Un an plus tôt
Les sirènes retentissent, déchirant le silence de la nuit, qui semble vouloir me sortir de mes pensées. Tout va trop vite. Le feu à beau être éteint, le danger est toujours présent, là face à moi. Le camion avance trop vite, trop près de moi.
— Stop ! Crié-je, en agitant les bras.
Un second bruit surgit à ma gauche. Le claquement sourd du métal me coupe violemment la respiration. Avant même de comprendre, je sens la force d'un impact me propulser. Mon corps se fige. En quelques secondes, tout bascule. Comme si le fil invisible qui relie ma vie à ce monde vient de se briser. La douleur explose dans mon corps, brûlante, comme si chaque nerf était à vif puis... plus rien. Je ressens juste le froid du béton sous mes mains et j'entends des cris incessants autour de moi. La panique dans leurs voix et la non-sensation de mes jambes m'indique qu'il y a un problème.
Je n'avais jamais imaginé que ce serait ainsi, le moment où tout s'écroule... Où tout mon monde bascule. Moi, Micaela Corteze, pensant être invincible, désormais prisonnière de mon propre corps.
Une intervention banale, avais-je pensé. Cela ne devait être qu'une simple intervention. Des heures supplémentaires à mon planning...
Je ferme les yeux, inspire longuement avant d'expulser l'air de mes poumons, priant que ce ne soit pas déjà la fin. J'ai encore tellement, tellement de choses à vivre. Je veux bouger, mais je ne peux pas. Je suis prise au piège, coincée ici entre ces deux poids lourds.
— Elle est coincée ! Faites venir des renforts, immédiatement ! Hurle une voix, elle semble si lointaine et pourtant je jurerai qu'elle n'est qu'à quelques centimètres de moi.
Tout autour, les lumières rouge et bleue des gyrophares s'activent. Je tente de parler, mais aucun son ne sort. Mon esprit divague, pris entre la réalité et une obscurité oppressante.
Je revois le visage de mon père, son regard dur, ce mélange de fierté et d'attente. Ses mots qui résonnent encore dans ma tête : Ce métier te brisera si tu n'es pas assez forte.
Suis-je assez forte ?
La douleur devient ingérable. Les sons s'éloignent, comme si je glissais hors de moi-même. Mais même dans cet instant, une pensée refuse de lâcher prise : Je ne céderai pas. Jamais.
— Restez avec nous, Capitaine Corteze. Supplie une voix masculine.
Le bruit des métaux qui s'entrechoquent me revient en tête, mes jambes coincées entre ce gros engin et notre camion de pompier... À ce moment-là, je savais. Chaque seconde comptait. Et pourtant tout était figé autour de moi. Le temps semble s'être arrêté de tourner.
Mon souffle s'éteint doucement, laissant place à une obscurité qui semble vouloir m'avaler tout entière. Tout devient flou.
Lentement, je reviens à moi, des bourdonnements emplissent mes oreilles. La lumière traverse mes paupières encore fermées, beaucoup trop intrusive. Je lutte pour m'éveiller, pour garder mes yeux ouverts qui ne cessent de se renfermer... Une odeur familière de désinfectant m'assaille, mêlée au bip régulier d'une machine. Où suis-je ?
Mes yeux s'ouvrent enfin. Une lumière blanche m'aveugle un instant avant que la pièce ne se clarifie. Un plafond d'hôpital, impersonnel, presque oppressant. Je tente de bouger, mais mon corps s'y refuse. Une lourdeur étrange m'enserre, surtout sur le bas de mon corps.
La panique augmente. J'essaye de me redresser, de bouger mes jambes, de fléchir mes orteils. Rien. Rien ne se passe. Mes yeux s'humidifient, mon cœur s'emballe. Ça m'angoisse.
— Calmez-vous, madame Corteze. Dit une voix douce mais assez ferme à ma gauche, presque sans cœur. Une infirmière se tient là, son visage est marqué par une fatigue intense que je n'ai certainement pas causée.
