustons dans leur froquille.
La Capitaine Sarah les Mains Vertes et son équipage pensaient, au vu des voyageurs et aventuriers qu’attirait l’île d’Habarga, qu’elle était un excellent point de départ pour leur quête. Et, en soi, c’était pas faux. Ils avaient seulement omis un minuscule détail : la mousson.
C’est seulement au matin de ce fameux troisième jour — jour inespéré d'accalmie — qu’ils purent enfin pénétrer dans la baie, et déjà, ils sentirent la douille arriver. Ils purent toutefois noter quelques points positifs à accoster dans un port vide : pas de problème pour trouver de la place et pas de risque de rayure sur la coque. Sur les quais, pas de soucis pour trouver son chemin à travers une foule dense. On ne risquait pas de leur faire les poches, ni de les bousculer. Toutefois, et bien que cela contrecarre leur plan de base, ils purent modérément apprécier la sérénité que dégageait l’endroit désert.
Le ciel continuait sa longue déprime en adoptant toute la gamme des gris disponibles sur sa palette. Il déversait sur les toitures en pagode bleue sarcelle une pluie fine, d’où l’eau ruisselait en mince filet le long d’une chaîne. De temps à autre, une brise portait avec elle une légère fragrance d’eucalyptus, si subtile que, dès qu'elle s'évanouissait, l’odeur de la pierre de la mer et du bois mouillé reprenait le dessus. L’auberge que Sarah choisit se trouvait, selon la pancarte publicitaire défraîchie, un peu plus haut sur l’avenue principale. Leurs bottes claquaient sur les pavés humides que la lueur des lanternes et des fenêtres de bois et de papier faisait briller d’un doux éclat. Sous les porches, les petits arbres bien taillés, disposés le long des habitations aux tons acajou, ajoutaient çà et là une touche de vert apaisante. À chaque porte entrouverte, des effluves de plats mijotés venaient éveiller un peu plus leur estomac.
Un autre point positif à débarquer dans une ville déserté six mois de l’année par les voyageurs : l’accueil plus que chaleureux qu’ils reçurent à l’auberge. En plus, hors période estivale, c’était moins cher. Cossue, l’établissement disposait d’un grand nombre de tables sur lesquelles reposaient les chaises, telles des sirènes attendant désespérément le marin. En pleine saison, pour sûr que l’ambiance aurait été au rendez-vous. L’endroit aurait regroupé un grand nombre d’aventuriers, tous plus avides les uns que les autres de faire fortune et de découvrir moult merveilles ! Tous détenant nombre d’histoires, de légendes et de ragots, celles qui intéressaient tant Sarah et ses hommes. Mais en cette période chaste, pas de musique, pas de bagarres ; juste la pluie tombant ardemment sur le toit d’ardoise et le vent faisant gémir la bâtisse de bois.
— C’est quand même bien la merde, dit Sarah avant de boire une gorgée de bière.
L’équipage, attablé au plus près de la cheminée dans laquelle brulait un feu qui réchauffait leur cœur et leurs pieds, acquiesça.
— Bien sûr, fallait qu’on s’tartine la seule île où il pleut comme vache qui pisse six mois d’l’année… grogna Grigan.
— Eh bien, c’était la plus proche… Et puis, c’est très courant dans les îles de l’Est, répondit Rob. Et c’est particulièrement nécessaire pour l'écosystème…
Marty inspira profondément.
— Ma, toute cette houmidité… ça favorise les gangrènes ! Qué dou bonheur ! C’est dou pognon facile, les ampoutations !
— … pour la régénération des sols…
— On n'est pas venus ici pour faire des amputations, mais pour rencontrer un max’ de gens et glaner des info’… dit Sarah. On a plus qu’à approvisionner le navire pour Hytte'Øy. Là-bas, y’a pas d’mousson, au moins.
— … et pour la régulation du climat, aussi…
— Attendez, intervint Mike, avant de s’en aller, les habitants de l'île doivent avoir entendu des tas d’histoires au fil des années, avec tous les voyageurs qu'ils reçoivent. On peut peut-être les questionner, on ne sait jamais.
— … pour le maintien des écosystèmes aquatiques, également…
La capitaine haussa un sourcil et observa son Second : il n'avait pas tort, les gens d’ici connaissaient sûrement plein de rumeurs, eux aussi.
Elle tapota la table, pensive.
