Milan reste figé une longue seconde derrière la porte de sa pizzeria. Le temps s’est arrêté l’espace d’un battement de cœur bloqué dans sa poitrine. Le sang qui bout dans ses veines s’est refroidi instantanément à la vue de Sofia, plantée là dans la rue, en train de l’observer depuis le trottoir. Sa mine est revêche, presque agressive et son regard exprime plus que de la curiosité. Si Milan devait mettre un mot sur son impression, il dirait que Sofia le fusille de reproches sans même avoir ouvert la bouche. Et quelle bouche… Ses lèvres se sont légèrement affinées avec le temps, dessinant sur son menton la courbe voluptueuse d’une entrée vers le paradis. De cette bouche peut résonner le rire le plus délicieux du monde. Combien de fois Milan avait-il imaginé ce rire imprégner les murs de sa cellule ? Aujourd’hui, il l’a presque oublié. Même en faisant l’effort de se rappeler leurs adieux, il n’est pas certain que ses souvenirs soient exacts.
Elle attend impatiemment, son pied tapotant le goudron humide, que Milan daigne lui ouvrir la porte. Mais ce dernier n’est pas certain qu’il doive agir de la sorte. Que se passera-t-il lorsqu’il lui permettra d’entrer ? Devra-t-il revenir sur les quinze dernières années et lui demander pourquoi elle n’a jamais pris de ses nouvelles ? Ou tombera-t-il comme une mouche dans un pot de miel ? Il a pourtant assuré à Mélanie, la veille au soir, qu’elle ne risquait rien face à la star internationale. Alors pourquoi son cœur a-t-il soudainement décidé de jouer cet air effréné ? L’angoisse du passé surgit de nulle part et une envie de disparaître naît dans l’esprit du restaurateur. Pourtant, leurs regards ne se quittent pas une seule seconde. Ils continuent de se défier sans mot dire, comme si le monde entier avait cessé de tourner à l’instant où ils se sont retrouvés. Fuir n’aurait pas le moindre sens.
Prenant son courage à deux mains, Milan se détourne de la note manuscrite qui aurait dû le mettre en rogne pour déverrouiller la porte d’entrée et laisser entrer Sofia. La vague d’air froid qui l’accompagne symbolise brillamment le climat qui s’installe dans le restaurant. Le jeune homme referme derrière elle et prend le temps de se composer un visage neutre et serein qui ne dépeint en rien ce qu’il ressent au fond de lui. Lorsqu’il se retourne, Sofia n’a pas changé de position : elle attend les bras croisés sur sa poitrine, son pied tressautant toujours en un léger staccato.
̶ Ta sœur m’a donné ton adresse, dégaine-t-elle pour tuer le silence qui s’épaississait rapidement.
̶ Elle ne sait pas qui tu es pour moi, répond-il.
̶ Cela nous fait donc un point en commun.
Ce premier assaut est un obus tiré à bout portant depuis le canon d’un tank de guerre. Du moins, c’est l’effet qu’il a sur Milan. Ce dernier, bien que sensible à la colère de son interlocutrice, ne peut s’empêcher de penser qu’elle semble très vindicative pour une femme qui n’a même pas cherché à savoir ce qu’il était devenu à l’époque. Il se reprend sans attendre.
̶ Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai le sentiment que tu rumines quelque chose à mon égard depuis quinze ans. Si tu veux te libérer d’un poids, je t’en prie, fais-toi plaisir !
Visiblement, Sofia ne s’attendait pas à ce genre de discours. Qu’espère-t-elle de cette agression ? Des excuses ? Des suppliques ? Elle semble avoir perdu de sa superbe en constatant que Milan ne se laisse pas faire et les mots ne sortent pas de manière intelligible de sa bouche. Le jeune homme ne comprend rien.
̶ Il va falloir articuler, je ne lis pas encore dans les pensées, raille-t-il.
La moquerie gifle Sofia qui retrouve immédiatement ses esprits et déballe enfin tout ce qu’elle a sur le cœur depuis si longtemps.
