C’est le fameux soir. Maya tremble déjà d’excitation dans sa belle robe de soirée rouge alors que je me gare sur le parking du bâtiment où se tient l’évènement.
Mon regard se pose automatiquement sur le toit de l’immeuble où je remarque un grand panneau lumineux qui affiche l’emblème de la nuit des arts martiaux : un rond blanc dans lequel se dessine la silhouette noire d’un homme donnant un coup de pied en l’air. La dernière pièce du puzzle qui m’a permis de résoudre l’énigme de l’As de Pique.
La police a tout de suite pris le message pour une demande d’argent et a cru qu’il fallait placer mille dollars sur l’hôtel La Luna le soir de la pleine lune pour récupérer Gold Lily.
Évidemment, on s’attend à ce qu’un tel message ait une signification dans ce genre et le voleur a très bien su en jouer. Mais la vérité est qu’il ne s’agit pas là d’une demande de rançon mais d’une proposition.
Le « révolu » est en réalité une anagramme du mot voleur et les mille éclats sont à prendre au sens littéral. L’As de Pique veut faire croire qu’ils représentent la somme demandée. Mais si on s’intéresse à la dernière partie du message, on peut comprendre qu’il est en fait question d’un défi lancé par le voleur. Il est prêt à rendre la perle au « maître », sous-entendu celui qui déchiffrera cette énigme.
Une démarche bien prétentieuse de sa part et pourtant… Pendant tout ce temps la police et les victimes sont tombés dans le piège.
Cependant, je n’avais pas d’idée quant à la signification de « la célébration battante de la pleine lune ». Ce ne pouvait pas être le jour de la pleine lune, il y en a trop dans une année.
Cette histoire m’a tenue éveillée toute une nuit et c’est seulement hier matin, quand Maya est sortie de sa chambre pour me montrer sa tenue de ce soir, que j’ai compris. Le logo de la nuit des arts martiaux. Cela fait plusieurs semaines qu’il est placardé un peu partout en ville. Impossible pour un bostonien d’être passé à côté. La voilà la pleine lune battante.
Satisfaite de ma déduction, je suis avec conviction ma petite sœur à l’intérieur du bâtiment.
Les tatamis ont été soigneusement placés au centre de la salle et quelques personnes sont déjà installées sur leur chaise. Les autres semblent amassés à notre droite, certainement à cause de l’appel de la nourriture gratuite. En effet, en nous approchant, un buffet apparaît entre l’amas des personnes présentes, toutes bien habillées pour l’occasion.
Je sens ma sœur lorgner d’un mauvais œil ma tenue bien trop décontractée à son goût.
— Tu aurais pu faire un effort, toi aussi, me chuchote-t-elle. Jeans et baskets, sérieusement…
— Je suis venue, c’est déjà bien.
Maya fait la moue pendant que mes yeux parcourent rapidement la salle des yeux : rien d’anormal.
Prétextant aller aux toilettes, j’en profite pour inspecter l’intérieur du bâtiment et repère la porte menant au toit. Une mine de critérium judicieusement placée dans l’ouverture de la porte me permettra de savoir si quelqu’un est monté sur le toit depuis l’intérieur.
De retour aux côtés de Maya, celle-ci me présente son professeur Zachary, un homme célibataire dans la trentaine. Son allure négligée et son sourire bienveillant respirent l’homme désespéré par l’amour mais qui sait s’y prendre avec les enfants. Il n’hésite d’ailleurs pas à complimenter les talents de ma sœur, au grand bonheur de celle-ci.
Puis, enfin, l’heure de la représentation sonne et Maya s’éclipse pour se mettre en tenue de karaté. C’est l’occasion parfaite pour me glisser discrètement dans le fond de la salle et atteindre la porte menant au toit.
En examinant attentivement le sol, j’y aperçois un morceau de la mine brisée. La porte a été ouverte. Il y a donc de grandes chances pour que le voleur ait été dans la salle, parmi les spectateurs.
Sans attendre un instant de plus, j’ouvre la porte et me faufile de l’autre côté. L’adrénaline s’élève en moi alors que j’approche le dernier étage, un sourire d’excitation collé au visage. Ce fameux voleur risque d’être surpris.
Je pousse la porte le plus discrètement possible. L’insigne lumineux se trouve juste en face de moi, dévorant la noirceur de la nuit de son éclat aveuglant. C’est alors qu’il apparaît.
Tout de noir vêtu, tel un oiseau venu du ciel, fendant silencieusement l’air, le voleur se dépose sur l’insigne en me tournant le dos. Captivée malgré moi par cette arrivée magistrale, j’en oublie la porte qui se referme avec un léger mais non inaudible claquement.
— Aurais-je enfin de la visite ? se réjouit l’inconnu en se relevant sans pour autant faire face.
Pas de doute, c’est bien la voix d’un homme. Elle est grossièrement aigüe et son ton est joueur, néanmoins le tout reste doux et mélodieux.
