Juste une petite intro pour vous dire que ce texte fait partie de l’un des défis de Myfanwi, sur le thème d’une visite de chambre, vingt ans après. Comme vous le verrez à la fin du texte, je parle pas mal de musique ici.
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Ezekiel ne savait plus pourquoi ses pas l'avaient porté jusqu’ici.
Sans qu'il n’ait eu besoin de réfléchir, ses bottes à semelles cloutées avaient remonté la longue route caillouteuse. Les roches avaient roulé, il avait accroché son pantalon aux ronces.
Mais il y était arrivé.
Face à cette porte qu'il n’avait pas oubliée, malgré les années.
La peinture s'était écaillée. Le rouge qu’il avait lui-même appliqué vingt ans plus tôt laissait entrevoir le bleu des anciens propriétaires. La petite statuette d’oiseau en plâtre réalisée en classe de primaire avait perdu sa tête.
La serrure avait été forcée.
— Eze ?
Avec un léger sursaut, l’homme se retourna, portant par réflexe une main sur le revolver qui battait à sa hanche.
Fausse alerte.
Noam, l’un de ses compagnons de route, l’observait depuis le contrebas, fusil en bandoulière, mains sur les bretelles de son sac. Sous le soleil brûlant, sa chevelure rousse donnait l’impression que son visage s'était embrasé.
Il avait dû le suivre depuis le campement.
— On... on s’inquiétait de pas te voir revenir. Tu... on doit rester ensemble, tu te souviens ?
Ezekiel se mordit la lèvre, reportant un instant son regard sur la serrure explosée.
— J’en ai pour quelques minutes. Pas plus.
— Et si... c’est habité ?
Noam s'était approché, les joues rouges, les cheveux collés aux tempes.
— Personne n'est assez fou pour élire domicile dans les terres désolées. Retourne au camp, gamin.
— Non. On a dit qu’on veillait les uns sur les autr-
— Ça va, j’ai compris.
Avec un soupir, Ezekiel acheva de défoncer la porte d’un coup de pied. Puis, imperturbable, il enclencha la petite lampe torche qu'il portait à l'épaule, avançant dans la pénombre en faisant craquer des bris de verre sous ses bottes.
L’entrée menait directement sur un petit salon à l'allure modeste mais confortable. Le lieu avait dû être accueillant, sans la terre et les briques venus de la maison voisine, effondrée au beau milieu de la pièce. Seul vestige de cette petite vie tranquille, un cadre brisé où figurait une vieille photo défraîchie.
Ezekiel s'approcha, lentement, contournant une pile de gravats pour s’en approcher, les lèvres pincées. Instinctivement, il avait fourré ses mains dans les poches de sa sur-chemise, comme pour cacher les poings qu’il venait de serrer.
A droite du cadre, sa mère. Robe d’été bleue, longs cheveux bruns légèrement ondulés (le seul trait dont il avait hérité). À gauche, son père. Chemise blanche, pantalon noir. Une barbe drue qui donnait à ses traits une dureté qui n'était pas dans son caractère.
Au milieu... c’était lui.
Il portait un simple short et le t-shirt d’un groupe de rock dont il était fan à l'époque. Couplé à des basket converse et à une paire de chaussettes hautes, il avait cet air parfaitement ridicule qu’ont les adolescents qui se cherchent. Ajoutez à cela son vernis noir et son oreille percée... Ses parents n'avaient pas eu besoin de bien plus pour le regarder avec un air affligé.
C'était d’ailleurs cet air là qu’avait la photo. Un air de banalité affligeante. Du quotidien. L’infirmière, le responsable du secteur vente Ford et leur ado rebelle.
— C'est toi ?
Ezekiel baissa les yeux. Noam l’avait rejoint, lampe torche en main. Son faisceau braqué sur le cliché, il l’observait.
— Oui.
— T’es jeune.
L’homme ne répondit pas ; il se contenta de tourner la tête vers le reste du salon.
La cuisine avait été dévastée. On avait cherché quelque chose. De la nourriture sans doute. Bonne pioche. Sa mère avait toujours des dizaines de boîtes de ravioli qu’elle achetait en promotion au Walmart.