̶ Je veux savoir pourquoi tu n’es pas venu, ce soir-là ! Pourquoi l’homme qui se prétendait être mon grand amour s’est comporté comme le plus grand lâche qui soit ? Pourquoi tu ne m’as pas rejointe ? Pourquoi est-ce que tu m’as fait croire que nous allions partir ensemble alors que tu devais savoir que tu ne te pointerais jamais à l’aéroport ? Est-ce que tu as la moindre idée de ce que ça fait de prendre un avion, seule, pour un pays inconnu, sans la moindre idée de ce que tu vas devenir parce que ton unique pilier dans la vie vient de s’effondrer ?
Sofia reprend son souffle et porte une main à sa poitrine. La blessure de son passé s’est rouverte malgré elle et les larmes qui lui sont montés aux yeux, bien qu’involontaires, trahissent sa douleur. Pendant une seconde, Milan est tenté de faire un pas dans sa direction pour passer un bras autour de ses épaules, mais il se reprend bien vite. Cette femme n’est pas la Sofia qu’il connaissait, celle qu’il a gardé en mémoire. Il rencontre pour la première fois la vedette de télévision, celle qui a aujourd’hui la vie dont rêvent des millions de gamines. L’ancienne Sofia, celle qu’il aimait, a disparu depuis bien longtemps. C’est cette personne qu’il aurait voulu réconforter, mais elle n’est pas présente dans la pièce. Peut-être se cache-t-elle derrière ce mur de lamentations, mais il est trop imposant pour que Milan puisse la distinguer.
̶ Avant de te répondre, j’aimerais juste te poser une question, moi aussi, réplique l’accusé : pourquoi tu ne m’as pas appelé ? Tu aurais pu appeler chez moi. Je n’avais pas changé de numéro, à l’époque. Tu aurais eu toutes ces réponses il y a quinze ans et tu n’aurais pas eu à te déplacer jusqu’ici avec tes reproches.
̶ N’inverse pas les rôles ! crache-t-elle amèrement. C’est ton silence qui a tout provoqué !
̶ Réponds-moi et je t’expliquerai.
Sofia se mord la langue de ne pas être en position de force. A bien y réfléchir, Milan n’est pas certain qu’elle soit venue ici avec une idée ou un plan bien précis en tête. Son discours est mal préparé, sa colère envenime leur échange et bloque toute tentative de dialogue. Il semble plutôt que leur rencontre fortuite de la veille l’a beaucoup travaillée et qu’elle a décidé de se montrer devant la pizzeria sur une simple impulsion.
̶ Je suis montée dans l’avion en colère. Avant de le prendre j’ai essayé quinze fois de t’appeler, mais tu ne répondais jamais. En arrivant à New-York, j’étais exténuée et je me suis endormie chez Joshua, l’homme qui devait nous héberger quelques semaines. Mais j’ai eu… quelques complications de mon côté. Je n’ai eu le temps de me poser que quelques semaines après mon arrivée. A ce moment-là, la colère avait fait son petit bonhomme de chemin et je me suis dit que si tu avais voulu me joindre, tu l’aurais déjà fait. J’ai pris ton silence pour un adieu.
̶ C’est dommage, remarque Milan. Si tu avais fait cet effort, tu aurais su que j’avais été arrêté et jeté en prison.
̶ Pardon ? s’exclame Sofia.
Sa surprise est sincère, Milan en jurerait. Même si elle est devenue une excellente actrice, l’expression qui s’est peinte sur ses traits ne saurait être trafiquée.
̶ Que s’est-il passé ? ajoute-t-elle.
̶ Afin d’éviter d’éveiller les soupçons du VD sur mon départ, j’ai accepté un dernier job pour eux, quelques heures avant de partir te rejoindre. Mais mon père a senti que quelque chose ne tournait pas rond. J’imagine qu’il s’agit d’un sixième sens paternel. Bref, il m’a suivi et a découvert mon lien avec une activité hautement illégale. Il l’a découvert dans la rue, probablement sous les yeux d’un témoin du gang qui a tiré sur mon père et l’a tué. Quelques instants plus tard, la police débarquait et me coffrait. J’ai choisi de me taire et de ne dénoncer personne pour éviter à toi et à ma famille les représailles de ces tarés et j’ai pris dix-huit mois fermes. Dès que je suis arrivé en prison j’ai essayé de te joindre. Cela faisait cinq ou six jours que tu étais partie et ton numéro français était déjà déconnecté. Je n’avais aucun moyen de te rechercher. Et j’ai espéré, pendant dix-huit mois, que tu prendrais de mes nouvelles. Quand je suis sorti et que j’ai seulement vu Leila, ma petite sœur, sur le parvis de la prison, j’ai compris que tu avais changé de vie sans moi et que ce n’était plus la peine d’espérer. J’ai préféré me concentrer sur ma sœur et ses besoins et j’ai tourné la page. Malgré le goût amer que cette histoire m’a laissé, je ne t’ai jamais détestée. J’espérais seulement que tu étais enfin heureuse, où que tu sois.