— Ouais, c’est pas une mauvaise idée, approuva Sarah. Bien vu, Mickey ! On graille un bout et on y va !
— … j’ai comme l’impression que personne ne m’écoute…
— La pluie, c’est joli, dit Noixdecoco en tapotant doucement le dos de Rob.
Sarah leva sa pinte.
— À l’aventure qui nous attend !
— À l’aventure qui nous attend ! répétèrent les hommes en chœur.
Les chopes entrechoquées et l’excellent repas servi par Nainai englouti, ils partirent. La troupe emprunta l’avenue en tournant le dos au port. Si les tavernes étaient vides, le meilleur endroit pour trouver du monde restait le marché. Un gimmick aurait voulu qu’il soit désert, lui aussi, mais non, par bonheur, l’endroit fourmillait de monde. Les habitants, habitués à ces conditions météorologiques, continuaient leurs activités, d’autant plus en cette journée d'accalmie. Sous les structures de bambou et leurs larges toits de feuilles, tout se trouvait protégé de l’humidité : les marchands, les clients, même les bêtes. Quelques moutons, vaches, bœufs mangeaient tranquillement dans leurs auges, tandis que les poules cacophoniques s’agitaient dans leurs cages.
À leur passage, quelques regards se levèrent, indifférents, avant de retourner à leurs tâches. Sarah jeta un coup d’œil aux divers stands et s’arrêta devant celui des simples — les senteurs d’herbes séchées et de résines lui parvinrent, familières, presque réconfortantes. L'appel de Mike la tira de ses pensées et elle se hâta de les rejoindre.
Bien vite, leur matinée s’écoula. Mike et Grigan s’étaient occupés des achats afin de remplir la cale en vue de leur prochain voyage. Le Second était un excellent orateur, quant à Grigan, cuisinier à l’air patibulaire et à la masse musculaire impressionnante, eh bien, étrangement, sa présence facilitait les négociations — son charisme, sûrement. La Capitaine s’était occupé à questionner les habitants et, à part quelques rumeurs moisies ou des informations qu’elle possédait déjà, rien de bien juteux à se mettre sous la dent. Sarah et ses hommes cherchaient du gros gibier, un trésor avec un grand T ! Un objet si rare qu’ils s’en mettraient suffisamment dans les poches pour vivre mille vies. Mais voilà, c’était quand même les plus galères à trouver.
C’est la mine sombre et les chaussettes mouillées qu’ils rentrèrent à la taverne une fois les emplettes terminées. Sarah ayant opté pour la livraison à domicile, tout serait apporté plus tard directement sur le navire. Autre point positif, ils ne pourraient pas se tromper de bâtiment.
Nainai était là pour les accueillir, plaçant déjà sur la table des bols de riz avant de revenir avec un plat de viande mijoté au parfum incroyable.
La vieille femme les observa de son regard perçant. L’âge lui conférait des rides et des cheveux blancs, mais pas que : l’expérience acquise au fil des années auprès des nombreux marins qu’elle avait accueillis lui soufflait que ses clients n’étaient pas dans leur assiette. Était-ce leurs épaules basses ? Ou bien le fait qu’ils tiraient tous une tronche de six pieds de long ? Peut-être.
— Bah alors, c’est quoi ces mines de fruits secs ? demanda-t-elle en s’essuyant les mains sur son tablier.
— Y’a qu’on est venu ici pour trouver une piste, mais que la seule chose qu’on va récolter, c’est des champignons aux pieds, dit Sarah, dépitée.
— Une piste sur quoi ?
— Nous sommes à la recherche d’artéfacts ou d’objets puissants, expliqua Mike.
— Ah ! Ah, bah non, y’a pas ça, ici. Enfin, y’a bien la Caverne aux…
Nainai serra les lèvres et les fixa avec de grands yeux ronds.
Sarah se redressa.
— La Caverne ? C’est quoi, ça ?
— La caverne ? Nooon, non ! J’ai dit taverne, avec un t. Les oreilles, c’est comme le c…
— Essaie pas d’nous prendre pour des jambons ! T’as dit caverne avec un c ! s’emporta Sarah.
— Crache le morceau, la vioque, lança Grigan avec un regard menaçant tout en faisant craquer ses jointures.
Nainai observa chaque visage avant de soupirer, mains sur les hanches.
— Très bien, pas la peine de devenir grossier… Non, mais, bouda-t-elle.