La cage d’escalier en revanche, semblait relativement propre. À part la poussière, rien ne semblait avoir changé. Le dessin qu'il avait réalisé gamin pour la fête des mères était même encore accroché, jauni par le temps mais toujours aussi sophistiqué - avec son soleil en coin et ses bonhommes bâton.
— C'était ici... chez toi ? Murmura Noam alors qu'il s’approchait.
Ses grands yeux bleus illuminés par sa lampe-torche, le rouquin lui avait encore une fois emboîté le pas, l’air à la fois fasciné et terrifié.
— Mmh. Acquiesça Ezekiel.
La première marche grinça raisonnablement sous son poids alors qu'il s'engouffrait dans l’escalier, mains sur la rambarde, comme il l’avait tant fait plus jeune. Ne manquait que son walkman et ses baskets aux lacets défaits et il était replongé vingt ans en arrière.
Noam plongea à sa suite, le souffle anxieux :
— Attends. C’est pas... On sait pas ce qu'il y a là-haut.
Ezekiel étouffa un petit sourire, masqué par sa barbe épaisse.
Il savait tout à fait ce qui se trouvait là-haut.
Pourtant, la salle de bain proprette aménagée avec soin par sa mère ne l'était plus tant. Porte défoncée, elle se dessinait en haut du palier, éclairée par la torche tremblante de son jeune compagnon de route.
Tout comme pour la cuisine, elle avait été retournée, sans doute pour trouver des médicaments. Manque de bol, son père était plutôt versé dans les médecines alternatives. Même lorsqu'il s'était cassé le bras en tombant de leur grand chêne, Ezekiel n’avait eu le droit qu'à une infusion thym-gingembre.
Il sourit.
Le petit garçon qui était rentré en pleurs, les genoux écorchés et le bras en écharpe, n'avait peut-être pas totalement disparu dans le souffle de l’Explosion Orange.
— Je peux ?
Indéfectible compagnon aux genoux tremblants, Noam avait pénétré à sa suite dans la salle de bain. Il désignait les deux serviettes maculées de poussière encore en place, attendant d'être utilisées.
— Vas-y.
— C’est pour faire des bandages. On peut en avoir besoin pour-
— Je sais.
Noam refréna une petite moue amusée. D’un geste expert, il plia les deux draps éponges qui avaient servi tant de fois sur les bords de la piscine du quartier, les faisant disparaître dans son gros sac à dos.
— Au moins on pourra dire qu’on ne s’est pas éloignés pour rien. Il rit en passant une main dans ses boucles rousses.
— Pas besoin de se justifier.
— Toi, non. Moi, oui.
Ezekiel eut un sourire plus franc.
— Un jour tu comprendras. T’as pas à prouver quoi que ce soit à quiconque.
— Parce que j’suis pas aigri.
L’homme secoua la tête :
— On en reparle dans dix ans.
Puis, il tourna les talons, éclairant les trois portes que présentait le petit palier obscur - cette fois intactes.
Le bureau de son père.
La chambre de ses parents.
La sienne.
Dépassant Noam, il s'approcha de la dernière porte, hésitant un instant.
Et si elle avait été mise sens-dessus-dessous, comme le reste de la maison ? Ses disques éparpillés, ses draps déchirés, tachés de sang ?
Il posa la main sur la poignée, éclairant le bois usé où était affiché un vieux poster froissé à l’effigie du Born in the USA tour - Bruce Springsteen. Sur l’affiche, le chanteur avait le poing levé, détouré sur un fond aux couleurs du drapeau américain.
— C'était ta chambre ?
— Ouais.
La remarque de Noam avait dissipé le doute. Ezekiel abaissa enfin la poignée.
La porte s’ouvrit.
Enfin.
Le silence tomba, répondant à son souffle qui s'était emballé.
Rien n’avait bougé.
Personne n'était venu retourner son refuge, à la recherche de matériaux ou d’équipements. La petite pièce était restée telle qu'elle.
Son lit.
Son bureau.
Il inspira profondément. Sans la poussière omniprésente qui saturait presque le faisceau sa lampe, il aurait pu penser qu'il venait de rentrer du lycée, comme si vingt années ne s'étaient pas écoulées.
La lampe de Noam vint éclairer un instant sa grande bibliothèque, parcourant les rayonnages qui croulaient sous une impressionnante collection de comics DC aux pages gondolées.