— Je ne sens rien. Rien du tout... Murmuré-je, ma voix est rauque et ma gorge est sèche. Mes mains agrippent les draps blancs, cherchant désespérément une explication.
L'infirmière tente de me rassurer, de me réconforter du mieux qu'elle peut, elle vient poser délicatement sa main sur mon épaule. Un léger sourire compatissant se dessine sur ses lèvres, à peine visible.
— Vous avez subi un grave accident. Vous êtes entre de bonnes mains maintenant. Mais vos jambes... votre colonne vertébrale a été touchée.
Elle marque une pause, comme si les mots lui pesaient autant qu'à moi...
— Non. Soufflé-je. Ce simple mot résonne dans la pièce comme un cri de désespoir.
— Ce n'est pas définitif. Ajoute-t-elle rapidement. Les médecins ont fait tout leur possible. Avec du temps, de la rééducation et beaucoup de patience, il y a une chance pour que vous retrouviez votre mobilité.
Une chance. Pas une certitude. Cela est si incertain. Mon cœur se serre, et une rage sourde s'allume en moi. Tout cela pour une intervention pourtant « banale ». Ma gorge se noue tandis que les larmes menacent de couler.
— Je veux voir le médecin. Réussis-je difficilement à articuler.
Elle acquiesce avant de disparaître, me laissant seule face à cette réalité brutale. Mon corps me trahit. Je fixe mes jambes immobiles, les suppliant de bouger, comme si je pouvais leur imposer ma volonté. Mais rien ne se passe. Rien, sauf un silence accablant.
La porte s'ouvre doucement, brisant le silence dans lequel j'étais. Un homme entre, vêtu d'une blouse blanche impeccable. Son visage est grave, ses traits tirés comme s'il avait dû annoncer ce genre de nouvelles trop souvent. Le badge qui pend sur sa blouse annonce le Dr. Nayan Grace.
— Bonjour, Madame Corteze. Dit-il d'une voix posée. Je suis le docteur Grace, le chirurgien qui s'est occupé de vous.
Je le fixe, mon cœur menaçant d'exploser dans ma poitrine. Mes doigts s'agrippent toujours aux draps comme si cela pouvait m'ancrer à la réalité.
— Dites-moi que je vais remarcher. Lancé-je, incapable de contenir ma peur.
— Micaela. Commence-t-il doucement. Je vais être honnête avec vous. Votre accident a causé des dommages importants à votre colonne vertébrale. Lors de l'impact, deux vertèbres ont été fracturées, ce qui a comprimé votre moelle épinière.
Je hoche la tête, attendant désespérément la suite. Je ne saisis pas tous les mots, ou je ne souhaite peut-être pas les entendre.
— Nous avons réussi à stabiliser votre colonne lors de la chirurgie, et c'est déjà un immense progrès. Mais la compression a laissé des séquelles neurologiques. Actuellement, vos jambes ne répondent pas.
— Actuellement ? Répété-je, m'accrochant à l'ambiguïté de ce mot.
— Avec une rééducation intensive et du temps, il y a des chances que vous retrouviez l'usage de vos jambes. Mais...
Ce mot, si petit et pourtant si destructeur. Je serre les dents, les larmes brûlant mes yeux.
— Mais ?
— Rien n'est garanti. Termine-t-il. Chaque cas est unique, et seule l'évolution de votre état nous donnera des réponses précises. Quand bien même vous retrouvez vos aptitudes, pour votre métier c'est moins certain.
Je détourne le regard, incapable de soutenir ses yeux remplis de pitié. Mes pensées s'emballent. « pour votre métier c'est moins certain. » Cela veut dire quoi ? Avoir la capacité de marcher sans exercer ce qui me fait vibrer n'est pas pour moi une réussite... Loin de là !
— Vous avez des questions ? Ajoute-t-il, brisant le fil de mes réflexions.
