Les super-héroïnes n'avaient pas d'endométriose. Les héroïnes de romance n'avaient pas leurs règles. Ou bien, elles n'en parlaient que lorsqu'elles avaient du retard, pour nous faire peur et nous faire croire qu'un bébé pourrait être en route. C'était toujours au pire moment de l'intrigue que cela survenait. Parfois, il y avait une grossesse, parfois non. Certaines lectrices aimaient ça, d'autres non. Mais aucune de ces femmes de papier ne se tordait de douleur dans leur salle de bain une fois par mois. Elles ne passaient pas la semaine au lit, lovée contre leur animal de compagnie et leur bouillote, en espérant que les crampes s'estompent. Wonder Woman n'avait pas de sciatique qui la paralysait d'un coup au milieu d'un combat.
Parce que ça n'intéressait pas les lectrices. Elles désiraient s'évader de leur quotidien, de leur propre souffrance. Elles ne lisaient pas pour vivre quelque chose qu'elle connaissait déjà, mais au contraire pour découvrir autre chose ; un monde sans menstruation, où la douleur venait du cœur et pas de l'utérus. Et je ne dérogeais pas à la règle. J'adorais me plonger dans une fantasy et suivre les aventures d'une héroïne bien plus badasse que je ne le serais jamais dans mon quotidien planplan. Je n'aurais pas aimé que ses combats soient retardés par quelque chose d'aussi trivial que ses règles.
En revanche, dans une romance contemporaine, je n'aurais pas refusé une femme qui me ressemblait un peu. Les mains serrées sur son ventre, incapable de bouger, son amoureux lui apportant tout le nécessaire. Ça, ça me faisait rêver ! Parce que je n'avais jamais connu une telle chose, une telle compassion quand la douleur et le sang survenaient. Quand la crise, même en dehors de la période des menstruations me terrassaient, j'étais seule.
Ma mère ne connaissait pas cette souffrance et estimait que j'en faisais trop. Mon père pensait que je simulais. J'avais parfois cru être folle. Allongée dans mon lit, ma bouillotte plaquée contre le ventre, je songeais à quel point c'était la douleur qui me rendait folle à présent que je comprenais ce qui m'arrivait. Des larmes séchées tiraillaient la peau de mes joues. Ripley, mon adorable chatte orange, cherchait à me réconforter par tous les moyens. Elle frottait sa tête contre la mienne en ronronnant, tentant de se caler contre moi autant que possible. Je passai ma main dans ses poils. Ils étaient doux. Elle redressa le postérieur quand je grattai la base de sa queue, m'arrachant un sourire. Je fermai les yeux ; dormir me ferait du bien.
Alors que la somnolence me gagnait, quelques coups contre la porte me réveillèrent en sursaut. Mon cœur s'affola, et le tressautement de mon cœur fit fuir Ripley. Je papillonnai des paupières, perdue entre mes draps, la bouillotte tiède et la douleur.
— Nana ? demande une voix douce de l'autre côté du battant. C'est Ella. Je t'ai apporté un thermos de thé, plusieurs tupperwares, des sucreries et un bouquin ! Bon, pour ce dernier, je te le prête, faudra que tu me le rendes quand tu l'auras terminé. Est-ce que tu veux que je t'amène quelque chose ? Tu as ton ordinateur avec toi ? Je vais nettoyer la litière de Ripley et lui remettre des croquettes, tu veux que je lui ouvre ? T'as pris un médoc ?
Elle babillait sans vraiment attendre de réponse. Ma meilleure amie savait quoi faire. Chaque mois, c'était le même manège, avec quelques extras quand une crise survenait au milieu du cycle. Je culpabilisais à chaque fois qu'elle venait s'occuper de moi avec sa tendresse et sa bienveillance naturelle. Je ne lui avais rien demandé, elle s'était imposée toute seule, arguait que ça ne la dérangeait pas, qu'elle était même heureuse de me soutenir dans ces moments difficiles, et que même le jour où j'aurais mon propre prince charmant pour s'occuper de moi, elle continuerait de venir prendre soin de moi.
La porte s'ouvrit avec douceur. Le visage soucieux d'Ella apparut. Je me redressai pour la regarder, l'ombre d'un sourire flottant sur mes lèvres.
— Salut.
Elle me le rendit, illuminant son visage ovale. Ses yeux verts trahissaient un mélange d'inquiétude et de bienveillance. Quand elle la vit, ma chatte se leva et s'étira en émettant un miaulement plaintif. Je grognai.
