— Tout le monde, approchez ! Je vous présente Mark, il vient d'arriver en ville et rejoint notre club, soyez sympa et intégrez-le du mieux possible parmi nous.
La voix de Laurenn, notre coach, résonne dans l'arène tandis que les autres approchaient en cercle. Mes patins pas tout à fait lacés, je suis encore assise dans les gradins, penchée en avant pour terminer de les serrer. Quand je me redresse, mon regard croise celui du nouveau. Un grand roux aux yeux bruns, des tâches de rousseur parsemant son nez et ses pommettes.
Je ne fais pas réellement partie du club, je suis plutôt du genre à apparaître quand j'en ai envie. Ça ne dérange pas Laurenn, puisqu'elle est aussi ma coach perso, et je ne dérange personne. Je préfère patiner seule, généralement. De ce fait, je ne m'inclus pas dans l'intégration de Mark.
Pourtant c'est moi qu'il regarde et cela entraîne un frisson qui parcourt toute ma colonne vertébrale alors que je fixe un point à l'opposé. Quelque chose me met mal à l'aise mais je suis incapable de dire quoi et pour quelle raison. Son regard me semble trop insistant, assez pour que j'envisage de quitter la patinoire sans même avoir posé le pied sur la glace.
La voix de Laurenn me sort de ma bulle quand je me tiens enfin sur mes deux pieds, son ton trahissant une certaine désapprobation.
— Tu devrais t'impliquer un peu plus, si tu patines avec le club. Je sais que tu n'es pas là à toutes les séances, mais ils sont tes camarades, Emilia. Tu pourrais faire au moins un petit effort pour t'intégrer toi, mais aussi Mark. Vous partagez la glace, alors ne sois pas trop solitaire.
Une légère grimace déforme mon visage quand elle utilise mon prénom.
— Emy.. C'est Emy, Laurenn. Emilia, ça fait trop solennel, je n'aime pas ça, tu le sais.
Elle me donne une pichenette en plein milieu du front, me faisant sursauter par la soudaineté du mouvement et grimacer par la douleur vive.
— Mais ton prénom, c'est Emilia, alors je t'appelle ainsi si j'en ai envie. Allez, Emy, ne reste pas seule dans ton coin, tu t'entends bien avec Camille, non ?
— Mh, oui, mais on ne se parle pas tant que ça. J'ai des amis, tu sais ? Je ne suis pas si solitaire que ça. Je veux juste profiter de la glace sans me prendre la tête. C'est comme ça que je me sens le mieux.
Je me détourne de Laurenn pour enfin poser mes patins sur la glace quand je la vois croiser les bras.
— Dans ce cas-là, pourquoi tu viens aux entraînements du club ? Tu sais que je peux te libérer des créneaux si tu as besoin de moi, je ne comprends pas, Emy.
— Il n'y a rien à comprendre, Laurenn, j'ai juste envie de patiner. Genre, tout le temps. Donc je viens quand je peux, ça tombe parfois sur les horaires du club, c'est tout.
Impatiente, je commence à piétiner sur place et je décide de simplement mettre fin à cette discussion en m'élançant pour quelques tours de chauffe, enfonçant mes écouteurs dans mes oreilles.
Mon esprit se vide complètement dès les premiers pas. La tension disparaît instantanément, me laissant dans un sentiment de paix. Les autres patineurs ne représentent plus que des tâches floues sur le fond blanc et tous les bruits s'évaporent pour ne laisser qu'un silence agréable sans pensées. Mon corps bouge juste tout seul, porté par la sensation de légèreté. Le seul son qui atteint mes oreilles est le crissement de mes lames coupant la glace sous mes pieds.
Les autres patineurs ne comptent pas, il n'y a que moi. Loin du stress du lycée, loin de l'agitation de la maison, loin du bruit étourdissant du monde. Juste moi et rien d'autre.
J'enregistre à peine la présence du roux devant moi quand il me fait signe et, quand il décide de patiner à côté de moi, une vague d'irritation monte en moi et je
réprime un soupir agacé alors que je retire un de mes écouteurs. J'ai bien compris à son regard et à la courbe de ses lèvres qu'il ne me laissera pas tranquille si je ne lui réponds pas.
— Plutôt du genre solo, de ce que je vois ?
Tu ne crois pas si bien dire. Et tu es dans mon espace personnel, ce que je n'apprécie pas. Mais je force un sourire et lui jette un regard rapide qui se veut dire "Oui, et j'aimerais que tu me foutes la paix s'il te plaît". Je me contente de répondre d'un ton détaché.
—Eum, plutôt, oui. C'est, genre, mon échappatoire. Le seul truc qui me calme.
Bravo Emy, il va penser que t'es une folle énervée.
Mais non, il continue de me sourire, glissant agilement et se tournant pour
patiner à reculons pour me faire face.
— Ah, je te dérange peut-être ? Pourquoi tu viens sur les horaires du club, si tu préfères être tranquille ?
Parce que j'en ai envie et personne ne vient me déranger, bouffon.