— Pourquoi ? Pourquoi moi ? Ma voix tremble, mais je ne peux m'en empêcher. J'ai suivi toutes les règles. Ce n'était qu'une intervention ordinaire.
Il inspire profondément, comme s'il cherchait les mots justes pour me rassurer.
— Ce genre de métier implique des risques que nous ne pouvons pas toujours prévoir. Ce qui est arrivé est malheureux mais ce n'est en rien votre faute.
Pas ma faute. Mais c'est moi qui suis dans ce lit d'hôpital incapable de bouger, entièrement brisée.
— Combien de temps ? Réussis-je à articuler.
— Minimum six mois de rééducation avant de pouvoir évaluer vos progrès. Cela dépendra de votre volonté et de votre corps.
Je ferme les yeux, sentant une rage sourde monter. Mon corps m'a trahie... Et maintenant, mon avenir repose sur un peut-être.
— Merci. Dis-je sèchement, mettant fin à l'échange.
— Vous êtes une battante, Micaela. Cela se voit. Ne sous-estimez pas votre force.
La porte se referme derrière lui, me laissant seule avec un vide oppressant. Battante. C'est ce que mon père aurait dit. Mais à cet instant, je ne suis rien d'autre qu'une coquille vide...
— Où est ma fille ? Hurle une voix provenant du couloir, cette voix me semble si familière, je saurai le reconnaître même dans un brouhaha.
La porte s'ouvre brusquement cette fois, sans la délicatesse du médecin. Mon père entre, imposant... Sa carrure, pourtant familière, semble soudain démesurée dans cette petite chambre d'hôpital. Il s'arrête net en me voyant, comme frappé par une réalité qu'il n'a pas voulu imaginer. Ses yeux balaient la pièce avant de se poser sur moi, allongée, faible, les jambes immobiles sous les draps. Sa main agrippe le bord du lit, comme pour s'assurer de ce qu'il voit. Son visage, habituellement dur, se fend d'une expression que je n'ai vue qu'une seule fois dans ma vie : la peur.
— Papa... Murmuré-je, la gorge serrée.
Il ne répond pas tout de suite. Ses traits se ferment, comme s'il combattait une vague d'émotions trop violente pour les laisser transparaître. Finalement, il s'approche lentement, tirant une chaise pour s'asseoir à mes côtés.
— Micaela... Commence-t-il, mais sa voix se brise.
C'est là que je comprends. Miguel Corteze, ce roc inébranlable, est aussi perdu que moi.
— Tu n'aurais pas dû être là. Lâche-t-il finalement, presque en un seul souffle. Des heures supplémentaires ? Sérieusement, Micaela ?
Je fronce les sourcils, la colère montant malgré ma faiblesse. Ce genre de reproche n'a pas lieu d'être, pas maintenant ni même jamais.
— Et qui aurait dû y être, alors ? Quelqu'un d'autre ? C'est ça que tu veux dire ?
Il secoue la tête, passant une main tremblante sur son visage. Ses mots ne sont pas justes et il le sait...
— Ce n'est pas ce que je veux dire, Mica. Mais regarde-toi... Regarde où ce métier t'a menée.
— Ce métier, c'est tout ce que je suis, Papa. Tu le sais. Tu m'as appris ça.
Son regard devient dur, mais cette dureté masque la douleur profonde qu'il ressent en ce moment. Et je ne peux le blâmer pour ça.
— Je t'ai appris à être forte, à survivre dans un monde qui ne te fera pas de cadeaux. Mais je n'ai jamais voulu... jamais... que tu finisses comme ça.
— Comme quoi ? Une infirme ? Une ratée ?
— Ne dis pas ça ! Crie-t-il, frappant du poing sur l'accoudoir. Tu n'es ni l'un ni l'autre.
Le silence retombe, si lourd, si oppressant. Je détourne les yeux, fixant le plafond, refusant de céder à cette vague de larmes qui menace d'éclater.