— C'est ça, fait comme si je te retenais en otage ici.
Ella rit.
— Je vais lui mettre des croquettes et nettoyer sa litière. Est-ce que t'as mangé ?
— Je ne sais pas si je pourrais avaler quoi que ce soit.
— Ça tombe bien, j'ai apporté un deuxième thermos, avec du bouillon et des nouilles chinoises dedans. J'ai fait ta recette préférée !
Ripley descendit du lit dans un bruit sourd. Elle se frotta contre les jambes de mon amie en quittant la chambre. Ella entra. Elle contourna le matelas et déposa son fameux thermos de bouillon sur la table de chevet, près de moi. Je vis son regard balayer la housse de couette, scannant les objets ramenés pour survivre à mon hibernation mensuelle. L'avantage de travailler à son compte, c'était que je pouvais m'arrêter comme je voulais. Le problème, c'étaient les finances. J'admirais ces femmes capables de travailler malgré les souffrances endurées, qui faisaient bonne figure. Elles étaient les véritables héroïnes, celles dont on ne parlait pas assez. Moi, je n'y arrivais pas. Ce n'était pas juste à cause des crampes, mais parce que mon don refusait de se pointer si mon esprit n'était pas clair. Je ne pouvais pas conseiller mes clients si ma clairvoyance se faisait la malle.
— Et il sourit maintenant ! Je fonds à chaque fois que je le vois. C'est vraiment un amour, l'amour de ma vie.
Je me raccrochai aux paroles de ma meilleure amie, qui semblait ne pas avoir assez à faire avec un enfant, puisqu'elle avait décidé que je serais son deuxième. Elle avait un mois plus tôt, et elle est intarissable sur son magnifique bébé.
— C'est vraiment le plus beau, affirmé-je de ma voix un peu faiblarde, et je dis ça en toute objectivité.
Ella s'esclaffa.
— Tu as tout à fait raison.
— D'ailleurs, tu devrais être avec lui, au lieu de t'occuper de moi.
— C'est vrai aussi, c'est pour ça que je l'ai emmené !
Elle sortit en trombe de la chambre – la garce cachait bien son jeu – pour mieux revenir avec son petit bout de chou dans les bras. Mon sourire s'élargit à la vue de Noam. Ses yeux à l'origine bleue tiraient à présent vers le gris. Il m'observa, ses petits poings serrés, les sourcils froncés. Je ris à sa vue. Ella le déposa sur la couette, près de moi. Elle saisit tout ce qui se trouvait à sa portée : traversins, oreiller et autres coussins pour caler son bébé d'un côté. De l'autre, c'était moi. Elle se pencha pour déposer un baiser sur le front chauve de son fils. Quelques cheveux bruns épars commençaient à pointer.
— Prends bien soin de tata Solana, pendant que je m'occupe de sa maison.
Ses yeux s'égarèrent dans les miens.
— Tu veux que je réchauffe ta bouillotte ?
Je secouai la tête. Le sac de noyau de cerises était encore chaud et me faisait du bien. Je sortis une main de sous ma couette et la posai sur le ventre de Noam. Le bébé écarquilla les yeux et me fixa. Je souris, il me le rendit. Mon cœur fondit face à son adorable bouille. Des bruits me parvinrent depuis la pièce de vie. Ella ouvrait et fermait les placards en parlant de tout et de rien. Elle versa des croquettes dans la gamelle de Ripley et lui changea sa litière.
— J'ai quand même hâte de reprendre le travail, mais mon bébé va beaucoup trop me manquer. D'un autre côté, l'argent ne va pas tomber du ciel.
— Ça serait bien, répondis-je.
Je n'étais pas certaine qu'elle m'entende malgré la porte ouverte. Elle ouvrit le frigo avec énergie. Les bouteilles en verre alignée dans ma porte tintèrent les unes contre les autres. Je supposai qu'elle rangeait les tupperwares.
— D'ailleurs, il va falloir qu'on discute toi et moi.
Je me figeai. Quoi encore ? Je n'étais pas en état pour une conversation sérieuse. Ella ne reparut pas dans ma chambre, continuant son manège dans le salon.
— Il me faudra un nouveau tirage ! Pendant toute ma grossesse, tes guides marchaient sur des œufs concernant mes finances, je veux savoir si ça va s'améliorer.
