Elle observait le vol du faucon, gracieux malgré les bourrasques. Profitant des courants ascendants, le rapace s'éloignait de la tour du Colombier, une précieuse missive codée fixée à l'une de ses pattes. La jeune femme y avait jeté quelques mots d'encre que seul son destinataire serait à même de comprendre. Le duc de Bellaube se réjouirait d'apprendre qu'elle détenait enfin une piste pour démanteler le réseau d'hérétiques en place à Cornuit. Sans doute lui répondrait-il d'être prudente et de rester discrète. Cependant, son maître la connaissait suffisamment pour deviner que la guerrière n'en ferait qu'à sa tête.
Lorsque l'oiseau ne fut plus qu'un point sombre disparaissant sous de lourds nuages, elle s'en détourna, un large sourire sur les lèvres. Elle déplia soigneusement le parchemin écorné, passa un pouce délicat sur les taches noires qui le parsemaient. De la suie maculait la missive secrète qu'elle avait intercepté la veille, froissée entre les doigts poisseux d'un infidèle qu'elle avait tranché en deux. Le cœur battant, elle la relut, tandis que les images de cadavres maculés de boue gisant à ses pieds dansaient encore derrière ses paupières. De jolis souvenirs pour un beau massacre.
L'influence de Bellaube n'a que trop duré. Il est temps de nous relever. Gloire à Cornuit. Gloire aux Quatre.
— Et méfiez-vous de Roxane, susurra-t-elle. Voilà ce que tu aurais dû écrire.
Méfiez-vous de moi.
Elle gloussa, alors qu'elle redescendait les marches, bousculant l'un clercs qui manqua de trébucher. Elle ne lui prêta aucune attention ; le gamin eut la bonne idée de baisser les yeux tout en s'écartant de son chemin. Brave petit. Tous n'avaient pas son intelligence, ni son discernement. Certains se dressaient devant plus fort qu'eux, défiaient sans implorer. Elle quitta la tour et ses bottes s'enfoncèrent dans une mélasse arrosée d'ordures, à peine diluée par les pluies des derniers jours. Du coin de l’œil, elle aperçut une enfant tremblant de tous ses membres, une dague rouillée entre ses doigts sales. Devant elle se dressait un soldat de la milice intérieure, le glaive dégainé. Il suait à grosses gouttes sous son armure de cuir cloutée – ou de plates ? – et sa barbe, aussi hirsute que sa tignasse, lui donnait l'air d'une bête prête à tuer sa proie. Mais la gamine ne fléchissait pas. Vaillante, presque provocante, elle soutenait son regard ; une lueur qui ne brillait plus depuis longtemps dans les prunelles du soldat.
Roxane fit tourner la dague entre ses doigts. Elle ne pouvait lire les runes qui y étaient gravées, la langue ancienne lui étant inconnue. Mais la puissance qui en émanait était limpide : une force divine ruisselait du manche à la pointe de l'arme. La guerrière secoua la tête puis gagna le Quartier des Astres, des ruelles pavées qui accueillaient orfèvres et tisserands, potiers et forgerons. Elle avait grandi dans ces allées. Elle avait déjà marché dans les traces de boue qu'elle laissait derrière elle, s'était fondu dans l'ombre des mêmes bâtisses. Derrière les masques noirs aux plumes de corbeau, elle n'avait reconnu aucun visage. Mais sous la tunique de sa dernière victime, elle avait identifié un vieux tablier. Et de la suie sur sa lettre. Il n'y avait pas qu'une seule forge à Cornuit. Mais Roxane n'était pas pressée. Plus c'est long...
Le claquement des enclumes, le soupir du soufflet et le raclement des pinces effacèrent bientôt le brouhaha des étals des drapiers et des tanneurs. Roxane rabattit le capuchon sur sa tignasse et se coula derrière un apprenti, trop occupé à frapper le métal brûlant. Elle ouvrit la porte de l'atelier sans un bruit, jeta un coup d’œil à l'intérieur. Le maître forgeron y était assis, lui tournant le dos. Une longue épée était posée en travers de ses jambes. Fredonnant une chanson grivoise que la jeune femme connaissait par cœur, il frottait la lame d'un vieux chiffon.
En silence, la tueuse s'approcha. D'un geste expert, elle fit glisser la dague entre ses doigts. Genoux pliés, elle effectua les derniers pas la séparant de sa victime. Le charivari extérieur s'était tu, anéanti par l'adrénaline qui pulsait à ses tempes. Brusquement, elle plaqua une main sur la bouche du forgeron, la lame contre la gorge de ce dernier. Elle sentit tout son corps se tendre, savoura l'angoisse qui enveloppa l'atelier.
— Chuuuut et tout se passera bien, promit-elle.
Elle le débarrassa de son arme d'un coup de pied ; l'épée résonna sur la pierre froide.
— Combien d'apprentis as-tu ? murmura-t-elle au creux de son oreille.
L'odeur aigre de sa sueur envahit ses narines.
— Un, juste un, hoqueta-t-il contre sa paume.
Un homme si fort et si faible à la fois. Roxane retira sa main, appuyant la dague un peu plus profondément contre la trachée de sa proie.
— C'est vrai ! insista-t-il, sans pour autant hausser le ton. Je... Mon atelier est pas bien grand, je jure.
— Sur les Trois, tu jures ?
Roxane attrapa ses cheveux gras et tira sa tête en arrière, lui soutirant un grognement plus apeuré que mécontent. Elle se délecta de sa surprise, lorsque ses yeux rencontrèrent les siens. On était rarement menacé par une si jeune et jolie femme, elle ne pouvait lui en tenir rigueur.
Elle le secoua un peu plus durement.
— Sur les Trois, ou sur les Quatre, que tu jures ?
Un bref silence s'installa, durant lequel les yeux du forgeron s'agrandirent comme des soucoupes. Sa bouche se tordit en une grimace qui enlaidit d'autant plus sa vilaine trogne.
— Jamais ! glapit-il. Non !
Si la guerrière se plaisait à massacrer les hérétiques qu'elle démasquait, il n'en allait pas de même pour le Temple. Tout infidèle était condamné à mort, après une sentence publique. De quoi démotiver les plus fervents défenseurs de la Quatoria. Pas assez.
Roxane relâcha brièvement le forgeron, le contourna et s'assit sur la table qui lui faisait face. Même s'il trouvait le courage de se défendre, il serait un piètre adversaire que son arme anéantirait d'une simple estocade.
— Regardez !
Sous son tablier, il sortit un collier, dont le pendentif en cuir représentait un moineau. Le symbole de Nûra, déesse de l'amour et des mariages, de la vie et du repos. La plus aimable des Trois. Roxane avait porté une breloque similaire, lorsqu'elle avait été enfant. En échange de tissus confectionnés par sa mère, ce bon vieux Herold lui avait fabriqué plusieurs effigies de dieux et d'animaux dont elle avait raffolé. Elle tendit la main, caressa doucement le bijou. Le travail était beau, sans être extraordinaire. Nul ouvrage d'un artisan chevronné, mais d'un amateur fidèle. Or, il n'y avait pas travail plus honnête que celui du croyant convaincu, du passionné maladroit.
— C'est ma petite femme qui l'a fait. Nûra nous a donné une fille, et...
Roxane lui jeta le pendentif à la figure.
— Épargne-moi tes histoires.
Elle se pencha un peu plus vers lui, la dague comme unique frontière.
— Un jeune forgeron vénérait les Quatre. Cheveux bruns.
Ou peut-être étaient-ils blonds, encrassés de terre ?
— Yeux gris.
Ou peut-être étaient-ils plus clairs, obscurcis par l'orage ?
— Taches de rousseur.
Ou taches de boue ?
— Tu vas me trouver pour qui il travaillait.
— Mais, je...
— Tu as une fille, tu disais...
La lame souleva le bijou, s'enroula autour du cordon de coton. Le regard du forgeron puait la peur. Pourtant, lorsque la menace sur sa progéniture se fit plus concrète, une nouvelle lueur éclaira ses yeux sombres. Roxane sourit.
— Je vous le trouverai.
— Bien, bien. Je repasserai dans quelques jours, Herold.
— Herold... Mais, je m'appelle Edgar.
— Tant mieux pour toi. Herold priait la Quatoria.
Dépitée, elle secoua la tête et descendit souplement de la table.
***
Roxane étendit les jambes sur la table devant elle, ses bottes crottées plaquant le bois ciré. Buvant une longue rasade d'une bière de qualité, elle poussa un soupire d'aise. Elle aperçut le regard outré de l'aubergiste et lui adressa un sourire en coin, avant de siffler la moitié de son godet. Entre les meubles impeccables, les dossiers de chaise en velours et finement ouvragés, entre une clientèle parée de bijoux et de broderies, la guerrière dénotait. Et elle s'en fichait comme d'une guigne. Depuis que Sylvain de Bellaube avait apporté son aide au roi pour mettre fin à la guerre civile et éradiquer les fidèles de la Quatoria, il était devenu l'allié préféré du monarque. Et tu baises même sa fille. Qui s'en prendrait à sa plus fidèle lame ?