̶ Je… Je ne savais pas, bafouille Sofia.
̶ Je sais. Je ne pense pas que tu aurais ressenti autant de colère si tu l’avais su plus tôt.
̶ Et ta mère ? Et ton autre sœur ?
̶ Respectivement morte et disparue. La première n’a pas supporté le décès de mon père et s’est laissé mourir de chagrin en livrant au monde une ado de quatorze ans sans la moindre ressource. La seconde s’est volatilisée le lendemain de l’assassinat quand elle a appris que son frère jumeau était impliqué dans l’affaire. Le bruit court qu’elle n’a pas supporté les médisances et les ragots et qu’elle a préféré faire sa vie ailleurs. Je ne l’ai jamais revue.
̶ C’est affreux, constate Sofia. Je suis vraiment désolée.
̶ Tu n’y peux rien. C’est du passé. Il y a quinze ans, tu aurais pu m’apporter un peu de soutien rien qu’en prenant de mes nouvelles et en m’affirmant que tu m’attendrais jusqu’à ma sortie de prison. Aujourd’hui, ce ne sont que des pages de mon histoire et j’ai refermé ce livre.
̶ Tu as su qui avait tiré sur ton père ?
̶ Le VD. Mais qui ? Je ne sais pas. Et ça ne le fera pas revenir. Inutile d’en parler davantage.
La colère de Sofia retombe comme un soufflé mal cuit et ses épaules s’affaissent légèrement. Elle ne sait plus quoi dire. Toute sa stratégie reposait sur une croyance biaisée qu’elle ne peut plus invoquer. Un silence gênant se prolonge dans la pièce. Un peu par galanterie, mais surtout parce qu’il est ravi d’avoir déjoué les propos cinglants de Sofia, Milan se retourne afin d’offrir un peu de répit à son interlocutrice. Il tente tant bien que mal de reporter son attention sur la note de Bilal qui mentionne l’absence de Moussa lors du service de la veille, mais la présence de la jeune femme dans son dos l’empêche de se concentrer. Son aura irradie dans la pièce. Son parfum embaume les lieux. Un parfum que Milan n’avait plus respiré depuis quinze ans. Il ferme les yeux et s’octroie une brève inspiration qui le projette dans le passé à une époque bénie dont il se rappelle avec nostalgie. L’espace d’un instant, il est tenté de ne pas les rouvrir et de prolonger ce moment de félicité, car, il le sait, lorsqu’il se retournera, Sofia l’obligera à revenir au présent. Elle s’excusera de nouveau pour la perte qu’il a subi, lui dira qu’ils peuvent se voir sur Paris pendant qu’elle réside dans le coin et franchira la porte à reculons avant de disparaître une nouvelle fois. Sauf que, cette fois-ci, ce sera pour de bon. Milan ne la reverra jamais. Soit parce que les mots qu’ils s’apprêtent à échanger ne sont que des politesses, soit parce qu’il ne voudra pas retomber dans les griffes de son adolescence. L’amour qu’il éprouve pour Mélanie ne mérite pas qu’il se rapproche d’un amour enjolivé par les souvenirs et le temps.
Ses paupières s’entrouvrent lorsqu’il entend le raclement de gorge de Sofia qui essaie de capter son attention. Il est prêt, il le sait. Il est prêt depuis des années à ne plus jamais la revoir.
̶ Je suis vraiment navrée que tu ais eu à subir tout ça, s’excuse l’actrice. Sincèrement. Mais je n’ai pas eu la belle vie non plus, là-bas. Pas au début, en tout cas. Un très long début qui a duré des années.
