Le vent balaya les longs cheveux blonds et lisses d’Yselle, un frisson lui parcourut l’échine. Elle était anxieuse, la jeune lycéenne. Elle se trouvait devant le pas de la porte d’une bâtisse bourgeoise. Tout ce que son père et sa mère abhorraient. Pourtant, elle y allait de son plein gré. Un mélange d’excitation et d’anxiété la traversait. Enfin, elle avait réussi à convaincre ses parents de passer l’après-midi chez son amie, Tristane. Alors, la jeune fille attendait, un peu penaude, sur le perron de la porte d’entrée. Une double porte en bois massif avec des vitraux. Dans ses mains, elle tenait fermement une tarte au citron qu’elle avait préparée elle-même. Elle déglutit en voyant une silhouette se dessiner au travers des vitraux. Elle se demanda quelques secondes si elle s’était faite suffisamment jolie. Elle se demandait surtout si elle oserait parler à son amie. Peut-être n’était-ce pas le bon moment. Peut-être Tristane n’était pas prête. Pourtant, la blonde ne pouvait pas s’empêcher de sentir son cœur fondre devant le sourire de la brune aux belles boucles qui lui ouvrait la porte. Les deux jeunes filles se firent la bise pour se saluer, puis Tristane laissa entrer son amie.
— Je t’ai fait une tarte au citron ! Je sais que tu adores, lança Yselle fière d’elle.
— Au citron ? Vraiment ? demanda Tristane, étonnée, mais non moins touchée.
— Bien sûr ! Yselle lui fit un clin d’œil.
Tristane conduisit Yselle à la cuisine pour y déposer la tarte en attendant l’heure du goûter. La jeune invitée regardait la petite robe blanche de son amie : le tissu semblait neuf et de qualité. Il virevoltait gracieusement à chacun de ses pas. Yselle avait choisi la plus belle de ses robes, bleue avec des petites fleurs, mais la sienne accusait le temps. Elle rougit, un peu honteuse. Elle n’était décidemment pas assez bien pour son amie. Tristane incarnait tout ce que ses parents lui avaient appris à détester, mais elle ne pouvait s’y résoudre. Être la fille d’un notaire respectable et respecté offrait bien des avantages. Ce n’était pas le cas pour une fille d’ouvrier. L’une faisait partie de la petite bourgeoisie catholique, l’autre du prolétariat et pourtant elles étaient inséparables. Drôle d’époque ! Parfois, Yselle se demandait si elles seraient devenues amies quand même, si les choses avaient été différentes…
Une fois arrivées dans la cuisine, Tristane prit délicatement la tarte et la déposa sur la table. Une émission d’actualités passait sur le poste. La bouclée alla fermer la fenêtre et coupa l’émission dans un soupir de soulagement.
— Radio Paris ment, Radio Paris ment… Radio Paris est allemand ! fredonna Yselle.
— Radio Paris, Radio Nazie ! renchérit Tristane dans un clin d’œil.
Fières de leur dissidence, elles échangèrent un sourire complice. Tristane attrapa ensuite Yselle par la main pour la mener au salon. La blonde se laissa guider. Elle avait presque oublié son anxiété. Le sourire de Tristane avait le pouvoir de la chasser. Alors elle la suivait docilement, jusqu’au salon aujourd’hui, le bout du monde demain. La brune se laissa choir sur le canapé et invita son amie à faire de même, mais cette dernière était trop occupée à admirer les livres de la grande bibliothèque.
— Tu ne trouveras qu’une sélection de livres socialement acceptable dans le salon… Mais Papa m’a trouvé une rareté, je te la montrerai tout à l’heure ! Tristane eut un sourire espiègle pour son amie.
— Tu m’intrigues ! répondit Yselle en venant s’asseoir à côté de sa brune.
— Tout de même ! Depuis le temps que nous nous connaissons… tu viens seulement maintenant à la maison ! reprocha Tristane à sa blonde qui haussa les épaules.
— Que veux-tu que je te dise… Tu sais quelle est la différence entre Pétain et ma maman ? Avec Pétain, tu peux négocier !
— Collaborer même !
Elles rirent de bon cœur. Yselle perdit ses yeux verts dans ceux, noisette, de Tristane. Tristane trouvait à Yselle le charme épicé de la rébellion. Yselle trouvait à Tristane le charme des filles bien nées et cultivées. Les deux échangèrent un regard. Sans doute un peu trop long et tendre. Tristane rougit et détourna les yeux. Yselle soupira. Comme il est plus facile de parler d’autres que de soi-même, la conversation glissa sur la vie au lycée sous l’occupation : la cohabitation forcée avec les Allemands, celle avec les garçons aussi. À Chartres, le lycée des jeunes filles avait été déplacé au lycée Marceau qui était lui-même partagé avec l’occupant. Les deux amies faisaient de leur mieux pour chahuter les garçons qui leur rendaient bien. Garçons et filles savaient toutefois s’allier quand il s’agissait d’embêter les Allemands : des V fleurissaient sur les murs et les tableaux, pendant que les professeurs étaient soudainement pris de mystérieuses crises de cécité… Deux jeunes filles différentes que la quête de liberté avait unies.