Roxane releva la tête vers les escaliers menant au second étage de La Caresse de Nûra. Un épais tapis rouge invitait la clientèle à s'éclipser au bras d'une charmante compagnie, dont certains représentants louvoyaient entre les tables, des sourires affables plaqués sur leurs lèvres. Elle laissa ses yeux dériver sur l'un des courtisans, dont la chemise de lin laissait deviner de jolis muscles. Elle ne l'avait encore jamais vu à La Caresse. Son visage juvénile, dépourvu de barbe, l'observait, sans pour autant la dévorer du regard. Avec sa taille fine, ses cheveux rougeoyants et ses prunelles malicieuses, Roxane avait l'habitude d'attirer le regard. Je pourrais le dérider un peu. Mais sitôt qu'elle se leva, elle comprit à son air austère qu'une partie de jambes en l'air était proscrite. D'un geste presque imperceptible du menton, il lui désigna l'étage, avant de s'engager sur les marches sans un regard en arrière. La guerrière pesta, mais le suivit néanmoins, les muscles tendus. Elle palpa la dague à sa ceinture. D'une seule pensée, l'arme se transformerait en lance aiguisée, fichant le malheureux contre le mur placardé de tableaux. Un geste de travers, un souffle de trop... Elle en venait presque à souhaiter une quelconque estocade. Rien de tel qu'une bagarre dans la maison close la plus réputée du Quartier des Étoiles pour se dégourdir les membres.
Quoique atténués, des gémissements lui parvenaient des chambres privées qu'ils dépassaient. Roxane grogna. À défaut d'une distraction plaisante, l'homme avait intérêt à lui fournir un divertissement intéressant. Il avançait d'une démarche crispée qui contrastait avec le décor soyeux et les promesses susurrées derrière les portes.
— Serait-ce ta première fois, mon mignon ?
Elle remarqua ses poings serrer le long des flancs. Des mains de soldat, pas de Joli-de-Nuit. Sa tenue ne laissait deviner aucune arme cachée, des chausses serrées moulaient ses fesses, et ses chaussures, courtes et souples, ne pouvaient cacher la plus fine des lames. Elle allongea sa foulée, son visage à quelques centimètres à peine de l'oreille du jeune homme.
— Essaie de sourire, au moins, murmura-t-elle. Fonds-toi dans ton rôle.
Il s'écarta et, d'un coup d'épaule, ouvrit l'une des chambres sur leur droite. Seule une chandelle était disposée sur une commode, conférant à la pièce une douce chaleur, rehaussée par le velours rouge sombre des draps. Une carafe d'eau fraîche avait été préparée, accompagnée de deux verres de cristal. L'unique fenêtre, munie d'un vitrail représentant Nûra allongée sur un lit semblable à la couche trônant au centre de la chambre, projetait des couleurs vives sur les meubles. Cette opulence lui rappelait sa première visite à la Forteresse du Crépuscule, des années plus tôt. Du luxe contre ses haillons, des huiles parfumées contre l'odeur, pourtant tenace, du sang sur sa peau.
Si l'inconnu n'avait pu cacher une arme, il sortit cependant un petit parchemin dissimulé sous sa chemise de lin. Il brisait le sceau ducal alors que Roxane s'avançait dans la pièce, son attention portée sur l'un de ses recoins. Sylvain de Bellaube la toisait, un sourire discret sur ses lèvres pâles. Le duc avait les mains baguées d'or croisées sur les genoux, ses chausses élégantes coupées à sa mesure flattant des bottes gracieuses. Il portait une veste de brocart cousu de fil d'or, dont les reflets étaient avalés par l'obscurité. Sa barbe finement taillée attendrissait ses traits pourtant durs, son nez droit et son regard perçant. Il balaya la chambre d'un ample geste de la main.
— Te voilà chez toi, Roxane. Tu devrais t'y plaire.
— Qu'est-ce que je fais là ?
Sylvain passa une main dans ses cheveux coupés courts. Il était séduisant, avec ses pommettes hautes et ses fossettes. Aucune ride ne soulignait ses yeux brillant d'une malice non feinte. Il maintenait un port altier et les épaules droites, alors qu'il revêtait un si lourd pouvoir.
— Le message que tu as trouvé parmi les hérétiques était prévisible. Les adeptes de la Quatoria imaginent que Bellaube est responsable de leur défaite.
Il gloussa. Son rire n'avait rien d'un ricanement rauque et désagréable. Il était doux, comme s'il n'appartenait pas à l'un des plus rusés tacticiens du royaume, prêt à semer autant de cadavres qu'il le fallait, pour asseoir son joli cul sur un pouvoir toujours plus grand.
— Ce n'est pas faux. Mais Sa Majesté de Cornuit entend débarrasser les derniers infidèles du royaume et il compte sur nous une fois de plus.
Il la désigna d'un geste théâtral.
— Je lui ai fait parvenir un courrier, lui promettant ma meilleure lame. Il risque d'être surpris, mais je ne doute pas que tu pourras le convaincre.
Il lui lança un regard entendu qui la fit sourire.
— Une dernière chose. Tu pourras compter sur l'aide de Clovis. Il est sous les ordres du connétable qui lui accorde toute sa confiance. J'ai eu l'occasion de l'observer avant de te l'envoyer. Vous ne vous entendrez pas, mais il devrait t'être utile. Évite de le tuer.
Un raclement de gorge ponctua la dernière phrase du duc. Roxane redressa la tête. Le dénommé Clovis, supposa-t-elle, la toisait, la missive déroulée entre les mains.
— Que les Trois veillent sur toi, énonça-t-il.
Le soldat releva les yeux du parchemin. Il l'approcha de la chandelle et l’enflamma sans un mot, avant de s'en débarrasser dans un seau d'eau posé sur le sol. À la dérobée, Roxane lança un regard à la chaise. Vide.
— Monseigneur de Bellaube m'envoie vous seconder.
— J'avais compris, Clovis.
Elle s'avança vers lui d'une démarche suave, ses talons résonnant sur le sol.
— Et pourquoi croit-il que j'ai besoin d'aide ?
L'homme ne cilla pas.
— Parce que vous êtes réputée pour vous attirer des emmerdes.
Elle le dévisagea ; il ne se déroba pas. Clovis la dépassait d'une tête et sa carrure était large. Malgré son jeune âge, il respirait la droiture et la sobriété, l'honnêteté et la sévérité. L'ennui. Elle pointa un index contre son torse, savoura le contact du lin soulignant ses muscles.
— Et si tu te rendais utile ici et maintenant ? Tu sais, te fondre dans ton rôle.
Clovis lui offrit un large sourire presque séduisant, avant d'apposer une large main autour du poignet de la guerrière. Que tu crois. Le temps d'un souffle, Roxane se contorsionna souplement pour lui échapper, tandis que le soldat se rapprochait, l'empêchant d'effectuer toute contre-attaque. Ils restèrent ainsi collés, leurs pas de danse rythmés par leurs respirations.
— J'ai pas besoin d'aide. J'ai déjà une piste.
Grâce à Herold, Roxane avait développé un petit réseau d'informateurs. Rentrer dans les bonnes grâces de la dangereuse rouquine rôdant dans la cité était devenue l'une des motivations de quelques artisans qui avaient accepté de lui fournir des renseignements. Aussi, découvrir l'identité du forgeron n'avait pas été si difficile. Découvrir ses liens avec la Quatoria, en revanche, était foutrement plus complexe.
— Vraiment ?
Ils se tournèrent autour, épaule contre épaule. Roxane s'abaissa soudain, profitant de leur différence de taille. Elle sentit Clovis perdre légèrement l'équilibre alors qu'il basculait vers l'avant. Assurée de sa victoire, la favorite du duc contourna le soldat pour se positionner derrière lui. C'était sans compter sur la rapidité et les réflexes de son adversaire. Glissant sur le carrelage décoré d'arabesques, il la suivit, l'empêchant de le prendre à revers. Elle jura.
— Est-ce que mon utilité vous sied ?
Son air pompeux et son sourire rusé l’excédaient. Elle lui répondit d'une mine boudeuse. Son seigneur avait raison : il était doué.
— Pour le moment.
Ils se lâchèrent de concert. Clovis l'observa quelques secondes, avant de secouer la tête et de désigner la porte de la main.
— Alors je vous propose de sortir.
Roxane s'avança sans le quitter des yeux. Qu'est-ce qu'il foutait là ? Pourquoi Sylvain lui envoyait-il un allié, aussi détestable qui plus est ?
— Comme vous, je suis originaire de Cornuit, annonça-t-il. Et je connais quelqu'un qui pourrait nous aider à démasquer les rebelles. Les membres de la Quatoria se retrouvent en secret. Souvent, ils ignorent même l'identité des autres membres car ils portent des masques.
Elle grogna pour toute réponse. Roxane avait poursuivi quelques interrogatoires musclés, mais aucun n'avait abouti. D'ordinaire, l'Homme était prompt à relater d'horribles mensonges pour éviter les pires calvaires. Mais quoiqu'on lui ait raconté sous la torture, les chemins de la Quatoria n'avaient pu se tisser, entremêlés de vrais et de faux, de faux-semblants et de mystères.
— Il faut trouver la tête pensante du réseau. Elle a écrit la note que vous avez trouvée, mais est trop prudente pour la transporter elle-même.
— Et comment le sais-tu ?
La guerrière inspira, tâchant de garder le contrôle de ses émotions. Face à elle, Clovis semblait prendre un malin plaisir à lui dévoiler ses informations dans un calme qui la rendait folle. S'il espérait détenir un certain pouvoir sur elle, il se trompait lourdement.
