Eve poussa la porte de son appartement et jeta machinalement ses clés sur la table de l'entrée. Un bruit métallique résonna brièvement avant d'être avalé par le silence ambiant. Elle referma la porte derrière elle et s'adossa un instant contre le battant, fermant les yeux.
Une journée de plus. Une autopsie de plus. Une victime de plus.
Ses épaules s'affaissèrent légèrement. La fatigue était là, lourde, pesante, mais son esprit ne s'autorisait jamais à s'éteindre complètement.
Après quelques secondes, elle rouvrit les yeux et s'avança dans son appartement. Tout était à sa place, exactement comme elle l'avait laissé en partant ce matin. Un espace ordonné, mais impersonnel. Pas de photos sur les murs, pas d'objets décoratifs qui racontaient une histoire. Juste un espace fonctionnel, conçu pour une personne qui passait plus de temps à traquer la mort qu'à vivre réellement.
Elle retira ses bottes et les aligna machinalement près de l'entrée. Son manteau finit sur le dossier du canapé, abandonné sans cérémonie. En passant devant la cuisine, elle ouvrit le frigo d'un geste machinal, scanna les maigres provisions et referma la porte en soupirant.
Un verre d'eau ferait l'affaire pour l'instant.
Elle se dirigea vers le salon et posa son dossier sur la table basse avant de se laisser tomber dans le canapé. Ses yeux fixèrent un instant le plafond. Le silence de l'appartement aurait pu être reposant, mais il était devenu un rappel constant de sa solitude. Une solitude qu'elle avait fini par accepter.
Eve n'avait jamais été du genre à nouer des relations facilement. Et lorsque les hommes qu'elle fréquentait finissaient par découvrir sa fascination pour les tueurs en série, ils s'éloignaient presque toujours. Au début, certains trouvaient ça intriguant. Un sujet de conversation original. Puis ils comprenaient que ce n'était pas un simple passe-temps morbide, mais une véritable obsession. Elle voulait comprendre la noirceur humaine, l'étudier comme un médecin étudie une maladie.
Alors ils partaient.
Elle haussa légèrement les épaules et se redressa. Peu importait. Ce n'était pas comme si elle avait le temps pour une vie sociale.
Attrapant une serviette propre dans un meuble, elle se dirigea vers la salle de bain.
***
L'eau chaude coula sur sa peau, apaisant la tension dans ses muscles, mais incapable de calmer son esprit. Les images de la victime du Juge défilaient encore et encore devant ses yeux. Les plaies. Les inscriptions gravées dans la chair. La précision presque chirurgicale des mutilations.
Il n'était pas un simple tueur en série. Il n'abattait pas ses victimes au hasard. Chaque meurtre était une sentence, une exécution minutieusement planifiée.
Et pourtant, cette dernière scène de crime... quelque chose l'intriguait.
Eve ferma les yeux et laissa l'eau couler sur son visage.
Il y avait eu une différence cette fois-ci.
D'habitude, ses meurtres étaient méthodiques, sans traces de rage incontrôlée. Mais avec cette dernière victime... quelque chose avait changé.
Pourquoi ?
Elle rouvrit les yeux, éteignit l'eau et attrapa sa serviette.
Vêtue d'un short et d'un débardeur ample, Eve se prépara un bol de céréales avant de s'installer à son bureau. Elle alluma sa lampe de travail et étala les photos des scènes de crime devant elle.
Les corps mutilés s'alignaient en un macabre tableau.
Elle fit courir son doigt sur l'image de la dernière victime.
— Pourquoi t'a-t-il traité différemment ?
Elle pencha légèrement la tête, détaillant chaque blessure. Les précédentes exécutions étaient propres. Précises.
Mais là...
— Il a pris son temps avec toi, murmura-t-elle.
Elle attrapa son carnet et commença à griffonner des notes.
Hypothèses :
1. Lien personnel ?
2. Provocation du tueur ?
3. Évolution de sa signature ?
Elle mordilla son stylo.
La police le traquait depuis des mois, sans la moindre piste concrète. Il était insaisissable, un fantôme qui apparaissait pour juger puis disparaissait sans laisser de traces.
C'était comme si la mort elle-même s'incarnait en lui.
Eve sentit un frisson lui parcourir l'échine.