Soulagée, je roulai des yeux. Mes amies bénéficiaient d'un traitement spécial concernant mon don : elles ne payaient pas. Peu importait à quel point elles insistaient, je m'y refusais. Elles avaient été mes premiers cobayes, subissant des lectures de cartes plus ou moins approximatives, m'offrant leurs mains pour que je décrypte les lignes qui s'y trouvaient, attendant patiemment que mon pendule bouge pour répondre à leur question. C'était grâce à elles si, deux ans plus tôt, je m'étais sentie assez sûre de moi pour ouvrir mon propre cabinet de cartomancie. Elles avaient permis que je développe ma pratique et me connecte aux guides, au monde invisible, aux énergies, et à tout ce qui touchait à l'ésotérisme. Sans elle, ce don que je portais depuis l'enfance aurait été étouffé. Elles lui avaient donné une chance d'exister, comment pouvais-je leur demander de payer ?
— Ça marche, promis-je, on fera ça dès que j'irais mieux.
— Non, on va faire ça aujourd'hui ! rétorqua-t-elle d'un ton qui ne suggère aucun refus.
Je soupirai et roulai des yeux, pour le plus grand bonheur de Noam qui me répondit avec un immense sourire.
— Ta mère est vraiment une femme autoritaire.
Il babilla en agitant ses poings serrés. Je ris, provoquant quelques crampes qui me firent regretter d'être en vie. Ella reparut dans l'encadrement de la porte, l'air accusateur.
— Je t'ai entendu.
— Ce n'est que la vérité, accepte-la.
Elle arbora une moue sceptique en entrant, laissant la porte ouverte. Je repoussai la couverture tandis que mon amie s'installait sur le matelas, face à moi. Elle posa une main sur le ventre de son fils et, de l'autre, me tendit une boîte contenant un tarot. Je la saisis en lui lançant un regard mauvais.
— Tu n'as pas intérêt à râler si mes prédictions sont approximatives, la menaçai-je.
Elle ricana.
— Heureusement que je ne paye pas, imagine que tu aies tort.
— Exactement ! Tu sais bien que j'ai du mal à me connecter à mon don quand je fais une crise.
— Oui, mais tu n'es pas avec une cliente, alors pas de pression.
Je marmonnai une réponse qui la fit rire, me redressai, et ouvris la boîte. J'en sortis un jeu de tarot aux dessins épurés et délicat ; un vrai travail d'artiste. Le silence s'installa dans la chambre, rompu par le bruit des croquettes dévorée par ma chatte et les tentatives de Noam pour discuter avec nous. Ella scrutait mes mains battant le jeu. Je regardai les cartes, tâchant de faire le vide dans mon esprit pour accueillir le message de mes guides. Une crampe un peu plus douloureuse me fit grimacer et perdre le fil quelques secondes, mais je le retrouvai vite.
Quand mon esprit me parût le plus clair et réceptif possible, j'étalai les cartes sur la couverture, formant un arc de cercle devant mon amie et son bébé pour l'inviter à en choisir quelques-unes. Elle ne voyait que le dos et laissa sa main gauche flotter au-dessus un instant. Elle en sortit une première, qu'elle me tendit. Je la retournai et la déposai au milieu. Concentrée, Ella ne fit pas attention à moi. Elle attendait toujours d'avoir tout pioché pour me demander des comptes.
Le dessin sur la deuxième carte me figea. Mon cœur manqua un battement, je fronçai les sourcils et observait la première qu'elle avait tiré. Je secouai la tête, mais aucune des deux cartes ne changea. Elles représentaient la même chose et ce n'était pas possible, parce qu'il n'y avait aucun double dans mon jeu, et je ne possédais pas la même boîte en plusieurs exemplaires. Qu'est-ce que cela signifiait ?
Concentrée sur le choix des cartes, Ella ne faisait pas attention à moi. Elle m'en tendit une autre et je la saisis en tremblant. Une nouvelle crampe me tordit l'estomac et, cette fois, cela n'avait rien à voir avec mes règles. Je laissai échapper les deux cartes dans ma main. Identiques. La gorge soudain sèche, j'en retournai au hasard, surprenant mon amie.
— Eh, qu'est-ce que...
Elle se tut en voyant ma panique. Identique. Identique. Identique. Les soixante-douze cartes de mon tarot représentaient la même chose. Sur fond couleur crème se trouvait un crâne humain dans lequel poussait des fleurs blanches. En bas, l'inscription indiquait « 2 La Papesse ». Un arcane majeur qui symbolisait le savoir, la connaissance intuitive, l'introspection.