Ezekiel s'approcha à son tour, sa propre lumière venant effleurer les ouvrages abîmés par les années. Batman family. Nightwing : infinite. Batman : the enemy within. Devant, couverts de toiles d’araignée, une série de bibelots montaient la garde, de la pomme de pin séchée à la petite figurine articulée.
— C’est quoi ? Demanda Noam, curieux.
— Des comics. Sourit Ezekiel en retour, tirant l’un des ouvrages dans un nuage de poussière. Je lisais ça gamin.
Le visage constellé de tâches de rousseur du jeune homme se pencha sur la bande dessinée, interdit. Il avait l’air perplexe, comme si imaginer le taciturne Ezekiel plus jeune, installé sur son lit, à dévorer les aventures du chevalier noir, était hautement improbable.
— Ça fait bizarre de penser que t'as été jeune un jour.
Noam s'installa sur le lit, levant les yeux vers le plafond ou étaient collées une série d'étoiles. Autrefois phosphorescentes, elles étaient aujourd'hui couvertes de moisissure. A leurs côtés, une affiche géante à l’effigie de Bruce Springsteen, posant aux côtés d’une guitare, avait été accrochée à l’aide de grosses punaises.
— T'étais fan de ce gars, non ?
— Bruce Springsteen ? Un peu de respect. Tu parles d’une légende.
— Inconnu au bataillon.
Ezekiel soupira, désignant une pile de CD à l'abandon sur sa vieille chaîne hi-fi. Le rouquin suivit son geste, attrapant d’un des disques, sourcils froncés.
— J’comprends mieux pourquoi tu portes toujours ce truc. Il rit en désignant l'une des pochettes où l'artiste arborait un foulard écarlate dans sa poche arrière. J’pensais que t'étais un scout, mais t'étais un rebelle en fait !
Ezekiel secoua la tête, portant par réflexe une main au bandana noué autour de son cou :
— T’emballes pas, gamin.
Puis il se tourna face à son bureau où trônaient quelques bulletins scolaires - mauvais, on ne se refait pas. Sous l'un d’eux, un dessin maladroit représentant son super-héros favori aux côtés de son fidèle robin était un peu corné, inachevé.
Comme sa vie d’adolescent.
Il avait grandi trop vite.
Le gosse fan de comics qui ambitionnait de devenir musicien avait dû se terrer au moment même où les vitres du salon avaient explosé, soufflées par l'Explosion Orange.
Les années passées dans l'obscurité des décombres, à compter les morts et les blessés, avaient achevé de le tirer définitivement de l’enfance. Ses yeux sombres étaient devenus trop sérieux. Il avait pris l’air grave de son père avant de souffler ses vingt-et-unes bougies.
— C'était comment ? Demanda soudain Noam, le tirant de ses pensées.
Mains sur les genoux, il avait sagement reposé l’exemplaire de Born In the USA pour fixer son regard sur les polaroïds accrochés au mur.
Des soirées d’ado. Des visages flous, grillés par les années. Sa petite amie de l'époque, les cheveux coiffés en deux nattes blondes.
— Je veux dire... avant. Tu n’en parles jamais. Mais je... j’suis curieux. T'étais bien quelqu'un avant. Et c’est pas par hasard que t’as décidé de revenir ici.
Les joues de Noam avaient légèrement rougi, les mains qu'il avait posées sur ses cuisses secouées par un léger tic nerveux.
Face à lui, Ezekiel laissa échapper un soupir, prenant appui sur son bureau, bras croisés :
— Qu'est-ce que tu veux savoir ?
— Je... Je sais pas. Ta vie, quoi.
L’homme passa une main dans ses cheveux, chassant la sensation étrange qui prenait racine dans son estomac depuis quelques minutes maintenant.
De la nostalgie ?
Non merci. Très peu pour lui.
— Je suppose que je pensais avoir une vie terriblement banale. Rien d’extraordinaire. Un toit au-dessus de la tête. De la nourriture dans le frigo. Un lit où dormir. Tout semblait tout tracé. J’allais faire la même école que mon père, même si j'aspirais plutôt à...
Ezekiel pointa du bout du menton la guitare accrochée sur l’un des murs, aux côtés de nombreux posters de rock défraîchis.
Le regard de Noam s’illumina.
— Tu sais jouer ?
— Je savais, oui. J'avais un groupe de musique.