Elle hésita un instant de plus avant de finalement continuer :
— Roh, et puis zut. La Caverne aux abrutis. C’est une très ancienne légende de l’île : elle renferme, soi-disant, de fabuleux trésors…
— Soi-disant ?
— Bin, oui, soi-disant, hocha Nainai. Parce qu’elle est introuvable et tous ceux qui ont essayé ne sont jamais revenus.
— C’est pour ça que personne nous en a parlé ? demanda Sarah ?
— Mais oui ! Ça donne pas une bonne réputation à l’île et c’est mauvais pour les affaires ! Donc, on n'en parle pas, comme ça, les gens vont oublier et puis personne ne partira plus à sa recherche.
— D’ailleurs, c’est un nom assez… peu commun. Je ne crois pas avoir lu quoi que ce soit à ce sujet… réfléchit Rob en se pinçant le menton.
— C’est normal, la légende parle de la Caverne aux Merveilles, mais au fil du temps et des disparitions, il a été communément admis que seuls des abrutis voudraient s’y rendre. D’où son nom aujourd’hui.
Elle saisit le pichet vide sur la table avant de continuer :
— Bien sûr, si je peux vous donner un conseil : ne partez pas à sa recherche. Des trésors, y’en a plein d’autres, mais celui que vous devez chérir le plus, c’est votre vie.
La vieille sourit, fière de sa sagesse, puis claudiqua vers son comptoir tout proche.
Le silence s’abattit sur la table. Tous attendaient la décision du Capitaine.
Sarah passa une main sur son visage ; elle détestait cette sensation d’être coincée. De tourner en rond. D’attendre qu’un miracle tombe du ciel.
Elle inspira profondément.
— On part à l’aube.
— Oh non, on s’en va déjà ? demanda Noixdecoco avec une moue.
Sarah lui sourit.
— Chercher la caverne.
Le visage du garçon s’illumina.
— Hmm… Ça aurait été bien qu’on puisse consulter les écrits des Érudits, dit Rob. En sachant quoi chercher, on aurait peut-être trouvé quelques indices utiles…
— D’autres ont dû y penser avant nous, objecta Mike. Nous verrons plutôt une fois sur place ce qu’il en est, mais il faudra être extrêmement prudent.
— Pendant un instant, j'ai cru qu'on allait laisser tomber et que j'allais encore devoir changer d'équipage. Mais ça va, au moins avec vous, on s'emmerde pas, sourit Grigan. Si on doit crever, autant que ce soit pour quelque chose d’intéressant.
À ces mots, Marty attrapa sa chope et la leva bien haut.
— Ma, à notre foutour mort !
Sarah roula des yeux, mais cela n’empêcha pas un léger sourire d’effleurer ses lèvres. Elle saisit sa chope et trinqua à son tour.
— Quitte à être des abrutis, autant l'être jusqu'au bout. À notre réussite !
Ils furent soudainement interrompus par la porte d’entrée qui s’ouvrit dans un fracas contre le mur. Dans l'encadrement, une silhouette massive se découpa dans l'ombre. L'homme avança, et la lueur vacillante d'une lanterne révéla son visage buriné. Une barbe, des cicatrices, un tricorne, un long manteau et une jambe de bois : un pirate.
Ou peut-être un type qui n’avait juste pas eu de chance, mais l’équipage paria sur un pirate.
— Ma, il né manquerait plous qu’oun éclair en arrière-plan pour parfaire cette entrée…
L’homme balaya la salle du regard, s’attardant un instant sur la table occupée près de la cheminée, avant de se renfrogner et de marcher vers le fond de la pièce. À sa suite, une vingtaine de marins robustes le suivait. Quand ils passèrent près d’eux, les pirates dédaignèrent la Capitaine et ses hommes, mais celle-ci remarqua quelque chose d'intrigant : au milieu de ces brutes épaisses, un jeune homme chétif se tassait, visiblement mal à l'aise. Il n'avait ni leur assurance, ni leur carrure.
Sarah donna un discret coup de coude à Mike, qui suivit son regard et acquiesça.
— T’en penses quoi ? lui chuchota-t-elle une fois les nouveaux venus installés.
— Ce garçon n’a clairement pas sa place parmi eux, mais il ne semblait pas sous la contrainte non plus…
— Un merdeux qu’a pas su tenir sa langue ? suggéra Grigan.
— Possible… En tous cas, ces gars avaient pas l’air ravis d’nous voir, répondit Sarah.