— Mon père était un fervent partisan des Quatre. Je connais leurs astuces.
Roxane le dévisagea. Monseigneur de Bellaube était-il au courant ? Certainement. Comment pouvait-il lui faire confiance ? Était-ce pour cette raison qu'il lui avait envoyé ? Pour s'en débarrasser, si jamais il s'agissait d'un traître ?
— Mais d'abord, nous devons rencontrer le roi.
Clovis désigna les restes du parchemin consumé.
— Sa Majesté a certainement reçu la missive de Monseigneur de Bellaube, désormais. Nous ne voudrions pas la priver de sa rencontre avec la meilleure lame du duché, n'est-ce pas ?
Il la dévisagea de bas en haut.
— Peut-être voudriez-vous d'abord vous changer ?
— Et toi ? Tu comptais y aller dans ton cul serré de soie ?
Elle le dépassa non sans le bousculer et quitta la chambre. Les gémissements de plaisir qui accompagnèrent sa sortie dans le couloir achevèrent sa bonne humeur.
***
— Je dois avouer que je m'attendais à plus de bras.
Sa Majesté Alban de Cornuit dévisageait ses invités dans l'un des nombreux salons qui jouxtaient ses quartiers. La pièce était surchargée de décorations, de peintures illustrant les Trois, unis alors qu'ils affrontaient Uruk, le dieu de la Mort. Des portraits de famille et d'anciens rois jalonnaient un pan de mur. Au-dessus de la cheminée où ronflait un feu discret, avait été placardée une représentation d'Alban, alors rayonnant de fierté, une lourde cape fourrée passée sur ses épaules, une couronne sertie de diamants illuminant ses yeux clairs.
— Mais je fais confiance à Monseigneur de Bellaube.
Roxane inclina la tête, sans quitter le monarque des yeux. Désormais, ses épaules voûtées se perdaient dans la cape, dont le fermoir, lâche sur son torse, ne brillait plus. Alban de Cornuit était vieux, sa barbe blanche mangeait des joues creuses, ses sourcils broussailleux surmontaient des yeux fatigués. Sylvain a gagné sa guerre, marié sa fille. La guerre civile a balayé la capitale de son royaume et son âme avec.
— Nous connaissons votre réputation, très chère. Les hérétiques tremblent en entendant votre nom, Roxane.
Le prince héritier Gauthier de Cornuit s'était avancé. Debout, alors que son paternel était avachi dans l'un des fauteuils du salon, il ressemblait comme deux gouttes d'eau au portrait trônant au-dessus de la cheminée. Voilà le véritable roi, pensa Roxane, alors qu'elle notait les yeux brillants du prince, la rigueur de sa posture.
— Votre Grâce est trop bonne.
— Vous pourrez compter sur mon aide.
— Merci, Votre Grâce, intervint Clovis, le poing fermé sur le cœur, d'un salut propre à la milice.
Gauthier ne répéta pas le geste comme il était d'usage. Lorsqu'il releva la main, ce ne fut que pour se saisir du verre de vin posé sur la table. De gestes lents et calculés, il trempa ses lèvres dans le liquide sombre, sans un regard pour le breuvage. Tâchant de contenir un visage neutre, Roxane ne le quittait pas des yeux, se délectant de la tension qui s'était installée dans la pièce. Une atmosphère pleine de promesses et de mensonges, de non-dits et de silences que la guerrière avait appris à décrypter, depuis qu'elle était au service de Sylvain de Bellaube. Votre Grâce aurait-elle quelque chose à cacher ? Roxane remarqua un discret sourire en coin rehausser les lèvres fines de l'héritier, perçut agréablement ses prunelles effleurer sa peau, descendre de son cou pour embrasser sa taille. Elle redressa la tête, manqua de passer une main dans sa crinière avant de suspendre son geste. Gauthier maintenait un regard fixe sur ses hanches moulées de cuir, le sourire dissimulé derrière son verre de cristal. Elle se retint de glisser les doigts sur la dague sanglée à sa ceinture. Il sait. Personne n'était au courant des propriétés de son arme : tous ceux qui l'avaient rencontrée avaient péri de sa main. Mais d'une manière ou d'une autre, Gauthier de Cornuit connaissait son existence... Et la convoitait.
Lorsqu'il la quitta enfin des yeux, ce ne fut que pour lever discrètement son verre à l'attention de la guerrière. Votre Grâce aurait-elle des secrets à me confier ? Roxane lui rendit un sourire qu'elle supposait aussi hypocrite que le sien.
Leur bulle vola en éclat lorsqu'Adam frappa la table d'un poing malhabile.
— Il est temps d'en finir avec ces infidèles ! tonna-t-il, alors que des gouttes de son propre verre éclaboussaient sa peau vieillie. Je tiens à être informé de chacune de vos avancées.
— Cela sera fait, Votre Majesté, confirma Clovis. Nous remontons actuellement la piste d'un membre de la Quatoria découvert par Roxane. Dès que nous aurons découvert ses liens avec d'autres païens, nous vous en ferons part.
— Trouvez l'un de leur rassemblement, intervint Gauthier, d'une voix calme et posée qui contrastait avec le comportement du roi. Et j'enverrai mes hommes.
— Bien, bien, commenta le monarque. Allons, ne perdez pas de temps. Et que les Trois veillent sur vous.
Roxane percevait encore le regard cupide de Gauthier sur son arme, alors que la lourde porte du salon se refermait derrière elle. Que tramait le prince héritier, pour ne pas en informer son père ?
— Vous semblez de meilleure humeur, remarqua Clovis, alors qu'ils sortaient du château, encadrés de gardes vêtus de la livrée royale. Est-ce parce que le prince n'a cessé de vous déshabiller du regard ?
— Oh, serais-tu jaloux, Clovis ?
Le soldat ricana.
— Restez concentrée, c'est tout.
Il la dépassa, augmentant son allure.
— Venez. Nous devons rencontrer quelqu'un.
Roxane s'arrêta, observant le dos du soldat s'éloigner vers le cœur de la cité. Par les Trois, qu'il l'insupportait ! Lorsqu'elle avait regagné la capitale du royaume après la guerre civile, son seul objectif avait été de mener à bien la mission que Sylvain lui avait confiée. Elle s'était figurée se fondre dans les ombres, trancher quelques gorges à gauche et à droite, piétiner les infidèles qui avaient chamboulé son existence. Désormais, elle prenait conscience que l'artère était pavée de multiples chemins. Entre un traître présumé pour seul allié et un prince mystérieux, elle réalisait que son seigneur l'avait hissée sur une route bien plus complexe qu'elle ne l'avait imaginé.
Roxane laissa ses doigts glisser sur la dague et se remit en marche.
***
Malgré sa carrure, Clovis savait se faire discret. Une main fermement posée sur la garde de son épée pour l'empêcher de cliqueter, il se coulait dans les venelles, un capuchon abaissé sur son visage. Sur ses gardes, Roxane le suivait en silence, détaillant ses moindres faits et gestes. S'il ne lui avait pas avoué au préalable qu'il était de Cornuit, elle l'aurait deviné. Il connaissait les raccourcis et les astuces des voleurs de bas-étages, les tours de ronde de la milice et les ruelles peu fréquentées. Un gamin des bas-fonds. Qui l'eût cru ? Le Quartier de l'Éclipse était dépourvu de belles maisons de pierres décorées de lierre. Ici s'entassaient des immeubles de bois, serrés les uns contre les autres, dont les combles accueillaient des familles trop nombreuses, des voleurs de peu de sous.
Si les soldats y patrouillaient par nécessité, ils craignaient l'endroit plus que les prostituées craignaient la vérole. L'éclairage y était rare, seules quelques torches projetaient des ombres inquiétantes sur les sombres bâtisses et les visages engoncés dans des cols de laine. Même en plein jour, il n'y faisait jamais clair : le vent charriait la fumée âcre des ateliers du Quartier des Astres sur ces habitations dépourvues de charme. Il n'y faisait bon vivre que si l'on avait appris à y survivre. Un enseignement qui coulait dans les veines de Roxane depuis son plus jeune âge.
À l'aide de tonneaux traînant sur le côté d'une vieille auberge, Clovis se hissa sur le toit. D'un signe de tête, il lui indiqua le chemin à prendre. Cela fait longtemps que tu n'as plus remis les pieds à Cornuit. Roxane gloussait encore, alors qu'elle le rejoignait. De l'autre côté s'étendait une cour pourvue d'un autel dédié aux Trois et, surtout, d'un passage fermé d'une grille dont le verrou avait été brisé des années auparavant. Des siècles lui semblait-il. Une échappatoire toute trouvée, pour des enfants fuyant la milice, un maigre butin dans les poches. Elle les voyait courir en s'esclaffant, louvoyant entre les passants. Ils traversaient la taverne défraîchie, bousculaient quelques ivrognes, puis débouchaient dans la cour. Et alors que les soldats les pensaient pris au piège, les gamins s'esquivaient par la grille étroite, leurs petits corps glissant dans l'ouverture sans encombre. Les gardes se lançaient à leur poursuite dans le passage étriqué, leurs armures les forçant à avancer de côté, tandis que les gamins les narguaient à la sortie avant de décamper.
Roxane éclata de rire.
— Qu'est-ce qui se passe ?
Clovis s'était crispé à ses côtés et fixait sur elle un regard accusateur. Son rire avait résonné dans le silence de la cour, où seul le vent soufflait inlassablement.