— Je viens juste quand je veux, ou quand je peux. Ils ont l'habitude de me voir dans mon coin, et ça dérange personne. À part Laurenn.
Je lève les yeux au ciel à cette dernière partie. Laurenn en a assez de me voir à l'écart, elle aimerait que je me rapproche des autres, alors que j'ai toujours fonctionné comme ça. Il ricane à mes paroles, visiblement amusé par je ne sais quoi exactement. Je ne trouve pas ça particulièrement amusant. Quelque chose me dérange avec ce type mais je suis incapable de savoir pourquoi, savoir ce qui est si troublant.
Sa façon de patiner presque sans effort. Sa façon de me regarder. La façon dont son sourire semble ne pas atteindre ses yeux. Son air détendu se détache de la froideur de son regard. Une part de moi refuse d'y voir un simple geste amical.
La glace m'apaise, habituellement, mais cette fois, sa simple présence me met
mal à l'aise. Une boule de nervosité se loge dans mon estomac tandis qu'une brûlure acide me remonte à la gorge, comme un avertissement silencieux. Une mise en garde.
Je m'agite sur mes patins, mal à l'aise, un frisson désagréable me parcourant l'échine. Je me rends compte trop tard à quel point j'ai été déstabilisée par cet échange troublant, quand ma cheville s'est tordue vers l'intérieur. Dans un moment d'inattention, je n'ai pas vu l'irrégularité dans la glace sur le chemin de mes lames, et me voilà maintenant au sol, la chute réveillant mes sens en alerte.
Mes yeux papillonnent tandis que je reprends mes repères, soudainement hyper-consciente des sensations qui traversent mon corps : les hauts-le-coeur qui menacent de me faire vomir, la douleur vive dans ma cheville et mon poignet sur lequel je me suis rattrapée, l'agitation nerveuse qui continue de torturer mon estomac, ma respiration qui a changé, rapide et court.
Mark s'est arrêté et s'est accroupi devant moi pendant que je prenais conscience de tout ça et Laurenn a fait le tour de l'arène pour s'approcher de nous, désormais penchée par-dessus la bande, sa voix résonnant excessivement fort dans mes oreilles.
— Tout va bien, Emy !? Rien de cassé ? Mark, aide-la à se relever, elle est sonnée.
Ma respiration s'alourdit quand Mark fait un geste dans ma direction et je recule par réflexe. Mon corps bouge tout seul, comme s'il sentait un danger approcher. Mark cligne des yeux, visiblement surpris par mon geste, mais ne se laisse pas décourager, m'attrapant par le bras pour me tirer sur mes pieds.
— Tout va bien, princesse, je ne vais pas te manger, je t'assure.
Ses lèvres se tordent davantage en un rictus amusé, un éclat brillant étrangement dans ses yeux alors qu'il me soutient. Il passe mon bras autour de ses épaules et sa main se tient à ma hanche plus fort que nécessaire. Son odeur assaille mes sens et me retourne à nouveau l'estomac. C'est presque agressif, une odeur forte et agressive, un mélange
boisé et métallisé, froide et âcre, qui me fait tourner la tête par son intensité. Je relève à peine le surnom qu'il m'a donné si soudainement.
Ma cheville me fait trop mal pour que je m'éloigne alors qu'il m'amène hors de l'arène.
— Ça te fait mal comment ? Je t'amène au vestiaire, on va mettre de la glace dessus.
Mes muscles tendus sont près à prendre la fuite, mon esprit me hurle de m'éloigner de lui, alarmé par le ton trop amical de sa voix, mais je n'arrive pas à bouger, comme tétanisée.
Peut-être que j'en fais trop. Peut-être qu'il est simplement un peu maladroit. J'essaie de rationaliser, mais je n'arrive pas à me défaire de la sensation de menace.
On se retrouve finalement seuls dans le vestiaire et il ferme la porte avant de m'aider à m'asseoir sur un banc. Il veut probablement juste bien faire. Je dois être fatiguée pour croire qu'il est peut-être dangereux.
Mais l'instant suivant, je comprends que mon corps avait raison de se méfier depuis le début. Je fixe Mark, les yeux grands ouverts et complètement figée, incapable de bouger ou de dire quoi que ce soit, la peur explosant dans tout mon être, comprenant à peine ce qui se passe, alors que l'expression du roux change instantanément d'un sourire presque sincère à un rictus plus sombre. Il se penche vers moi, une main possessive agrippant ma cuisse et sa voix s'abaissant à un murmure rauque et menaçant.
— T'es du genre discrète, hein ? Ça m'arrange, personne ne te remarquera.
Je comprends à cet instant précis que mon sort est scellé.
Quelque chose cède en moi, au fond de mon esprit, quand la main ferme de Mark saisit ma gorge, me laissant à peine respirer.
— Fais pas cette tête, ma belle.
Une simple larme roule sur ma joue froide, Mark pose une main sur ma joue et essuie la trace humide avec son pouce, s'attardant sur le grain de beauté juste sous mon œil, et il sourit. Un sourire cruel tordu.
— Je te promets qu'on va bien s'amuser, toi et moi.
La glace commence à se fissurer sous mes pieds.