J’observe sa silhouette qui se tient droite, face à la ville illuminée et le ciel étoilé. Ses mains sont fourrées dans les poches de son pantalon tandis et son chapeau haut-de-forme se découpe dans la lumière de la lune.
— Où est la perle ?
Il relève la tête à l’entente de ma voix, certainement confus que ce soit celle d’une femme. Je souris de contentement. Oui, prétendument célèbre voleur, c’est une jeune femme de vingt-et-un ans qui a déchiffré ton énigme. Qu’en dis-tu ?
Son bras droit se soulève brusquement et un point lumineux se met à voler au-dessus de sa tête, projetant des éclats d’or. Le voleur fait un demi-tour sur lui-même avec agilité et la perle retombe dans sa main.
— Elle est là, très chère, prononce-t-il d’une voix soudain devenue grave et lente, pareille à un murmure moqueur.
Je m’approche avec réserve, profitant de le voir enfin de face pour le détailler consciencieusement.
Il porte un costume de magicien noir de jais se fondant parfaitement dans la nuit et avec comme seule note de couleur le ruban rouge qui décore son haut-de-forme. Contrastant avec le reste de sa tenue, ses gants blancs semblent presque flotter dans le vide.
Son visage est également couvert d’un masque ne révélant qu’à peine ses yeux et un sourire charmeur. Dans ces conditions, difficile de lui donner un âge mais sa façon de se tenir m’indique qu’il doit se trouver entre vingt et trente ans.
— Vous m’avez l’air bien jeune, me dit-il après m’avoir lui aussi observée.
— Je pourrais vous faire la même remarque.
Il saute et atterrit au sol toujours avec cette élégance et cette classe qui font que les gens l’adorent.
— Et vous êtes ? demande-t-il, une pointe d’amusement dans la voix.
— Je pourrais aussi vous poser la même question.
Il laisse échapper un léger rire avant de s’avancer calmement dans ma direction. Je choisis de ne plus bouger, le laissant s’approcher.
— Veuillez excusez mon impolitesse chère demoiselle. On m’appelle L’As de Pique. Je ne suis qu’un humble illusionniste mais j’aimerais juste connaître, si vous me le permettez, le nom de celle qui est venue assister à mon spectacle de ce soir.
— J’ai le regret de vous annoncer qu’il est annulé. Vos tours de passe-passe ne m’impressionnent pas.
Je garde la tête haute tandis que le voleur prend un ton faussement déçu.
— Vraiment ?
Pendant un instant, j’ai l’impression d’entendre la voix d’un enfant mais il n’y a personne d’autre sur le toit. J’en viens presque à me demander si c’est le fruit de mon imagination quand l’As de Pique reprend d’une voix normale :
— Eh bien, la moindre des choses serait de me laisser une chance de vous convaincre.
Le criminel se trouve désormais tout prêt et je me concentre sur la perle qui se tient dans sa main droite. Il va me la donner, j’en suis certaine, car s’il est le gentleman qu’il prétend être, il tiendra sa promesse.
Mais je ne peux pas me contenter de récupérer la perle. L’occasion est trop belle. Au moment où il m’offrira le bijou, il sera assez proche pour une tentative de capture. Il est temps de mettre un terme au règne de ce magicien de pacotille.
— Vous bluffez. Vous n’aviez pas prévu une seule seconde que quelqu’un puisse résoudre votre énigme.
— Détrompez-vous, charmante demoiselle, répond-t-il en avançant encore d’un pas. Les magiciens doivent faire preuve de créativité et d’imagination pour arriver à leurs fins. Prévoir n’est qu’un détail insignifiant quand on est plein de ressources.
Désormais, plus que quelques centimètres nous séparent. Je peux observer sa bouche pincée en un sourire malicieux et ses yeux qui brillent derrière son masque. Malheureusement, c’est tout ce que la luminosité du moment me permet de discerner de son visage.
— Vous êtes piégé…, je lui annonce calmement, persuadée de gagner.
— Et vous êtes un peu trop confiante, je le crains, m’intime-t-il d’une voix de nouveau grave.
Je frémis. Au même moment, il envoie la perle dans les airs.
Je suis le parcours du petit point doré dans l’obscurité et réussis à l’attraper de justesse. Seulement, quand je baisse les yeux, il n’y a plus aucune trace du voleur autour de moi.
Refusant de croire qu’il a disparu aussi vite, je me mets à examiner chaque recoin du toit jusqu’à ce qu’un papier tombe en voltigeant devant mes yeux. Je m’en empare et scrute le ciel sombre pendant une bonne minute avant de lire le message.
« Merci de votre visite. J’espère que vous avez apprécié le spectacle ! - A♠ »
•♠•
Dans un soupir, l’illusionniste retire son masque, son chapeau, sa veste et ses gants, les dépose dans sa voiture puis retourne discrètement à la réception. Heureusement pour lui, il y a encore beaucoup de monde présent. Mieux vaut se fondre dans la masse.