̶ Tu veux jouer à celui qui a vécu le plus d’emmerdes ? ricane Milan. Je ne savais pas que c’était un concours.
̶ Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Simplement, je ne veux pas que tu crois que tout a été facile pour moi depuis notre séparation. Il s’est passé tellement de choses que je ne saurais même pas par où commencer si je devais tout te raconter. Je suis passée par l’enfer et j’ai bien cru que je n’en sortirais jamais. Et j’ai vécu pendant des années avec ton souvenir pour nourrir mes rancœurs. Alors, lorsque ta sœur m’a appris que tu avais trois filles, un restaurant et une petite femme pour te tenir compagnie, lorsque j’ai compris qu’elle parlait vraiment de toi, j’ai vrillé et je voulais que tu saches tout le mal que ta simple absence a causé.
̶ Et maintenant que tu en connais la cause, tu ne m’en veux plus et tu souhaites passer à autre chose, conclut le restaurateur en hochant la tête. C’est bien normal.
̶ Oui, mais… Je n’arrive pas à le dire clairement.
Sofia se trémousse face à Milan et danse d’un pied sur l’autre comme une gamine timide face au regard sévère d’un professeur exigeant. Sa figure abandonne les traits de la colère pour y peindre une ligne gênée et un œil larmoyant. Le jeune homme est désarçonné par ce retournement de situation. Ce n’est pas du tout ce qu’il avait prévu.
̶ Je m’excuse de t’avoir mal jugé pendant si longtemps, lâche-t-elle brutalement. Je venais pour exiger tes remords et voilà que c’est moi qui te demande pardon. C’est à n’y plus rien comprendre.
Elle rit nerveusement et regarde autour d’elle, scrutant les détails du restaurant pour éviter de plonger ses iris dans ceux de Milan. Ce dernier, en revanche, ne la quitte pas un seul instant des yeux. Il la redécouvre comme si elle n’était jamais partie. Elle ressemble encore à l’adolescente d’hier, même si les épreuves lui ont permis de gagner en assurance et en charisme. Ses boucles brunes tombent un peu plus bas qu’auparavant et ses pommettes se sont légèrement affaissées, mais cela ne gâche rien à sa beauté. Sofia a gardé sa fraîcheur d’antan et son minois parfait. Un visage que Milan avait tout fait pour ôter de sa mémoire depuis qu’il était en couple avec Mélanie.
C’est la pensée de sa femme qui le ramène à la raison. Que dirait-elle si elle savait que Sofia, la Sofia, était venue dans sa pizzeria alors qu’il devait préparer ses pâtons du midi ? Que dirait-elle si…
̶ C’est un très bel endroit, déclare l’actrice en tirant Milan de ses pensées.
Le fil de ses réflexions se coupe et le jeune homme ne comprend pas immédiatement de quoi parle Sofia. Il remarque qu’elle fixe les moulures au plafond et la décoration italienne des années 80. Aussitôt il se reprend et dévoile d’un ton neutre :
̶ Je voulais rendre hommage aux origines de mes parents. L’ancienne décoration était plus traditionnelle. André m’a laissé carte blanche pour tout refaire, à condition que ça ne coûte pas trop cher.
̶ Tu t’en es bien tiré. J’aimerais beaucoup manger ici un soir, si tu acceptes que je réserve une table.
Milan ne répond pas tout de suite. Il n’envisage pas une seule seconde que Sofia souhaite le revoir après cette étrange entrevue. Encore moins qu’elle vienne dîner chez lui. Premièrement, elle risquerait de provoquer une émeute. Deuxièmement, elle risquerait de pousser Mélanie à le tuer… Juste après lui avoir demandé un autographe de Sofia. N’était-elle pas censée lui en vouloir encore cinq minutes plus tôt ?
̶ J’ai l’air d’une girouette, constate-t-elle également. Excuse-moi.
̶ Deux fois dans la même journée, dit-il en se passant la main dans les cheveux, je vais devoir noter ça sur un calendrier.
Elle rit avec lui et fixe ses mèches noires qui retombent une à une sur son front. Milan rougit contre son gré et décide de jouer franc jeu.