— Rien, rien, fit-elle d'un geste désinvolte de la main.
Qu'avait-elle dérobé, cette fois-là ? Elle ne sen souvenait plus.
— Vous êtes complètement folle.
— Moi ?
D'un vif mouvement de poignet, la guerrière dégagea un couteau dissimulé contre son avant-bras. Le manche glissa entre ses doigts alors que la pointe de la lame se logeait naturellement entre les côtes du soldat, là où son armure de cuir rapiécé ne pourrait le protéger.
— Tu es le fou, Clovis. Personne de sensé n'oserait m'insulter.
Elle percevait le rythme cardiaque de son allié battre à ses tempes, ses muscles tendus à l'extrême. Pourtant, ses yeux ne trahissaient aucune surprise, aucune peur.
— Monseigneur préférerait que j'évite de te tuer. Mais un accident est vite arrivé.
Au lieu de lui demander pardon – n'était-ce pas la réaction de toutes ses victimes ? – ou de mener une attaque suicide en ripostant, Clovis lui sourit. Avec ses cheveux noirs qui retombaient sur ses yeux clairs et son nez fin légèrement froncé, il avait la tête d'un gamin. Un gamin imbu de sa personne. Roxane tiqua.
— Mais vous avez besoin de moi. Vous avez besoin des renseignements que ma source possède.
— Je la trouverai sans ton aide.
— Cela ne fut guère une réussite, jusqu'à présent.
Réprimant un cri de rage, Roxane crocheta la jambe du soldat d'un coup de poignet, lui faisant perdre l'équilibre. S'il avait été persuadé qu'elle ne l'assassinerait pas de sang-froid, il n'avait pas anticipé qu'elle pût le balancer du toit. Avec un cri rauque mais charmant, Clovis tomba sur une botte de foin humide en contre-bas. Il dégringola du monticule dans un vacarme assourdissant, les plates fixées sur son armure carillonnant au contact du sol. Il se redressa péniblement et lui adressa un regard noir.
— Joli saut, commenta-t-elle. J'espère que tu cours vite.
Elle eut tout juste le temps de voir ses sourcils se froncer lorsqu'un grognement menaçant retentit. Le clou du spectacle.
— Je pense qu'elle s'appelle Vipère. Vu son caractère, ça lui va assez bien.
La chienne s'avançait vers Clovis, ses lourdes pattes noires laissant des empreintes dans la terre meuble. Si Roxane ne voyait ses crocs, elle devinait ses babines retroussées. Le soldat effectua un mouvement de recul, une première erreur.
— Il n'y avait pas de chien, l'entendit-elle s’exclamer, alors qu'il tournait la tête, évaluant la distance qu'il avait à parcourir jusque la grille.
— Non, c'est vrai. Mais cela fait longtemps que tu n'as plus remis les pieds à Cornuit.
Clovis jura, puis grogna quelques paroles incompréhensibles que Roxane n'écoutait plus. Elle avisa une autre habitation qui encadrait la cour, dont le toit, bien trop haut, lui était inaccessible. En revanche, le balcon du second étage et sa rambarde lui offrait une évasion aisée et rapide. Sans élan, elle sauta, propulsant ses longues jambes vers l'avant. Elle s'arc-bouta avant de se redresser. Ses mains empoignèrent la balustrade. La guerrière ne s'autorisa une expiration que lorsqu'elle se laissa tomber sur la terrasse de l'étage inférieure.
— Non, non, allez, va-t-en ! Couchez ! Couchez, bordel !
Le soldat reculait encore, Vipère avançait de pas lents et lourds. Elle joue avec lui. Brave bête.
— Donne-lui un os, suggéra Roxane, alors qu'elle descendait du premier étage. Elle adore qu'on lui grattouille la tête, tu devrais essayer.
Elle se laissa pendre dans le vide, estima la distance avec le sol avant de lâcher prise. Elle se réceptionna d'une souple culbute, non loin de la grille tant convoitée. Restant dans l'ombre de la terrasse afin de ne pas attirer l'attention de la bête, elle progressa sans manquer une miette de la scène qui se déroulait sous ses yeux. Vipère, qui en avait sans doute assez de jouer, se jeta sur Clovis. Le soldat effectua un bond de côté et releva un bref instant son visage trempé de sueur. Et Roxane vit les rouages dans l'esprit du soldat s'imbriquer, ne lui indiquant qu'une seule solution : la course.
Ils s'élancèrent de concert, la chienne sur les talons de Clovis, menaçant de mordre ses chevilles. Plus légère, Roxane atteint la grille la première, passant sous le nez de son pauvre allié. Elle ouvrit la barrière à la volée et se faufila dans l'étroite ouverture. Sa carrure avait changé, sa taille également : à son tour, elle dût marcher de côté, afin de sortir du conduit.
Un claquement rouillé lui indiqua que le garde avait atteint le passage, la grille à nouveau fermée. Vipère aboyait de l'autre côté, furieuse. Lorsque Roxane regagna l'une des ruelles du Quartier de l'Éclipse, elle entendait encore Clovis ahaner derrière elle, malgré le brouhaha ambiant. Quelques tenanciers de boutiques peu scrupuleuses haranguaient la foule, promettant des élixirs osés, des artefacts hasardeux.
— Espèce de... Garce, marmonna le soldat en s'extirpant du conduit.
Il avait les cheveux en bataille parsemés de foin, le fourreau de son épée pendouillait contre sa jambe, quelques-uns de ses rivets étaient salis, griffés. Elle retira un épi de blé de sa chevelure.
— Merci.
Les enseignes rouillées des échoppes, certaines brisées ou fendues, claquaient dans le vent. L'une des façades en était dépourvue, son pavillon ayant sombré depuis plusieurs années. Elle y avait mis les pieds plus d'une fois.
— Le Reliquaire est mort pendant la guerre civile. Ta fichue source est un putain de cadavre ?
Clovis lui répondit d'un sourire, malgré ses récentes mésaventures. Une bouffée de rage réchauffa Roxane.
— Il n'est pas mort, confirma-t-il. L'envie de me tuer va vous passer.
— Elle ne cesse de grandir, siffla-t-elle, se dirigeant néanmoins vers l'ancienne boutique.
Elle s'apprêtait à enfoncer la porte délabrée d'un coup d'épaule, mais Clovis l'en empêcha. Il apposa un index contre ses lèvres puis, après une brève inspiration, frappa trois coups d'un rythme répété. Un jeune homme à peine plus âgé que Roxane, à la longue chevelure ébène, entrouvrit la porte.
— C'est à quel sujet ?
— Nous venons voir le Reliquaire.
— Vous devez faire erreur. Le Reliquaire est mort voilà plusieurs années.
— Nous savons que...
— Oh, y'en a marre.
Roxane frappa la porte d'un poing ferme afin de l'écarter, puis dépassa Clovis. Elle s'engouffra en bousculant le portier sans ménagement, sa dague dégainée.
— Il va pas tarder à l'être, si vous continuez de me les briser.
Un rire rauque lui parvint de l'intérieur de la pièce. La boutique était comme dans ses souvenirs : large, munie de bibliothèques le long de ses murs, jonchées de bocaux et de potions, d'ingrédients séchés et de parchemins déroulés. Sur des meubles, des objets en tous genres prenaient la poussière. De la vaisselle de porcelaine, des broches et autres breloques échangées contre trop peu de piécettes. Un butin facile à subtiliser. Roxane caressa le manche de la dague, ancrée contre sa paume.
Des chandelles projetaient des ombres difformes sur une pièce attenante où régnait une certaine agitation.
— Hé bien, hé bien. Ma chère Roxane, toujours aussi impulsive, n'est-ce pas ? Serais-tu venue me rendre ce que tu m'as pris ?
Dans l'ouverture, le Reliquaire se tenait appuyé sur une canne en bois, dont la crosse, joliment moulée, présentait des dessins fleuris. Une barbe argentée, tressée avec soin, cachait son cou, pattes d'oie et taches de vieillesse n'avaient pas enlevé la lueur espiègle dans ses yeux verts. Malgré son dos voûté, l'homme revêtait encore une prestance certaine, rehaussé d'un lourd manteau luxueux. Le temps avait passé, les rides striaient son front dégarni, mais le Reliquaire respirait toujours l'autorité.
— Oh, quel duo improbable !
Il semblait apprécier sincèrement le spectacle.
— Si ce n'est pas le fils d'Urbain ! Clotaire ?
— Clovis.
— Clovis, bien sûr. Et bien, entre donc. Roxane, je ne te le propose pas, hm ?
Elle pesta et s'avança vers le vieillard, espérant discerner ce qui se tramait dans la pièce derrière lui. Une large table avait été dressée, à laquelle était assis un homme. Plissant les yeux, Roxane se hissa sur la pointe des pieds afin de distinguer ses traits.
— Herold ?
L'homme haussa les épaules pour toute réponse, les mains liées sur les genoux. Un prisonnier plus qu'un hôte.
— Que fait-il ici ?
Le Reliquaire lui sourit et se décala sur le côté, laissant à la guerrière le loisir d'observer l'arrière-salle.
— Je croyais qu'il s'appelait Edgar, hm ?
— Qui est-ce ? demanda Clovis, resté en retrait.
Roxane ne lui accorda aucune attention.
— Je m'appelle Edgar, confirma le forgeron. Je crois que Dame Roxane me... euh, confond.