Sans même y réfléchir, ses yeux se mettent à scruter l’assistance en quête de la fille qui a osé le défier. Même s’il faisait trop sombre sur le toit pour apercevoir son visage correctement, il pourra la reconnaître à sa tenue sans problème. Avec son chemisier, son jeans et ses baskets, elle ne peut que dénoter.
Le jeune homme doit cependant se rendre à l’évidence : elle n’est pas là.
Qui est-elle d’ailleurs ? Que quelqu’un vienne lui rende visite pour réclamer la perle n’est certainement pas ce à quoi le voleur s’attendait. Jusqu’à aujourd’hui, ses messages avaient toujours été interprétés comme des demandes de rançons. Alors qui est cette fille sortie de nulle part qui a compris le sens caché derrière ses mots ?
Elle ne lui a pas paru être bien âgée en plus. Pourtant elle l’a confronté sans hésitation, la voix calme et posée. Comment est-ce possible ? A-t-elle réellement déchiffré l’énigme d’elle-même ?
Son esprit encore baigné de questions sans réponses, le magicien finit par déposer son regard sur un visage familier.
Nathaniel est visiblement en bonne compagnie. La jeune fille avec qui il converse est en effet plutôt jolie : un visage en ovale, des cheveux blond vénitien ondulants très légèrement jusqu’à ses épaules, de grands yeux ronds pétillants, un sourire plein de vie et un air confiant. Sans compter que sa tenue de karaté atteste de son caractère bien trempé.
C’est déjà assez surprenant de voir Nathaniel parler avec une fille mais que celle-ci soit en plus belle et charismatique est certainement un record pour l’adolescent.
Mais alors que le voleur se décide à plier bagage, une vision soudaine le stoppe dans son élan. À sa grande surprise, une jeune femme à l’allure frêle sort de la cage d’escalier. Aucun doute, c’est elle.
Il tourne la tête un instant tandis qu’elle parcourt la salle des yeux mais il ne peut s’empêcher de continuer à l’observer du coin de l’œil. Sous la lumière des néons, les traits de son adversaire du jour lui apparaissent enfin clairement.
Sa queue de cheval à moitié défaite, quelques mèches ondulantes de ses longs cheveux châtains viennent encadrer l’ovale de son visage. Étrangement, celui-ci n’est pas complètement étranger à l’illusionniste. L’a-t-il déjà vue quelque part ?
Ses yeux en amande, son nez aquilin, sa bouche fine, tout chez elle semble délicat. Elle n’est certainement pas très costaud. D’ailleurs, sa silhouette maigrichonne, son teint blême, ses joues creusées, ses cernes sous les yeux et l’absence totale de maquillage sur son visage achèvent de lui donner un air à la fois fragile et complètement livide.
C’est ça qui a osé le défier ?
Surtout qu’en plus d’être terriblement banale, l’apparence de sa nouvelle adversaire dégage une froideur qui n’a rien à voir avec la fougue dont elle a fait preuve il y a seulement quelques minutes. Elle semble également bien plus mature que ce qu’il pensait, même si elle reste tout de même assez jeune.
Vexé et intrigué par cette découverte, le jeune homme ne quitte pas la fille des yeux tandis que son regard à elle s’arrête avec attention sur chaque homme présent.
S’attend-t-elle vraiment à pouvoir le reconnaître si facilement ?
Heureusement pour lui, elle abandonne rapidement ses recherches et traverse la salle jusqu’à Nathaniel et son amie.
Le voleur l’observe avec étonnement poser sa main sur l’épaule de la jeune karatéka qui se retourne vers elle avec un grand sourire. L’adolescente présente la mystérieuse inconnue à Nathaniel qui la salut timidement. Puis tous échangent quelques politesses avant que les deux filles ne s’éloignent ensemble, laissant le garçon seul.
Le voleur attend qu’elles soient hors de vue pour s’approcher.
Mais Nathaniel ne l’entend même pas arriver, bien trop occupé à se maudire intérieurement. Il aurait pu proposer à Maya n’importe quoi : aller manger une glace ou faire un tour au Quincy Market, des choses que n’importe qui peut faire ensemble. Mais non, tout ce qui est sorti de sa bouche c’est « à bientôt ». Mais bientôt, c’est quand au juste ?
— C’était qui ?
Quand la question retentit à seulement quelques centimètres de son épaule gauche, l’adolescent fait un bond et se met automatiquement en position de combat. Ce n’est que quelques secondes plus tard qu’il reconnait le visage qui lui fait face.
— Elle s’appelle Maya, répond-t-il en se détendant. Elle va bientôt passer ceinture bleue.
— Pas elle, l’autre.
— Euh, c’est la première fois que je la vois mais c’est sa grande sœur apparemment. Pourquoi ?
Pour toute réponse, le jeune homme lui offre un sourire en coin terriblement arrogant.
Pas tout à fait rassuré, Nathaniel part chercher ses affaires avant de le rejoindre à leur voiture. À peine s’assied-t-il sur le siège passager que le magicien pose un regard curieux sur lui. Et la question qu’il redoutait tant tombe enfin.
— Qu’est-ce que tu sais de cette Maya ? Je veux tout savoir.