Ce n'était pas de la peur. C'était... autre chose.
— Qui es-tu... ?
Elle chuchota ces mots sans même s'en rendre compte.
Eve effleura la surface lisse des photos du bout des doigts, son regard captif de ces images macabres qu'elle connaissait par cœur. Un faisceau de lumière tamisée découpait son bureau en un îlot de clarté au milieu de l'obscurité de son appartement. Tout autour d'elle, le silence était pesant, seulement interrompu par le léger grattement de sa plume contre le papier ou le bruissement des feuilles qu'elle manipulait.
Les corps mutilés.
Les inscriptions latines gravées sur la peau.
Les preuves effacées avec une précision chirurgicale.
Le Juge était un fantôme.
Un ange de la mort qui apparaissait, dispensait sa justice, puis disparaissait sans laisser de trace, jusqu'à la prochaine exécution. Il ne laissait derrière lui que le chaos et le silence.
Eve plissa les yeux en examinant une photo sous un nouvel angle.
Il devait y avoir un lien. Quelque chose qu'ils avaient manqué.
Elle tendit la main et attrapa une loupe, analysant les moindres détails du cliché. Une coupure avec un angle particulier. Une incision plus profonde à certains endroits. Un motif récurrent dans la manière dont les corps étaient disposés...
Mais il n'y avait rien. Rien qu'elle ne savait pas déjà.
Un soupir lui échappa alors qu'elle s'appuyait contre sa chaise, levant les yeux vers le plafond.
Pourquoi était-elle aussi fascinée par lui ?
Pourquoi ce besoin compulsif de comprendre qui il était, comment il fonctionnait ?
Ses doigts tapotèrent inconsciemment le bord de la table, tandis que son esprit dérivait vers une autre question, plus insidieuse.
Pourquoi sentait-elle, au fond d'elle, qu'il la regardait aussi ?
Un frisson imperceptible lui parcourut l'échine.
Elle se secoua intérieurement. Ce n'était que son imagination.
Pourtant...
Elle pivota légèrement sur sa chaise et balaya la pièce du regard. L'appartement était plongé dans la pénombre, seuls quelques reflets de la ville filtraient à travers les rideaux mi-clos. Tout semblait normal. Rien n'indiquait une présence étrangère.
Et pourtant, ce malaise persistait.
Son téléphone vibra soudain sur la table, la faisant sursauter.
Elle tendit la main et décrocha sans regarder l'écran.
— Eve Sinclair, murmura-t-elle d'une voix encore hantée par ses pensées.
— Toujours plongée dans tes dossiers, je parie, lança une voix masculine à l'autre bout du fil.
Elle esquissa un sourire en reconnaissant Noah Carter, un collègue du service criminel.
— Et toi, toujours à t'inquiéter pour moi ?
— Quand une femme passe plus de temps avec des cadavres qu'avec des vivants, c'est légitime.
Elle roula des yeux.
— Je vais bien, Noah.
— Tu dis ça, mais je parie que tu n'as pas dormi plus de quatre heures la nuit dernière.
Elle garda le silence. Il marqua un point.
— Viens boire un verre avec moi, proposa-t-il soudain.
— Maintenant ?
— Maintenant.
Eve jeta un regard vers son bureau envahi de dossiers. La tentation de refuser était grande, mais une part d'elle savait qu'elle devait sortir, ne serait-ce que pour quelques heures.
Un léger grésillement attira son attention.
Elle sursauta et se retourna brusquement, les yeux fixant son ordinateur resté allumé sur la table.
L'écran était noir.
Juste une ligne de texte s'affichait en blanc au centre.
"Tu veux me trouver, Eve ?"
Son souffle se bloqua dans sa gorge.
— Noah ?
— Eve ? Tout va bien ?
Elle ouvrit la bouche, hésita.
Non, tout n'allait pas bien.
Mais pouvait-elle vraiment lui dire ce qu'elle venait de vivre ?
Elle fixa l'écran noir de son ordinateur, son propre reflet lui renvoyant une expression qu'elle ne se reconnaissait pas.
— Oui... murmura-t-elle finalement. Juste une longue journée.
Un silence, puis la voix de Noah reprit, plus douce.
— Tu veux que je passe ?
