Dans la moiteur d’un été précoce, un corps se prélassait encore dans les draps. Ses cheveux en cascade sur l’oreiller, ses yeux encore clos, le soulèvement de sa poitrine à chaque respiration, je le contemplais avec ferveur. Si jamais il se réveillait, là, alors je n’aurais plus de choix à faire. La mission serait caduque certes, et je me prendrais un avertissement. Il irait rejoindre la ribambelle d’autres que je me coltinais depuis dix ans de service. Assis sur le coin du lit, je l’étudiais. Que se passerait-il si je le touchais. Que lirais-je en lui dont l’institut a tant besoin ? Un gémissement m’arracha à ma contemplation. Lucas luttait contre le somnifère. Que se passerait-il si je ne le touchais pas. Que ferait de moi l’institut dont j’ai tant besoin ? Souffrir un nouvel impair...
Je m’allongeais face à mon informateur inconscient, passais mes doigts sur sa joue, l’effleurant à peine. Hier soir, je l’avais trouvé comme prévu, sur le quai. Il badinait avec son groupe d’amis. Je l’avais trouvé émouvant, naïf et d’une beauté incongrue. Un regard d’un vert tendre, un bec-de-lièvre qui lui barrait tout le bas du visage, une cicatrice qui courrait le long de sa mâchoire jusque sous sa chemise terriblement mal boutonnée. Le lundi avec le mardi. J’avais rejoint ce groupe, et c’était comme s’il me connaissait depuis toujours. La journée avait filé sous mes doigts, tressée avec la parfaite minutie que je me targuais d’avoir, que j’avais.
Je n’avais laissé de moi que suffisamment, sans trop donner qui ne puisse être décousu d’un geste de la main.
Lucas avait fini par me suivre à la nuit tombée. Nos vêtements semés sur le sol de mon studio. Mes doigts avaient parcouru chaque parcelle de sa peau, y déposant autant de baisers que de suppliques muettes. Étreinte fugace. Un verre, deux. Un cachet, deux. Blotti contre moi, ses bras m’enserrant, son visage défiguré dans mon cou. Les cachets n’avaient pour principe que de l’endormir, mais il s’était vaillamment battu. Je m’étais laissé jusqu’au petit matin pour me décider. Il était agréable de dormir contre quelqu’un. Sa vie intriquée à la mienne. Le risque était trop grand, mais la douleur si forte ! Je retins mon souffle.
Ma main trouva place sur sa poitrine et mes doigts s’y enfoncèrent comme dans du beurre. Aussitôt la vague m’embarqua : du feu, une explosion, comme si chacun de mes os était brisé, chaque fibre de mon être déchiré, fractionné. Retenir mes hurlements était le plus difficile, alors que mon autre main s’arrimait aux draps avec l’énergie du désespoir. La chaleur, la brûlure insoutenable, les bruits innommables... Puis la vague reflua, lentement, la douleur aussi, en attente. En stase. Aucune blessure, juste l’impression que ma main et son corps à cet instant ne faisaient plus qu’un. Une créature siamoise reliée par mon bras. Dans l’air flotté une odeur putride. Contrairement à mes autres dons, celui-ci n’était qu’un vol. Je ne modifiais rien, non. J’arrachais les souvenirs sans même pouvoir y avoir accès. Et ensuite, bon petit chien, je les offrais à l’institut et tâchais de tout oublier de mes victimes. Leur rétribution était bien trop importante pour que je crache dessus.
« Ouvre les yeux ! hurlais-je en silence. Ouvre tes yeux, que tout s’arrête ! »
Ils n’ouvraient jamais leurs yeux. Peut-être aurais-je eu plus de remords à voir tout ce qui faisait d’eux des êtres pensants s’éteindre dans leur regard. Leur peau pâlir, leur corps se raidir. Je me mis à bouger doucement mon âme en lui, grattant la sienne. Dans son sommeil il gémit à nouveau. Ses traits se tirèrent. Je relâchais la pression. Non.
« NON ! »
Non, non, non ! Je ne devais pas. Les battements de mon cœur devinrent chaotiques, comme toujours lorsque je prenais du temps. Tout en lui m’attaquait pour se défendre. Lucas voulait vivre ! J’extirpais mon bras en criant, une gerbe d’énergie explosa dans la pièce. Ce fut suffisant pour provoquer son réveil. La frayeur entachait son si beau regard.
« Merde... »
Ma voix tremblait. Lui ne bougeait toujours pas. J’étais certain qu’il était trop étourdi pour être dangereux. Alors pourquoi avais-je si peur ? Inconsciemment, j’avais trop attendu. Inconsciemment ? Vraiment. Qui essayais-je de convaincre ? Je voyais sa bouche s'ouvrir, se fermer, se tordre. Lui aussi terrorisé. Il faisait froid désormais. D’un instant à l’autre, il allait crier, se débattre, fuir. D’un instant à l’autre il me faudrait me débattre, fuir. Revenir la queue entre mes jambes à l’institut ? Je ne pus retenir les larmes qui se pressaient à mes yeux. Défaire était plus facile que de prendre. Je pouvais effacer tout de mon existence. En un instant il aurait tout oublié de moi. Mais le voulais-je ? J’en avais assez de n’être qu’un fil transparent dans la toile du monde ! Tout se bousculait dans ma tête. Alors que je pensais devenir fou, il saisit mon poignet.
« Qu’est-ce qu’il se passe, Manel ?
— Je dois te tuer. »
Il était trop sonné pour agir. D’un geste parfaitement maîtrisé, d’une minutie que je me targuais d’avoir, que j’avais, je coupais un fil. Juste un seul. Et il s’effondra. Mon corps au-dessus du sien inerte, je glissais à son oreille :
« Tu étais si beau... »
N.d.A. :
[Cette nouvelle fait suite à un challenge : "Votre personnage est face à un dilemme moral ou un choix impossible" du serveur Discord “La Fabrique à Plumes”]