— Je vais me battre. Dis-je finalement, la voix tremblante mais déterminée. Je vais me relever, avec ou sans ton soutien.
Il reste silencieux un moment, puis pose une main sur la mienne. Sa poigne, d'habitude si ferme, est presque hésitante.
— Je serai là. Quoi qu'il arrive, je serai là. Mais tu dois comprendre, Mica... Tu n'as rien à prouver à personne. Pas à moi, pas à ce métier.
Je serre sa main, mais une partie de moi refuse encore d'entendre ses paroles.
— Ce n'est pas une question de prouver quoi que ce soit. C'est une question de vivre de ma passion, ce métier me maintient en vie, il est ma raison d'être. Papa, tu sais ce que ça fait, être pompier c'est de famille.
Il hoche la tête, les yeux brillants de cette émotion qu'il cache si bien. Puis il se lève, hésite un instant, et dépose un baiser sur mon front.
— Repose-toi. On parlera de tout ça plus tard. Je t'aime, Micaela, n'oublie pas ça.
Quand il quitte la pièce, le poids de ses mots reste suspendu dans l'air. Malgré son soutien, je sens sa peur, ses doutes. Mais moi ? Je refuse de douter. Je refuse de laisser cet accident gâcher ma vie ! Je fixe alors le plafond, incapable de détourner mon regard de cette surface blanche et uniforme. Un vide oppressant s'installe en moi, un mélange de colère et de frustration.
C'est donc ça, la vie que je me suis choisie ? Une bataille constante contre les regards remplis de pitié, les mots maladroits. Je refuse que cet accident me définisse.
Les mots de mon père résonnent encore dans ma tête : "Tu n'as rien à prouver à personne." Mais il se trompe. Il y a toujours quelque chose à prouver, ne serait-ce qu'à moi-même. Et qu'est-ce qu'il sait de ça, lui, qui a toujours été au sommet, toujours respecté, toujours invincible ?
Je serre les poings sous les draps, frustrée par ma propre faiblesse. Chaque mouvement me semble être une épreuve, chaque pensée est un combat. Je revois son regard, ce mélange de peur et d'impuissance. Il n'a pas versé une larme, mais je sais qu'il en avait envie. Miguel Corteze ne pleure jamais, mais aujourd'hui, il a vacillé.
Et moi ? Vais-je vaciller aussi ?
Non.
Je refuse. Je ne peux pas laisser cet accident me définir, ni laisser son regard empreint de douleur devenir le reflet de ce que je suis devenue. Je dois me relever, pas seulement pour moi, mais pour tous ceux qui tiennent à moi. Pour que mes parents sachent que je suis toujours cette femme forte qu'ils ont élevée, malgré les doutes, malgré les erreurs.
Je ferme les yeux un instant, laissant mes pensées vagabonder. Ce n'est pas de la faiblesse que je ressens, mais une colère extrême, une envie brûlante de prouver à ce monde que je ne suis pas finie. Que je ne le serai jamais.
La voix du médecin revient me hanter. "Vous devrez être patiente, donner du temps à votre corps pour guérir." Mais combien de temps ? Combien de jours, de semaines, de mois vais-je devoir supporter ce regard des autres, cette sensation d'être qu'une ombre de moi-même ?
Les larmes montent malgré moi, brûlant mes paupières. Je lutte pour les retenir, mais elles coulent, silencieuses. J'ai envie de hurler, de briser quelque chose, de m'échapper de cette prison qu'est devenue mon corps. Mais au lieu de ça, je reste là, immobile, à regarder ce plafond vide. Parce qu'au fond de moi, une petite voix me murmure : Tu peux pleurer maintenant, mais demain, tu te relèves.
Les larmes couleront ce soir, je me l'autorise, mais cela sera l'unique fois qu'elles le feront. Je me relèverai, plus forte que je ne l'ai jamais été. Cet accident ne sera pas ma faiblesse, il sera ma force.