Yselle ne savait que dire, Tristane non plus. Elles avaient tellement attendu ce moment qu’elles en perdaient les mots. L’une n’osait rien avouer à l’autre qui n’osait se l’avouer à elle-même. Le regard de la blonde descendit sur la croix en or que portait la brune autour de son cou. Elle détourna le regard. Yselle n’en pouvait plus d’aimer en silence. Elle voulait hurler son amour pour se libérer. Elle était pourtant là à se taire. Paralysée par la peur du rejet, pire encore, la peur de la condamnation. C’est pourtant Tristane qui fit un pas la première. Un tout petit pas, un peu timide, mais si grand pour elle.
— Dis, Yselle… c’est quoi l’amour ?
— L’amour, c’est comme quand je te prépare une tarte au citron malgré les restrictions pour te faire plaisir alors que je n’aime pas ça.
Tristane regretta sa question et fit semblant de ne pas comprendre. Elle ne pouvait pas se résoudre à comprendre. Elle ne pouvait pas se défaire de son éducation. Alors elle passa outre et déclara qu’il était l’heure de manger la fameuse tarte. Les filles retournèrent à la cuisine pour la déguster. Tristane coupa deux parts égales et les mit chacune dans une petite assiette en porcelaine. Elle servit ensuite deux verres de lait et posa deux petites cuillères. La brune prit une bouchée. La blonde l’imita à sa suite.
— Tu as mis de la rhubarbe et du vinaigre blanc pour essayer de remplacer le citron ? demanda Tristane.
— Oui… Ce n’est pas bon ?
— Pas vraiment, non !
La mauvaise tarte au citron sans citron amusa les filles et détendit l’atmosphère. Une fois le goûter terminé, Tristane prit à nouveau la main d’Yselle pour la mener à sa chambre. Une fois à l’intérieur, elle ouvrit une grande armoire et en sortit un coffre. Elle alla ensuite récupérer la clef cachée sous son lit pour l’ouvrir. Sous les yeux étonnés d’Yselle, Tristane sortit un exemplaire de The Wonderful Wizard of Oz que son père avait déniché au marché noir par chance et hasard. Les yeux pétillant d’exaltation et de malice, les deux amies s’installèrent pour le lire ensemble sur le lit. Lire un livre en anglais sous l’occupation était pour ces jeunes adolescentes un acte farouche de résistance. Les Allemands pouvaient bien brider les heures d’apprentissage de l’anglais dans les lycées, ils n’étoufferaient jamais la flamme de la liberté. Non sans difficulté et avec l’aide d’un vieux cahier de leçons de l’avant-guerre, elles commencèrent leur lecture.
— Au fait, elle est jolie ta robe ! complimenta Tristane. Yselle ne put se retenir de rougir.
Le temps fila. Peut-être trop vite. Yselle, comme le lion, souhaitait qu’Oz lui donne du courage. Le courage de tout avouer à Tristane. Le courage de la prendre par la main et lui dire que tout irait bien, même si c’était un mensonge. À nouveau, elle se perdit à contempler son amie. Tristane le remarqua et la contempla en retour. Est-ce Oz qui accorda finalement à Yselle le courage de poser ses lèvres sur celles de Tristane ? Ou venait-elle seulement de comprendre qu’elle l’avait toujours eu au fond d’elle ? Pendant quelques secondes, Tristane elle-même fut portée par la témérité de son amie. Elle réussit à oublier sa famille, l’occupation, Dieu lui-même. Tristane comprit alors que l’amour avait le goût des lèvres d’Yselle. Pendant ce petit moment hors du temps, elles n’étaient plus que deux jeunes lycéennes qui n’avaient jamais été obligées de grandir trop vite à cause d’une guerre. La réalité pourtant, en souveraine implacable, finit par les rattraper.
Tristane se recula vivement, les joues rouge carmin. Interdite, elle n’osa rien dire. Comme elle n’osait pas s’avouer qu’elle avait aimé ce baiser. Son propre cœur lui faisait bien davantage peur que les Allemands. Elle mourait d’envie d’hurler à Yselle de l’embrasser à nouveau, mais elle n’en dit rien. Elle fit ce qu’elle savait faire le mieux, ce que l’on attendait d’elle : se taire et enfouir ses sentiments. Elle ne pouvait se résoudre à l’idée d’aimer une femme. Ce n’était pas acceptable. Se retenant de pleurer, elle porta de nouveau son attention sur le livre pour oublier ce moment. Pour s’oublier elle-même.
Yselle ravala ses larmes, les joues rouges elle aussi.
— Soit… N’y pensons plus ! dit-elle.
Depuis, les deux jeunes filles y pensèrent tous les jours.
C'est tout doux, on a plein de références et l'épisode de la tarte au 'citron' rend bien la réalité du rationnement. Une vraie réussite ce petit texte, merci 😄
Et vivement le prochain !
P.S. la phrase que tu as rajouté dans cette version, ni-quel !