— Tu m’joues quelque chose ?
— Je croyais que t’avais peur de rentrer dans cette baraque.
Le rouquin fronça le nez, faisant la moue.
— C’est tellement rare de te voir sortir plus de deux mots. J’ai envie de profiter de ce moment de grâce. Vas-y, fais hommage à ton Brice Springsteen.
— Bruce.
— C’est pareil. Sauf si tu joues.
Ezekiel laissa échapper un petit rire.
— T’es dur en affaires, gamin.
— J’ai appris des meilleurs.
L’homme se redressa avec un haussement d'épaules, tendant le bras pour décrocher la vieille guitare du mur où elle avait été soigneusement installée. Avec une lenteur presque solennelle, il effleura le manche, les cordes, vérifiant que le bois n'avait pas pourri ; mais sous sa pellicule de poussière, l’instrument avait tenu bon.
— Elle est désaccordée. Il murmura, tirant avec soin sur les clés.
— Je peux attendre. Sourit Noam en étendant les jambes, épaules en arrière.
Ezekiel s’installa au bord du lit avec un léger soupir, calant l’instrument sous son bras avant de pincer quelques cordes. Quelques notes aigres s’en échappèrent, de plus en plus justes alors qu’il les mettait en tension.
Il tenta un premier accord. Faux.
Sourcils froncés, ses mains s'activèrent à nouveau sur le manche. Puis, enfin...
— Light's out tonight, Trouble in the heartland...
Sa voix s'était élevée en même temps que les premiers accords. Grave. Un peu rauque. Il ne chantait pas vraiment. C'était un murmure, à peine.
Mais la mélodie était juste.
Noam se figea, levant les yeux vers son aîné, comme si sa bouche était soudain trop sèche.
— Got a head-on collision, Smashin' in my guts, man...
Les doigts d’Ezekiel avaient retrouvé leur route sur les cordes, presque naturellement. La mélodie était fluide, douce.
Les terres désolées semblaient avoir attendu ce moment. Les gravats, les toiles d’araignée, la poussière... tout semblait s'être arrêté pour observer, pour écouter ce qui se tramait dans la dernière bicoque encore debout dans la banlieue de Jacksonville.
Noam ferma les yeux.
C'était presque impudique d’observer Ezekiel si vulnérable. Lui qui se murait habituellement dans un silence parfaitement étudié pour le séparer du reste de ses compagnons. C'était presque comme le voir nu, délesté des couches qu'il s’évertuait à mettre entre lui et le monde.
Quand la dernière note mourut, le silence s'installa à nouveau. Plus lourd qu'il ne l’avait jamais été.
Puis le fracas.
En bas.
Un bruit de chute. Une simple bourrasque sans doute.
Mais la réalité venait d’engloutir les souvenirs.
Noam pâlit brusquement, échangeant un regard alarmé avec son Ezekiel qui s'était figé. Lentement, il déposa sa guitare, laissant sa main glisser vers son holster.
— Noam... Il souffla.
— C’est...
Il se redressa, l’arme à la main, lui faisant signe de garder le silence.
— Reste ici. Quand je serais sorti, barricade la porte.
— Mais...
— Fais ce que je te dis.
Il vérifia son stock de balles, jura entre ses dents, puis éteignit sa lampe avant d'ouvrir la porte.
Elle grinça.
En bas, un nouveau fracas.
— Eze...
Ezekiel ne répondit pas.
Dans l'obscurité de la cage d’escalier, le reflet de deux iris glauques venaient de franchir le faisceau de sa lampe.
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FIN
Et en voici un nouveau défi de bouclé 🤍 J’espère que ce texte vous a plu ! Je ne suis pas habitué à verser dans l’autres styles que la romance, écrire sur la filiation et les souvenirs a donc été un peu différent pour moi, j’espère que mon malaise n’a pas été trop tangible (。•́︿•̀。) Je suis aussi un peu HS sans doute, mais soyons fou, l’important c’est d’écrire !
Dans tous les cas, merci beaucoup d’avoir lu, je m’en vais de ce pas jeter un oeil autres participations 👀 N’hésitez pas à me dire ce que vous avez pensé de ma participation (づ_ど)
Et je remets le lien de la musique “Badlands” aussi (en commentaire, apparement faut faire comme ça, poke poke Lunny)