Elle inspira profondément.
Elle en avait envie. Mais si le Juge... ou qui que ce soit... la surveillait vraiment, elle refusait de montrer la moindre faiblesse.
Elle devait comprendre ce qu'il voulait.
— Non, ça ira.
— Tu es sûre ?
— Sûre.
— Bon... D'accord. Mais si tu as besoin, tu m'appelles, OK ?
— Promis.
Elle raccrocha et posa lentement son téléphone sur la table.
Son regard revint sur l'écran noir de son ordinateur.
Son premier réflexe fut de penser à un piratage. Mais comment ? Elle n'avait ouvert aucun mail suspect, et son antivirus était toujours actif.
Ses doigts tremblants se posèrent sur le clavier.
Elle tapa.
"Qui est-ce ?"
Le curseur clignota une seconde. Puis une réponse apparut.
"Tu cherches les réponses au mauvais endroit."
Elle sentit une vague de froid envahir son dos.
Ses yeux balayèrent son appartement, chaque ombre semblant soudain plus menaçante.
Elle tapa à nouveau, plus fébrile.
"Que veux-tu ?"
Cette fois, la réponse mit plus de temps à apparaître.
Puis, lentement, les mots s'affichèrent un à un.
"Que tu continues à me chercher."
Un frisson violent lui parcourut l'échine.
Elle se retourna vivement, le cœur battant à tout rompre, s'attendant presque à voir une silhouette tapie dans l'obscurité de son salon.
Mais il n'y avait personne.
Rien que le silence pesant de la nuit.
"Que tu continues à me chercher."
Un avertissement.
Ou une invitation.
Un frisson glacial lui parcourut la colonne vertébrale.
Quelque part, dans l'obscurité de la ville, quelqu'un la regardait.
Et ce quelqu'un était tout aussi obsédé par elle... qu'elle l'était par lui.
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L'obscurité régnait dans la pièce, profonde et oppressante, à peine troublée par la lumière bleutée des multiples écrans qui illuminaient les murs. L'air était froid, figé dans un silence presque surnaturel, seulement brisé par le faible bourdonnement des machines en veille.
Au centre de la pièce, une silhouette était immobile.
Adrian Lancaster était assis devant les écrans, les coudes appuyés sur la table, les mains jointes devant son visage. Son regard bleu glacial suivait attentivement les images qui défilaient sous ses yeux, capturant chaque détail avec une précision chirurgicale.
Sur l'écran principal, une femme.
Eve Sinclair.
Seule dans son appartement.
Concentrée sur son travail, plongée dans l'analyse obsessionnelle du dossier du Juge.
Plongée dans son dossier.
Adrian l'observait, comme il le faisait chaque nuit.
Il connaissait désormais chacune de ses habitudes.
La manière dont elle retirait ses chaussures dès qu'elle franchissait la porte.
Le soupir discret qu'elle laissait échapper lorsqu'elle relâchait enfin la tension de la journée.
Le rituel immuable qu'elle suivait ensuite, sans jamais dévier.
D'abord, une douche brûlante.
Ensuite, un repas rapide qu'elle mangeait distraitement, l'esprit déjà ailleurs.
Puis, elle s'installait à son bureau, étalant devant elle les photos et les rapports d'autopsie, analysant chaque indice dans l'espoir d'y voir ce que les autres n'avaient pas remarqué.
Mais elle ne trouvait rien.
Parce qu'il ne laissait rien.
Un sourire imperceptible effleura les lèvres d'Adrian tandis qu'il la regardait se pencher sur une photo, les sourcils froncés, mordillant distraitement sa lèvre inférieure.
Elle était magnifique quand elle réfléchissait ainsi.
Il pouvait presque entendre les rouages de son esprit tourner, s'acharner à comprendre.
Elle voulait comprendre.
Elle voulait savoir qui il était, pourquoi il agissait ainsi, ce qui le motivait.
Elle voulait mettre un nom, un visage sur le fantôme insaisissable qu'il était.
Et elle n'avait aucune idée de combien elle se rapprochait du précipice.
Lui, en revanche, savait exactement où elle en était.
Adrian pencha légèrement la tête, son regard fixé sur l'écran où elle apparaissait toujours, parfaitement inconsciente du fait qu'elle était, à son tour, sous surveillance.