— On s'en moque. Que fait-il ici ?
— Aah, soupira le Reliquaire.
Sa canne émettait des claquements réguliers sur le sol, accompagné du glissement de son long manteau traînant à sa suite.
— C'est étrange la mémoire, n'est-ce pas ? Nous nous attachons à ses fils, mais elle ne cesse pourtant de nous trahir. Elle délave les visages et ternit les couleurs. Parfois, elle change les noms et transforme les silhouettes. J'en sais quelque chose !
Le vieillard rit doucement avant de s'installer en bout de table. De sa canne, il désigna Herold avec nonchalance.
— Messire Edgar fouillait un peu trop dans mes affaires, ces temps-ci. J'ai simplement désiré m'entretenir avec lui.
Il toussota.
— Sache qu'il ne m'aura pas dévoilé qu'il travaillait pour toi. Je le savais déjà, bien entendu. Mais il est bon de savoir que l'on peut compter sur des amis, n'est-ce pas ?
D'un signe de tête, il intima au jeune homme de délier les mains du forgeron.
— Vous pouvez partir.
Roxane n'essaya pas de le retenir et Herold ne se fit pas prier. Il lui offrit cependant un piètre salut, avant de déguerpir, raccompagné par le serviteur de son geôlier. Personne ne pipa mot avant d'entendre le claquement de la porte d'entrée.
— Tu t'es créé un réseau pour découvrir la tête pensante de la Quatoria. Admirable, je l'admets, mais inefficace.
La guerrière se renfrogna, mais réprima une remarque cinglante à lui rétorquer. L'homme qu'on appelait le Reliquaire avait été une véritable araignée avant la guerre civile. Le Quartier des Étoiles redoutaient ses informateurs, parfois positionnés très haut dans la sphère de la noblesse, tandis que les quartiers plus pauvres de Cornuit voyaient en la figure de l'homme un symbole de liberté ; la possibilité de jouer avec leurs conditions, plutôt que d'en subir le joug. Quiconque avait eu besoin de quelques pièces, d'un onguent trop cher, d'une arme bien affûtée, avait côtoyé le Reliquaire. La mère de Roxane n'avait pas été une exception. Du château aux bas-fonds, on racontait que l'homme était mort durant la guerre civile, que sa boutique était close, qu'il ne restait rien de ses trésors amoncelés. Elle se mordit la lèvre. Elle aurait dû s'en assurer plutôt que d'écouter des racontars. Une erreur qu'elle ne commettrait plus.
— C'est pour cette raison que nous sommes venus vous voir.
Clovis avait repris du poil de la bête : le foin ne maculait plus ses cheveux, il avait épousseté son armure.
— Vous connaissiez mon père, vous aviez des liens avec la Quatoria. Vous savez comment ils fonctionnent. Nous avons reçu l'ordre de Sa Majesté de bannir les infidèles de la cité une bonne fois pour toutes.
Le soldat avait-il toujours été persuadé que le Reliquaire était encore en vie ou bien était-ce un coup de chance ?
— Oh, c'était il y a des années, mon cher Clovis.
— Ne jouez pas à ça avec moi. Vous avez simulé votre mort, mais vous vous en êtes sortis en trahissant les membres de la Quatoria. Vous les avez vendus.
— M'en voudrais-tu ?
Elle observait la joute verbale, détaillait les expressions du garde avec attention. Et si Clovis s'était rendu dans la cité avec l'unique but de venger son paternel ? Mais il ne flancha pas.
— Non. La Quatoria est un fléau.
Roxane pencha la tête sur le côté, cherchant une once de mensonge dans la posture droite du soldat, un éclat de doute dans ses yeux clairs. Mais comme lors de leur première rencontre, Clovis respirait la sincérité.
— Hmmm, les Trois ont également leurs caractères.
— Que voulez-vous dire ?
Comme Gauthier avait contemplé son arme, le Reliquaire l'observait avec avidité. Il s'en détourna cependant, reportant son attention sur Clovis.
— Hé bien, on raconte que Ragni, la déesse de la guerre, était une véritable furie sur le champ de bataille, n'est-ce pas ? Il paraîtrait qu'une arme enfermant une partie de son âme traînerait ici bas.
— Nous n'avons que faire de vos légendes. Donnez-nous la Quatoria.
La dague chauffait entre les doigts de Roxane. Tu sais qu'on parle de toi, hein ? Était-ce seulement possible qu'une gamine ait subtilisé une arme divine sur l'étal d'un antiquaire, par simple jeu ? Ou bien était-ce l'arme qui l'avait appelée cette fois-là ? Elle patientait près des étagères, ses yeux curieux d'enfant dévorant les lieux. Sa mère négociait quelques tissus – ses prestations à la maison de jeux deux rues plus loin n'avaient jamais rapporté grand chose. Tout avait été rapide. Ses petits doigts s'étaient refermés sur le manche décoré de runes, et l'instant d'après, l'arme était dissimulée sous les jupons de sa robe de laine. Aussi simple que cela. À moins que sa mémoire ne lui joue des tours ?
— Qu'aurais-je à y gagner ?
Le Reliquaire savait-il que le prince héritier était au fait de la nature de l'arme ? Elle ne pouvait faire confiance ni à l'un ni à l'autre. Seul Sylvain de Bellaube comptait, ainsi que la mission qu'il lui avait confiée. Seules comptaient son approbation et sa réussite.
Avec un claquement sec, la guerrière déposa l'arme sur la table.
— Une fois les infidèles supprimés, elle vous reviendra.
Les yeux du Reliquaire étincelèrent.
— Quelle sera ma garantie ?
— Je n'ai que faire de vos dieux et de vos babioles, vieillard. Mais si ma parole ne te convient pas, peut-être celle de Monseigneur de Bellaube pourra te convaincre.
— Hadrian, héla l'homme. Apporte-nous de l'encre et un parchemin, veux-tu ? Nous avons une missive urgente à rédiger.
Et alors que le jeune homme apportait le nécessaire d'écriture, l'ancêtre confia à Clovis, d'une voix basse :
— Arthur de Neuvelame. Sergent de la garde royale.
D'un geste vif, il lui prêta la plume trempée d'encre.
— Je t'en prie, Roxane.
***
Roxane suivait les gardes dans les couloirs du château d'un pas rapide. Par habitude, elle tâchait de mémoriser chaque recoin, chaque porte et embranchement. Elle préférait toujours avoir une échappatoire sous le coude. Pourtant, elle avait tout intérêt à ne pas s'attirer d'ennui cette fois-ci : elle serait forcée d'écouter les jérémiades et remontrances de Clovis pendant toute la durée de leur collaboration. Lorsqu'elle lui avait annoncé sa volonté de rencontrer le prince héritier seule à seul, il s'y était opposé.
— Hors de question ! s'était-il exclamé, alors qu'ils remontaient le Quartier des Étoiles.
Du coin de l’œil, elle avait avisé La Caresse de Nûra, dont s'échappaient des notes de musiques aussi langoureuses que gracieuses. Hélas, elle n'avait pu s'y prélasser, les bottes de Clovis ayant imposé une mélodie plus grave et urgente sur les pavés.
— Nous devons d'abord prévenir Sa Majesté, et ensuite...
— Adam n'est plus rien d'autre qu'un symbole. Gauthier est le véritable roi. Et il connaît ses soldats. Tendre un piège à cet Arthur sera bien plus simple avec le prince dans la confidence.
— Bien sûr, mais je viens avec vous. Monseigneur de Bellaube m'a envoyé pour...
— Pour éviter que je ne m'attire des emmerdes, hein ? Ne t'inquiète pas, Clovis. Je t'assure que mon entrevue avec le prince se déroulera sans encombres. Une simple partie de plaisir.
Elle avait gloussé à sa mine boudeuse et juvénile, avant de le planter là sans lui laisser le choix. À sa grande surprise, il n'avait pas insisté, mais elle avait senti son regard lourd de reproches alors qu'elle gagnait l'esplanade. Piéger Arthur de Neuvelame et l'ensemble de la Quatoria était sa priorité, mais depuis les révélations du Reliquaire, il lui tardait de découvrir ce que Gauthier savait au sujet de l'arme et de Ragni.
Les gardes s'arrêtèrent devant une lourde porte de bois, dont les symboles de la Trinité – serpent, moineau et cerf – avaient été gravés avec soin. Ils saluèrent Roxane avant d'ouvrir la porte et de l'annoncer d'une voix forte.
Les quartiers du prince étaient bien différents des appartements de son paternel. Ils ne respiraient pas l'opulence et le luxe, mais la sobriété et l'élégance. À l'image de l'homme qui l’accueillit d'un sourire affable.
— Votre Grâce, salua-t-elle.
— Roxane, très chère. Entrez, donc.
Elle s'avança dans la pièce et observa les étagères parant le salon. Des codex y étaient rangés avec soin, pas une once de poussière ne brillait dans les rayons du soleil illuminant la pièce.
— Que me vaut le plaisir de votre visite ?
Roxane laissa glisser ses doigts sur une commode surmontée d'une statuette des Trois, appréciant les aspérités du bois. Ses bottes s'enfonçaient agréablement sur un tapis qu'elle se moquait de salir.
–– Arthur de Neuvelame est à la tête de la Quatoria, lâcha-t-elle de but en blanc. Faites-le suivre, et piégez-le.
Le prince héritier ne broncha pas, mais une lueur de doute traversa ses prunelles.
