Le 2 mars 2010, notre maison s’est réveillée sous un ciel maussade … un de ces matins qui fait grise mine … une pluie fine tapote aux vitres. L’air est doux mais semble las. Le silence est plus dense qu’à l’accoutumée. Je sens alors un frisson qui n’a rien à voir avec ma fièvre, une intuition que le monde va bientôt changer.
Ma grand-mère … ma mie, comme disaient les amants d’autrefois … fêtera ses 103 ans aujourd’hui. Elle est si frêle désormais, que même sa voix semble s’être mise en veille. Il y a deux jours, elle m’a murmuré:
- “je suis fatiguée par tant de printemps.” Présente mais déjà ailleurs, dans un lieu hors de ma portée …
- “cette fois, je préfère laisser la nature avancer sans moi” a-t-elle ajouté.
Il n’y avait pas de peur dans ses mots. Juste une paix désarmante: ce n’était pas un caprice, sa décision était prise. Son horizon a rétréci.
Je me lève d’un bond. Mes pieds nus ignorent le parquet froid. Je traverse le couloir, le souffle court, comme si mon corps avait compris avant moi ce que mon esprit refuse d’admettre. Je pousse la porte de sa chambre et je la vois allongée, immobile. Trop immobile. Ses mains reposent l’une sur l’autre, en prière. Ses lèvres sont légèrement entrouvertes, comme pour confier un dernier secret. Ses yeux sont clos. Un soupir m’échappe. Un appel étouffé:
- “Mamie … ?”
Elle ne bouge pas. Elle ne répondra plus. Elle est partie sans bruit, sans cérémonie !
Je tombe à genoux. Je ne pleure pas encore. Pas tout de suite. Il y a d’abord cette sidération. Ce moment charnière où je ne saisis pas ce que mon cœur, lui, sait déjà. Je reste là, figée.
J’entends les pas feutrés de ma mère. Le visage pâle, les traits tirés, son regard croise le mien. Elle frôle mon épaule puis chuchote, peut-être pour ne pas déranger celle qui dort à jamais:
- “tu devrais être couchée, Lilas … tu as de la fièvre.” Je secoue la tête. Elle s’assied de l’autre côté du lit, effleure le corps inerte de sa maman …
- “elle est partie cette nuit … vers quatre heures … elle m’a fait promettre de te laisser reposer.”
Je perçois alors la grâce de ce départ: elle a choisi le moment, l’a préparé et m’a protégée jusqu’au bout.
On s’éternise près d’elle, muettes. Il n’y a rien à ajouter. Le monde a changé.