Un léger frisson d'excitation parcourut son échine.
Eve Sinclair, brillante et obstinée, traquant un monstre qu'elle ne savait pas déjà tapis dans son ombre.
C'était fascinant.
Une danse mortelle dont elle ignorait encore les règles.
Il se pencha en avant, tapotant lentement ses doigts contre la table.
Elle n'abandonnerait pas.
Elle ne lâcherait pas l'affaire, même si elle savait que cette obsession pouvait la consumer.
Mais ce qu'elle ne réalisait pas...
C'était que lui aussi était obsédé.
Depuis combien de temps exactement ?
Il ne saurait le dire.
Peut-être depuis la première fois qu'il avait entendu son nom.
Peut-être depuis le premier regard qu'il avait posé sur elle, la première analyse qu'il avait entendue de sa bouche, le premier frisson qu'il avait perçu dans sa voix alors qu'elle décrivait ses meurtres avec une précision presque troublante.
Eve Sinclair.
Fascinée par le Juge.
Autant que le Juge l'était par elle.
Le destin avait une ironie délicieuse.
Adrian effleura le clavier devant lui et, d'un simple geste, laissa un message apparaître sur l'écran de son ordinateur.
Un simple message.
Un test.
Une provocation.
"Tu veux me trouver, Eve ?"
Il observa attentivement sa réaction à travers la caméra.
Son corps se figea instantanément.
Elle était encore penchée sur son bureau, mais son regard s'écarquilla légèrement.
Il vit sa gorge se contracter alors qu'elle déglutissait, sa main crispée autour de son stylo.
Puis, lentement, elle se redressa, cherchant autour d'elle un indice, une preuve qu'elle n'était pas seule.
Mais bien sûr, elle ne trouverait rien.
Elle n'avait aucune idée de l'étendue de son emprise sur elle.
Après un instant d'hésitation, il la vit poser ses doigts tremblants sur son clavier.
Et enfin, elle répondit.
"Qui est-ce ?"
Adrian sourit.
Comme si elle ne le savait pas déjà.
Il laissa passer quelques secondes avant de taper lentement une réponse.
"Tu cherches les réponses au mauvais endroit."
Sur l'écran, il la vit serrer la mâchoire.
Une lueur de défi passa dans ses yeux.
Intéressant.
Eve était brillante, il le savait.
Mais il voulait voir jusqu'où elle irait.
Jusqu'à quel point elle serait prête à plonger dans l'inconnu pour satisfaire sa curiosité.
Il tapota sur le clavier à nouveau.
"Que veux-tu ?"
Sa question s'afficha sur son écran et il la regarda se pencher en avant, totalement absorbée par ce qui se passait sous ses yeux.
Adrian observa.
Analysa.
Savoura.
Elle était exactement là où il voulait qu'elle soit.
À la frontière entre la prudence et l'obsession.
Il inspira lentement.
Que voulait-il ?
La réponse était simple.
Il voulait tout.
Il voulait qu'elle continue à chercher.
Qu'elle le traque.
Qu'elle le comprenne, le défende, le haïsse... Peu importe, tant qu'elle pensait à lui.
Tant qu'il devenait une présence permanente dans son esprit.
Il voulait voir ses nuits hantées par cette quête impossible.
Il voulait voir l'instant où elle comprendrait qu'elle ne pourrait plus s'arrêter.
Lentement, il tapa une dernière ligne.
"Que tu continues à me chercher."
Puis il coupa la connexion.
Sur l'écran, il vit Eve fixer son ordinateur, le regard hanté, troublé.
Elle savait.
Elle savait que quelqu'un l'observait.
Mais elle ne savait pas à quel point.
Adrian se leva lentement, son regard toujours rivé sur elle.
Elle était piégée.
Elle ne pouvait plus reculer.
Et elle ne savait même pas qu'elle venait de franchir une ligne qu'elle ne pourrait plus jamais effacer.
Un sourire glacial effleura ses lèvres.
Si elle voulait tant le retrouver...
Alors il allait l'aider.
Mais une fois qu'elle aurait franchi le dernier seuil...
Une fois qu'elle serait entrée dans l'antre du monstre...
Elle ne pourrait plus jamais lui échapper.