— Arthur... Un traître. C'est impossible.
— Ma source est fiable.
— Puis-je savoir de qui il s'agit ?
— Hm...
Roxane déambula dans la pièce, savourant le regard avide du prince derrière elle. Elle caressait les dos des codex de gestes distraits, effleurait le relief des mots d'encres couchés sur des parchemins déroulés. Enfin, elle déttacha la dague à sa ceinture. Les runes étincelèrent dans le soleil.
— Vous convoitez ceci.
— On raconte qu'il s'agit d'une relique sacrée liée à Ragni.
Ses yeux brillaient comme ceux d'une catin de l'Eclipse devant une pièce d'or. Ou, plus justement, d'un prêtre devant une déesse. L'existence d'Uruk avait bouleversé la vie de Roxane, mais que les dieux soient au nombre de trois ou de quatre l'importait peu. Sylvain était le seul dieu auquel elle croyait. Le seul qui l'ait jamais sauvée. Elle ferait tout pour lui... Aussi comprenait-elle que Gauthier de Cornuit aurait tout fait pour la dague divine.
— Si vous le dites.
Elle s'approcha un peu plus près du prince, son souffle s'imprégnant sur ses joues.
— C'est pour elle, toutes ces recherches ? fit-elle, englobant d'un geste lu bureau et les étagères.
— En partie, oui.
— Et si je vous disais... Que cette relique appartenait à la source qui m'a vendu Neuvelame. Et que je lui ai promis de lui rendre en échange de son aide, qu'est-ce que vous en penseriez ?
Les sourcils délicats du prince se froncèrent, ses lèvres se pincèrent. Elle se délectait du trouble dans lequel elle l'avait plongé. Non, tu n'es pas le seul à la désirer. Et tu n'es pas le premier sur la liste.
— Cependant, continua-t-elle, je n'ai pas envie de le lui rendre.
— Que proposez-vous ?
— Livrez-moi Arthur et la Quatoria.
Roxane fit pivoter l'arme entre ses doigts avec habilité.
— Et je vous aiderai à découvrir ses secrets.
Un sourire carnassier réchauffa les traits du prince. Il apposa l'une de ses mains sur celle de Roxane, autour de la garde. Une passion malsaine pulsait dans son regard qu'un éclair de lucidité traversa néanmoins.
— J'aimerais vous faire confiance, Roxane. Mais si vous êtes prête à trahir votre allié, qu'est-ce qui vous empêcherait d'en faire de même avec moi ?
— Votre père et Monseigneur de Bellaube ont noué une alliance, Votre Grâce. L'alliance la plus forte du royame. Je ne suis pas folle au point de briser un accord plus grand que moi.
Gauthier fit glisser ses doigts sur les siens. Ils remontèrent le long de son bras et se nichèrent au creux de sa nuque.
— Vous essayez de me séduire.
Roxane gloussa, colla son bassin contre celui du prince.
— Pour vous manipuler ou pour m'amuser, à votre avis ?
Elle devinait qu'il pesait le pour et le contre, sans pour autant se dérober. Gauthier n'était pas un idiot, une bonne chose pour le royaume. Mais tous les deux savaient qu'il avait déjà pris sa décision ; son corps ne pouvait mentir.
— Un futur roi ne devrait-il pas prendre des risques ?
Lorsque ses lèvres s'écrasèrent contre les siennes, la guerrière s'autorisa un soupir. N'avait-elle pas mérité un instant de réconfort, après l'effort ? Autant joindre l'utile à l'agréable.
***
La pluie crachotait sur les pavés de la cité. Elle assourdissait les sons alentours, plongeant le Quartier des Flambeaux dans une bulle coupée du reste de Cornuit. Seuls parvenaient à Roxane les battements de son cœur, d'agréables claquements secs et réguliers. Son capuchon, abaissé sur sa tignasse, dégoulinait et gouttait sur ses bottes.
Dans l'ombre d'une corniche, elle observait les miliciens aller et venir dans la caserne trônant sur la place. Fatigués et trempés, l'air maussade, certains revenaient de patrouilles, lorsque d'autres s'armaient de courage. Les membres de la Quatoria avaient le culot de se rassembler non loin de la garnison intérieure de la cité. Roxane leur reconnaissait une discrétion sans pareille : depuis l'aurore, une vingtaine de personnes s'était engouffrée dans une étroite ruelle qui embaumait la pisse de chat et les déjections des immeubles adjacents. À intervalles décousus, des hommes et des femmes qui, au premier regard, provenaient de milieux différents, s’étaient enfoncés dans l'ouverture, après avoir lancé un coup d’œil à gauche et à droite. Elle avait reconnu la toge blanche des prêtres de la Trinité, des tuniques pompeuses de nobles héritiers, des pulls de laine troués appartenant à de pauvres marchands. Arthur de Neuvelame fut l'un des derniers à gagner le point de rendez-vous. Il ne portait pas la livrée de la garde royale, mais une armure de cuir semblable à celle des miliciens.
— Sale traître, murmura Clovis, poings serrés contre le flanc.
Roxane le sentait bouillonner à ses côtés. Ses yeux clairs s'étaient assombris depuis que le premier infidèle, comme prévu, s'était faufilé dans l'étroit conduit. La preuve que les renseignements obtenus par Sa Grâce étaient fondés. La preuve que le dernier noyau de la Quatoria s'écroulerait cette nuit. Il tardait à la jeune femme de sentir la chaleur de leur sang sur ses mains.
Clovis effectua le geste des Trois, avant de poser une main sur son épée. Roxane le dévisagea : dans son armure de plates revêtue pour l'occasion, il avait une autre allure. Il semblait plus grand, plus puissant également. Lorsqu'il dépliait et repliait ses doigts, un cliquetis menaçant berçait l'air. Bien qu'enfant de parjure, il était certainement l'une des personnes qui désirait le plus mettre un terme à cette infamie. La guerrière n'aurait pas mis sa vie entre ses mains, mais elle pourrait témoigner de sa loyauté. Bon, finissons-en.
Un large sourire sur les lèvres, elle quitta son point d'observation, le soldat sur ses talons. Galvanisée par la perspective de bataille, elle fonçait d'une démarche assurée vers la ruelle. Au loin, silhouette sombre flottant au vent, l'étendard aux couleurs du royaume se rapprochait. Sur un destrier plus blanc que neige, Gauthier menait un nombre ridicule de soldats. Bien trop nombreux pour assassiner quelques hérétiques. J'aurai terminé avant qu'ils n'arrivent.
— Il faut attendre le prince ! grogna Clovis.
Mais elle ne l'écouta pas. Plaquée contre le mur à l'angle de l'entrée, Roxane se pencha afin de discerner le bout du passage. Certes, une armée ne pourrait rapidement envahir la cour dans laquelle les infidèles s'étaient rassemblés, mais en contrepartie, ils seraient faits comme des rats.
La guerrière dégaina sa dague, fit tapoter la lame contre sa paume gantée de cuir.
— Prie Ragni, Clovis. Prie-la bien.
— De quoi parlez...
Elle s'engouffra dans le passage. Son allié murmura une injure à son encontre, mais la suivit malgré tout, aussi silencieux que ses propres pas. Brave Clovis.
Depuis la venelle, elle observait les membres réunis en cercle, Arthur le présidant. Il avait les bras levés vers le ciel, son masque garni de plumes noires jetant des ombres à ses pieds. Seule la lune les éclairait par intermittence, comme si elle répondait à leur appel ou, plutôt, comme si elle les dévoilait, de sombres hérétiques dans une obscure cité. Le sergent prononçait des paroles incompréhensibles, une langue ancienne dont les sons, hachés et gutturaux, avaient une sonorité désagréable. Roxane n'avait pas envie de découvrir quel rituel macabre était à l’œuvre : sa mission avait assez attendu.
— Bonsoir, bonsoir, s'annonça-t-elle.
Elle releva son capuchon. Quelques hoquets de surprise criblèrent l'assemblée. Des mouvements de recul la firent sourire, des yeux écarquillés l'exaltèrent.
— Ma foi, c'est une bien belle place que vous vous êtes trouvée.
Elle fit crisser la pointe de sa lame contre le mur de briques.
— J'applaudis votre discrétion. Vraiment, du bon travail.
L'odeur de la peur s'était mêlée à celle des immondices. Difficile de déterminer quel parfum saturait l'air.
— Dites-moi... Vous qui vénérez Uruk... Êtes-vous impatients de rejoindre la mort ?
— Tu ne sais rien d'Uruk. Roxane, je présume ?
Arthur était sorti du cercle. À la différence des autres membres, il ne semblait pas apeuré. Les plumes de son masque voletaient autour de son visage, se confondaient dans ses cheveux noirs. Il était grand et gardait le dos droit, les bras désormais croisés sur son torse. Des runes tapissaient des bracelets qu'il avait enfilé à ses poignets, des breloques qui le hissaient certainement en maître de cérémonie.
— Uruk est un fléau.
Clovis était sorti du passage, l'épée au clair. Tous ses muscles étaient tendus à l'extrême, les membres prêts à livrer bataille. Ses traits juvéniles avaient laissé place à un visage plus dur, un regard empli de haine. Dire que je croyais qu'il me détestait. Mais la colère qu'il ressentait à l'encontre de la guerrière semblait bien futile par rapport au ressentiment qu'il vouait à la Quatoria.