̶ Ecoute, si j’ai pu dissiper un malentendu vieux de quinze ans, j’en suis très content. Nous dormirons mieux l’un comme l’autre. Mais je ne suis pas certain qu’il soit prudent qu’on se revoit. Tu as ta vie et j’ai la mienne. Mélanger le passé et le présent, c’est prendre le risque qu’on souhaite reprendre l’aventure là où elle s’est terminée et c’est impossible de mon côté. Je suis marié, papa et très amoureux.
̶ On se revoit dix minutes en tête à tête et tu penses que je suis de nouveau folle de toi ? s’esclaffe Sofia de façon condescendante. Tu peux rassurer ton égo : je suis passée à autre chose depuis longtemps !
̶ Eh bien tu as beaucoup de chance ! J’ai eu un mal fou à t’oublier, en ce qui me concerne, et ta présence ici ne me facilite vraiment pas les choses. Alors je préférerais qu’on ne se voit plus. Comme si je n’étais jamais venu avec ma sœur sur ton plateau de tournage.
Sofia ne rit plus du tout et comprend à présent que Milan est réellement sincère dans sa déclaration. Il ne dit pas qu’il l’aime ou qu’il est retombé amoureux d’elle en la revoyant. Il lui explique simplement que leur amour passé n’a jamais vraiment cicatrisé et que le fait de rouvrir cette plaie pourrait faire basculer leurs vies respectives. Si la jeune femme a compris l’intention, le message n’en est pas moins rude à encaisser.
̶ C’est dommage, avoue-t-elle. Je pensais que nous pourrions peut-être rattraper le temps perdu et se raconter nos dernières années. Tu pourrais découvrir un tournage si le cœur t’en dis. La cantine fait des pizzas et même si j’imagine qu’elles sont moins bonnes que les tiennes, j’aurais beaucoup aimé savoir comment tu es arrivé jusqu’ici après ton séjour en prison.
̶ Merci pour l’invitation. Je la garde en tête, mais je ne pense pas lui donner suite.
̶ Comme tu veux, Milan. Au moins tout est clair à présent.
̶ Tout est clair, oui.
̶ C’est un adieu ? demande-t-elle.
̶ Je le crains.
Sofia déglutit et ravale une larme cachée derrière un sourire un peu forcé, mais sincère.
̶ Je suis contente de t’avoir revu.
̶ Moi aussi.
Elle se retourne et déverrouille la porte pour s’enfuir sur le trottoir mouillé avant que Milan ne voit ses larmes rejoindre la chaussée glissante. Alors qu’elle passe la porte, le restaurateur aperçoit Moussa qui débarque nonchalamment et fixe avec attention la jeune femme. Elle croise son regard, baisse les yeux et accélère le pas jusqu’à la station de taxis la plus proche. Le tire-au-flanc entre à son tour dans le restaurant et pointe du doigt le dos qui s’éloigne en tapant dans les côtes de Milan.
̶ Ce serait pas la meuf de la série télé avec les esprits, là ?
̶ Si, répond Milan. Sofia.
̶ Sofia ? répète Moussa en fronçant les sourcils. Comme dans « Sofia, ton ex » ? C’est la même ?
̶ Comme dans « Sofia m’a évité de me rendre chez toi pour te péter la gueule » !
Moussa s’immobilise et comprend immédiatement qu’il n’est pas dans une bonne posture.
̶ Je peux tout t’expliquer, mec !
̶ Non, je m’en fous, en fait. J’en ai marre de ne jamais pouvoir compter sur toi. Je te demande un coup de main et tu ne penses qu’à toi et à tes business foireux. Je crois qu’il est temps que tu apprennes à te sortir tout seul de la merde. Donc rentre chez toi et c’est pas la peine de revenir au restaurant. Je trouverai quelqu’un d’autre.
Choqué, Moussa ne trouve même plus la force de faire le moindre commentaire. Il s’esquive lentement, persuadé que Milan est seulement très remonté et qu’il reviendra aussitôt sur sa décision, mais le patron a d’autres choses en tête encore plus importantes que la défection de son ami ou le fait de devoir rapidement trouver un autre commis. Il repense insidieusement à son bonheur d’antan et le poids des années le fait vaciller.