— S’ils sont venus malgré la mousson, si tant est qu’ils n’aient pas fait la même erreur que nous, alors ils sont ici dans un but bien précis.
Sarah esquissa un sourire malin.
— Ça, c’est l’genre de trucs qu’on aimerait bien savoir, non ? Je reviens.
Elle se leva et se dirigea vers le comptoir où Nainai s’affairait, le dos voûté dans ses rangements.
— Un petit instant, trésor, je suis à toi dans une seconde !
La vieille femme sortit du dessous deux grands plateaux qu’elle entreprit immédiatement de garnir de chopes.
— Alors, qu’est-ce qu’y t’faut ? lui sourit-elle.
— J’aurais besoin de quelques renseignements.
— De quel genre ? Sur la Caverne ? J’t’ai déjà tout dit.
— Non, plutôt de type indiscret.
Sarah capta le regard de Nainai et jeta un bref petit coup de tête en direction du fond de la salle.
La vieille dame termina de remplir sa chope, ôta la mousse et la déposa sur le plateau avant d’en saisir une vide et de recommencer.
— Laisser traîner ses oreilles, c'est jouer avec le feu, trésor… Et, plus y'a de monde, plus ça peut brûler vite, répondit-elle sans lever les yeux de son labeur.
Sans un mot, Sarah sortit une petite bourse de son manteau et la fit glisser sur le comptoir. Nainai la prit avec un sourire en coin, ses doigts noueux se refermant sur la bourse d’un geste précis et rapide.
— À plus tard, dit-elle tout bas en lui tendant un pichet plein.
Sarah s’en saisit avant de retourner à sa table.
— C’est réglé. On finit de manger et on va faire nos sacs.
Ils profitèrent de leur repas et de la bière tout en conversant joyeusement. Malgré toutes leurs mésaventures, les escales restaient un plaisir pour chacun. Qui sait combien de temps leur prendrait la recherche de la Caverne et, crapahuter dans une forêt humide, c’est quand même moins sympa que de boire auprès d’un bon feu.
Une fois fini, ils montèrent préparer leur paquetage. Ce n’est que bien plus tard, une fois les pirates partis, que Nainai retrouva Sarah à la porte de sa chambre. La lumière vacillante de la lanterne creusait les rides de la vieille femme. Elle fixait Sarah, comme si elle s'apprêtait à lui révéler la réponse à la grande question sur la vie, l'univers et le reste.
La Capitaine, le cœur battant, eut un espoir, fragile, mais un éclat brilla dans son œil.
— Que pouic, trésor.
Sarah mit quelques secondes à réaliser.
— Quoi ? Comment ça, “que pouic” ?
— Bin, que pouic, quoi. Rien. Ils ont rien lâché. Dès que j’approchais, hop ! Plus un mot !
— La vache, vingt pièces pour ça, ça pique… dit Sarah, bras croisés contre le chambranle de la porte.
Nainai se renfrogna ; en soixante ans de métier, elle savait tirer les vers du nez, mais ces gars-là, c’était pas le petit gibier habituel.
— Crois-moi, trésor, y’a pas grand monde qui sait garder les secrets. Je leur ai même servi ma boisson la plus forte ! Mais même rond, y’en a pas un qui a lâché quoi que ce soit, même la crevette qu’était avec eux.
Nainai, main sur le menton, réfléchit un instant.
— Ceci dit, lui, ils l’ont pas tant fait boire… marmonna-t-elle.
Puis, retrouvant soudainement son entrain :
— Bah, te mets pas trop la rate au court bouillon, trésor ! Demain est un autre jour ! termina-t-elle en s'éloignant.
Sarah, perdue dans ses pensées, l’observait.
— Au fait ! dit Nainai en se tournant vers elle. Si jamais vous partez quand même à la recherche de la Caverne, il faudra d’abord payer tout ce que vous me devez ! Et signer un papier de non-responsabilité ; on n'est jamais trop prudent, de nos jours…
Satisfaite, la grand-mère lui adressa un petit sourire qui, déformé par la lumière de la torche et l’ombre de ses rides, se mua en rictus avant de descendre.
Sarah entra dans sa chambre, un espoir secret fleurissant dans sa poitrine — et si ? Mais pour le moment, ce dont elle avait le plus besoin, c’était de repos. Dans un lit moelleux, en plus, et sans parasites ! La jeune femme s’allongea et soupira. Nainai avait raison : demain serait un autre jour. Un jour où les choses sérieuses commenceraient.