— Il manipule les hommes. Il leur offre des mensonges, en échange d'actes abjectes.
Il cracha par terre.
— Crois-tu ? Ton père était loin d'être un idiot. Il avait compris le message des Quatre. C'est pour cette raison qu'il a rejoint nos rangs. Savais-tu que l'assassinat du Haut-Prêtre Eudes était son idée ? Nous n'avons fait que suivre son plan à la lettre.
— Vous mentez !
— Tu refuses de t'avouer la vérité. Mais la guerre civile... C'est à ton père qu'on la doit.
— La ferme !
Clovis dépassa Roxane et s'élança d'un bond. Son épée s'entrechoqua à celle d'Arthur ; malgré son âge avancé, le sergent était rapide. La guerrière fut forcée de s'arracher à la contemplation du duel : un poids soudain pesa entre ses mains au moment où un tintement métallique résonnait violemment à ses oreilles. Un couteau de lancer avait ricoché sur la lourde épée décorée de runes qu'elle dut saisir à deux mains. Dans sa ligne de mire, son adversaire tremblait, un sentiment d'impuissance derrière le masque noir.
— Pas de chance, ricana-t-elle. Même ton dieu ne peut rien contre moi !
Roxane fonça vers sa cible, l'épée rétrécissant à chacun de ses pas, devenant plus légère et maniable. D'un ample geste du poignet, elle trancha la main de l'adepte, avant de transpercer son corps dépourvu d'armure. Il tomba à la renverse, son masque volant plus loin, découvrant un visage grêlé et des petits yeux vitreux. Un de moins. Des cris fusèrent alors, comme si les païens réalisaient enfin le cauchemar qui leur tombait dessus. Une échelle précaire fut apposée contre une balustrade, sommaire échappatoire. Certainement pas. Elle contourna le duel entre Clovis et Arthur et, sans même essayer de se débarrasser des hérétiques sur son chemin, elle rattrapa la première infidèle qui tentait de s'échapper. D'une poigne ferme, Roxane agrippa sa tunique et la tira en arrière. Sa tête heurta le sol à ses pieds et elle l'acheva d'une gorge tranchée. Elle fit basculer l'échelle qui s'effondra dans un bruit sourd et se retourna, satisfaite, vers l'intérieur de la cour.
— Personne ne sortira vivant d'ici.
Sauf moi.
Clovis poussa un hurlement en portant un nouveau coup d'estoc qu'Arthur para avec difficulté.
Bon, et peut-être cet idiot.
— Je suis bien d'accord.
Gauthier de Cornuit pénétra dans la cour, les soldats s'extirpant un à un du passage, à sa suite. Le prince héritier avait passé une armure complète, mais à la différence de celle de Clovis, une longue cape fixée d'un fermoir doré ondulait dans son dos. Une épée aussi longue que large était plantée à ses pieds, ses deux mains gantées de métal posées sur une garde ouvragée, sertie de pierres précieuses. Ses hommes étaient tous aussi bien protégés, leurs armures étincelant dans les rayons lunaires, au gré des nuages soufflés par le vent. Leur arrivée imposa un silence pesant, suspendit le temps. Les duellistes s'éloignèrent malgré eux, comme forcés de se détourner l'un de l'autre pour admirer leur futur roi.
— Il est temps de mettre un terme à cette mascarade, tonna Gauthier tout en s'avançant vers le centre de la cour.
Les soldats se déployaient de part et d'autre des hérétiques démunis. Pourtant, Roxane avait un mauvais pressentiment. Gauthier avait beau être orgueilleux, qu'il progressât ainsi à découvert était singulier. Les masques des infidèles dissimulaient leurs émotions, mais leurs corps semblaient plus détendus. Tous étaient tournés vers l'héritier, comme les blés se tournaient vers le soleil.
Elle eut à peine le temps d'effectuer deux pas en avant que le prince abattait son arme d'un geste étonnamment vif. L'espadon ricocha contre la hampe d'une hallebarde gravée de runes et manqua d'un cheveu la tête de Clovis.
— L'arme de Ragni, murmura Gauthier, émerveillé.
Il ne semblait même pas contrarié d'avoir raté son assaut. Roxane, en revanche, bouillonnait.
— Toi, persifla-t-elle. Pourquoi ?
S'il y avait bien une chose qu'elle exécrait, c'était que l'on se moque d'elle. La guerrière raffermit sa prise sur la manche de l'arme et faucha deux infidèles en la ramenant vers elle. Si l'un écopa d'une mauvaise coupure à la jambe, l'autre fut surpris de constater une ouverture béante dans son estomac. Le bruit mat d'un corps chutant contre le sol accompagna la réponse de Gauthier.
— Les dieux choisissent pour nous, Roxane. Vous devriez le savoir. La Trinité est incomplète. Rien de bon ne peut en découler.
— Foutaises ! grogna Clovis.
Le soldat avait pris ses distances et, s'il avait été surpris par la traîtrise du prince et les pouvoirs de l'arme divine, il n'en montra rien. Seule la haine le guidait et provoquait ses tremblements.
— Uruk ne peut apporter que la mort et la guerre, renchérit-il. Il a bouleversé l'équilibre.
Gauthier soupira. Il semblait profondément fatigué d'entendre ce discours.
— Vous ne regardez pas plus loin que le bout de votre nez. Roxane, vous êtes différente. Vous avez été choisie par Ragni. Vous détenez un immense pouvoir entre les mains. Vous pouvez me rejoindre. Tous les deux... Nous sommes capables du meilleur. Vous le savez déjà.
Roxane le dévisagea. Le prince héritier était porté par une véritable euphorie, une main levée vers le ciel. Une allégresse toute différente de celle qu'elle lui avait offerte, quelques jours plus tôt.
— La Trinité s'est retournée contre Uruk. Elle l'a battu et l'a banni. Même si ce que vous dites est vrai, alors Roxane est là pour vous anéantir, certainement pas vous rejoindre.
Clovis fulminait. Peut-être était-ce une bonne chose qu'il fut là, finalement. Au moins y'avait-il quelqu'un pour rendre la réplique au prince. Roxane n'était pas là pour discuter. Elle avait une mission à accomplir. Ensuite, elle retournerait à Bellaube et Sylvain la féliciterait. Une récompense qui valait la peine de se démener encore un peu. L'arme se modula une nouvelle fois entre les doigts de la guerrière : une épée courte et légère, son style favori. Elle n'avait pas besoin de plus.
Gauthier déblatérait-il encore des conneries ? Elle n'en avait aucune idée. Elle voyait ses lèvres bouger, mais ne l'entendait plus. L'adrénaline brouillait ses sens. Seules les silhouettes des hérétiques entraient dans son champ de vision. Seule l'odeur du sang envahissait ses narines. Seule la chaleur de l'arme irradiait dans ses membres. Et seuls les tambourinements de son cœur éclataient dans ses oreilles ; joli spectacle et doux parfum, caresse agréable et charmante mélodie. Existait-il sensation plus divine ?
Ses pieds décolèrent du sol. L'arme de Ragni, extension fabuleuse de son bras, frappa. Une gerbe de sang éclaboussa ses joues, une plume noire s'envola ; la tête d'Arthur ne tenait plus qu'à quelques tendons. Dans ses yeux n'exprimant qu'une surprise froide, Roxane aperçut son sourire carnassier. Puis tout fut rouge et noir.
Plac, plac, s'écrasaient sur le sol terreux les gouttes de sang de son arme, entre deux meurtres précis. Elles rythmaient les assassinats, soulignaient les battements dans sa poitrine. Au loin, les claquements secs du métal contre le métal jouaient une harmonie dissidente, un charivari résonnait contre les murs de pierre et s'élevait vers le ciel. Ton offrande, Ragni. Ses bottes clapotaient dans les flaques, annonciatrices de massacre pour les silhouettes les plus proches.
Un ricanement sous le crâne, la mort dans le regard ; Roxane virevoltait, sa lame cognait contre casques et plates, transperçait chairs et membres. Elle esquivait des estocades improvisées, des assauts répétés, contre-attaquait de coups retors, de charges terribles. Elle était pourtant plus petite que ses adversaires, les bras plus légers que son arme, des haillons comme seule protection. Sa dague rouillée, dérobée trois jours plus tôt, brillait contre ses paumes, comme étincelaient ses prunelles d'une volonté farouche. Jamais la gamine ne tombait ou vacillait ; elle dansait lorsque les ennemis tombaient à ses pieds, souriait quand ils la suppliaient. Méprisables et misérables, ils imploraient un bourreau qui ne pouvait les entendre.
— À ton tour.
Un soldat plus imposant que les autres s'avançait vers elle d'une allure de vainqueur, d'une démarche de meneur. Pourquoi craindre une enfant ? Elle avait les pieds enfoncés dans la boue, des cheveux sales encadrant un visage barbouillé. Près d'elle, tout le monde était mort. Sa mère, la première, qui avait tenté de la protéger. Mais qu'est-ce qu'une catin pouvait faire sur un champ de bataille ? Un môme mortifié l'avait suppliée du regard « fuis, s'il-te-plaît, fuis ! » avant d'être transpercé d'un coup d'estoc. Puis il y avait eu les inconnus. Des alliés et des adversaires, tous égaux dans la mort. Ils l'entouraient comme des serviteurs encerclaient leur reine encore debout.
— Non.
Une voix d'enfant flottait derrière ses paupières, son timbre rauque crevait l'air. Elle tomba à genoux lorsqu'une lance jaillit de ses mains, se logeant dans le cou du soldat, à la limite de son plastron. Il tomba à la renverse, aussitôt avalé par la boue. Roxane se redressa, et, à la recherche d'une nouvelle proie, balaya la cour du regard. Avec ses cadavres de gardes et d'hérétiques qui jonchaient le sol, elle ressemblait à un charnier. Une brume perfide rasait le sol, s'enroulait autour des corps, comme si la mort récupérait son dû. Ils étaient des dizaines et des dizaines, les joues tachées de rouge, les cheveux souillés de noir, des yeux grands ouverts qui ne verraient jamais plus rien. Ploc, ploc gouttait la pluie qui s'était intensifiée, résonnant sur les armures, retentissant sur les épées. Pourquoi les Trois se borneraient-ils à les sauver, alors qu'ils permettaient de les tuer ? Les véritables dieux n'étaient pas les témoins du massacre, ils en étaient la cause. Comme moi.
Un cri résonna dans l'enceinte du champ de bataille et brisa son état d'ébriété. Roxane tressaillit. Clovis était au sol, recroquevillé sur lui-même. Sous lui, le sang se mêlait à la boue et la pluie. Gauthier de Cornuit avait entaillé l'arrière de son genou, avant de le pousser violemment. Le soldat essayait tant bien que mal de se redresser, mais entre sa blessure et le poids de son armure, il ne parvenait qu'à s'embourber un peu plus, son épée lui glissant des mains.
Elle grogna.
— C'est bien dommage, Votre Grâce.
Le prince héritier suspendit le coup fatal destiné à Clovis. Il la dévisagea, son regard passant de l'arme divine à ses yeux.
— Je suis d'accord. Mais ce n'est pas fini, Roxane. J'ai encore de grandes ambitions pour vous. De gros projets.
Elle ricana en jetant un œil éloquent à son entrejambe.
— Grande, grande... Sa Grâce se surestime.
La guerrière se fendit vers l'avant, forçant le prince à s'éloigner de son allié.
— Tout n'est pas noir ou blanc, affirma Gauthier, alors qu'il se déportait. Vous devriez...
Il avait raison, assurément. Depuis qu'elle avait dérobé la dague de Ragni, tout était rouge et noir. Dans un cri de rage, elle porta une nouvelle attaque, son épée favorite dans la main. Si son adversaire essayait encore de la dissuader, Roxane ne l'entendait plus. De toute façon, leurs échanges de passes limitaient toute autre forme de communication. Malgré sa différence de taille, la lame de Ragni ne faiblissait pas. Comme animée d'une vie propre, elle apposait la marque de ses runes à chaque rencontre, prenait l'ascendant au fur et à mesure des coups portés.
— Encore dans mon chemin, siffla la guerrière, alors qu'elle était forcée d'enjamber Clovis, manquant de trébucher.
Pourtant, Gauthier fut incapable de profiter de sa perte d'équilibre. L'arme se modulait au gré de ses envies, d'épée à poignard, de glaive à cimeterre, elle saisissait chaque ouverture, chaque erreur offerte par son adversaire. Roxane buvait cette puissance nouvelle qui se déversait dans ses veines, un feu plus rouge que sa tignasse l'enveloppait toute entière. Elle frappait et parait sans effort, guidée par la déesse de la Guerre elle-même.
Elle ne lut jamais la peur dans les yeux du prince héritier. Seulement de la résignation. Enfin, alors que sa lame se logeait entre ses côtes d'un coup sournois, elle sentit qu'elle détenait sa vie entre les mains. Comme si elle refermait les doigts autour de son cœur, chaud et battant. Puis qu'elle l'écrasait lorsqu'elle retira la dague d'un coup sec. Un gargouillis écœurant brisa les tambours de son cœur et le clapotis de la pluie. Gauthier s'écroula dans un vacarme métallique, à peine atténué par la boue qui l’accueillit avec grâce.
— Ur... Uk, n'oub... tenta-t-il de baragouiner.
Tel un chevalier plantant l'étendard de son roi en pleine terre, elle enfonça le talon de sa botte sur son adversaire. L'homme était mort, l'averse ruisselait sur son armure, comme des larmes qu'il n'avait pas eu le temps de verser. Seule les runes brillaient sous la pluie, un éclat de lumière ; messager de la guerre.
Sans s'attarder, Roxane s'en détourna et rejoignit Clovis. Le garde l'observait, ayant roulé sur le dos. La peur était placardée sur son visage, la douleur crispait ses traits. La guerrière contemplait son propre reflet dans ses prunelles. Sa silhouette, rouge et noire, semblait s'étirer vers le ciel. Elle le dominait de toute sa hauteur, l'éclat de l'arme projetant une ombre lugubre sur sa personne.
— Il avait raison, chuchota-t-il entre deux halètements. Ragni... Ragni te donne sa force. Mais tu... Tu ne crois même pas en elle.
Il hoqueta avant de grimacer, une main compressant sa jambe.
Roxane lui sourit.
— Mais Ragni croit en moi.
Elle s'accroupit auprès du soldat.
— Toutes les personnes qui ont vu cette arme sont mortes.
Elle jouait avec la dague, imprimait de légères marques sur ses gants poisseux. L’adrénaline tardait à redescendre. Elle gloussa, s'amusa de l'effroi peint dans les yeux de Clovis. Elle se pencha un peu plus, sans se départir de son sourire.
— Tu... Tu ne vas quand même pas...
— Tu as de la chance que Monseigneur de Bellaube t'a à la bonne.
Elle déposa un baiser sur sa joue, avant de cogner sa tête violemment, le plongeant dans l'inconscience. Si elle devait transporter cet idiot avant que toute la milice ne débarquât, elle préférait qu'il se taise. Elle avisa sa jambe sanguinolente et haussa les épaules. Un mal de crâne ne serait pas grand chose, contre une jambe en moins.
— Impressionnant.
Roxane sursauta et releva vivement la tête. Dans l'embrasure du passage, un jeune homme se tenait. Elle plissa les yeux, reconnut ses cheveux noirs corbeaux. L'apprenti du Reliquaire.
— Mon maître pensait que l'arme était une incarnation de Ragni, mais en vous observant...
Depuis combien de temps était-il là ?
— Je me dis que vous êtes l'incarnation de la déesse.
— Que veux-tu ?
Méfiante, elle l'observait, lui qui n'avançait pas d'un pouce. Sa longue robe traînait dans la boue et l'averse avait plaqué ses longs cheveux sur son crâne. De l'une de ses larges manches, Hadrian – ou bien était-ce Julian ? – sortit un parchemin.
— La missive qui promet l'arme au Reliquaire. Mais cette relique vous revient, Roxane. C'est également l'avis de Messire de Bellaube.
Roxane fronça les sourcils. Combien de partisans Sylvain avait-il sous sa coupe ? Et, plus important encore: s'il était au courant pour le vieillard et ses ressources, pourquoi ne lui en avait-il pas fait part ? Le plus rusé tacticien du royaume... Elle se figura le duc face à jeu d'échecs, un sourire narquois étirant ses lèvres. Il déplaçait ses pions noirs dans l'ombre des blancs, contournait les pièces adverses. Le roi pâle était à la renverse sur le plateau, la reine sombre trônant sur sa case.
— Le Reliquaire ne sera pas un problème, ne vous en faites pas. Les bras de Nûra s'ouvrent à lui. Sa santé n'est plus ce qu'elle était.
Quel rôle jouait-il entre les mains du duc de Bellaube ? Pour être au fait d'informations inconnues de Roxane, Hadrian n'était pas qu'un vulgaire pion. Sans s'inquiéter de la pluie qui détrempait sa tunique ainsi que la missive, il lui souriait d'un air qui ne lui plaisait pas. Une pensée désagréable traversa l'esprit de la guerrière, un frisson remonta le long de son dos. Et si c'était lui, la reine sombre, alors qu'elle n'était qu'un fou ?
— Je ne suis qu'un prêtre curieux, vous savez. Rien de plus, affirma-t-il, comme s'il lisait dans ses pensées.
Mon cul. Roxane grimaça, mais n'insista pas. Elle aurait quelques mots à échanger avec son seigneur plus tard. Pour l'heure, elle avait plus urgent à traiter. De mauvaise grâce, elle entreprit d'enlever l'armure de plates de Clovis. Ragni ou pas, elle ne parviendrait jamais à soulever cet imbécile vêtu de fer.
— Vous allez devoir vous souvenir de cette histoire, Roxane.
— Quoi ?
Ne pouvait-il pas lui foutre la paix ?
— Vous en avez pris conscience, n'est-ce pas ? Vous avez senti son pouvoir. Vous savez ce que vous êtes, désormais. Alors ne laissez pas ce souvenir s'éteindre. Cultivez-le. Transformez-le. Je pourrais vous y aider.
Elle hissa Clovis sur son dos, non sans lâcher une flopée de jurons. Elle progressa jusqu'à l'apprenti, les pieds du soldat abandonnant de longues traînées dans la boue. Sa tignasse rouge dégoulinait dans ses yeux, son armure de cuir était trempée ; l'eau s'infiltrait dans ses os, glaciale.
Roxane s'arrêta à son niveau et lui sourit.
— Ne t'en fais pas, Lucian. J'ai une bonne mémoire.