Il était une fois, dans un pays lointain, une reine. Cette souveraine possédait quelque chose d’exceptionnel, que beaucoup lui enviaient : elle était la plus belle femme du monde. Régulièrement, elle demandait à sa glace enchantée, avec beaucoup d’application :
« Miroir, mon gentil miroir, qui est la plus belle ici ?
- Celle qui me regarde est la plus belle. Aucune autre ne l’égale en beauté. » Et la suzeraine soupirait, rassurée par cette vérité salvatrice. Elle se sentait alors envahie par un infini soulagement. Puisqu’aucune de ses rivales ne lui arrivait à la cheville, elle ne craignait rien. Son mari, le roi, l’aimait et semblait captivé par la magnificence de son épouse. Et il en serait toujours ainsi, ou en tout cas, la reine le pensait. Tant qu’elle demeurait la plus jolie, le roi l’apprécierait. Et il oublierait son désir ridicule d’obtenir un héritier.
La souveraine avait travaillé dur pour parvenir à ses fins : elle avait sué sang et eau, appris la sorcellerie et la pâtisserie, les coutumes de chaque pays et l’art de la conversation. Finalement, lorsqu’elle avait surpassé toutes les femmes en beauté, les demandes en mariage avaient afflué. La reine avait examiné chacune d’elle avec beaucoup de soin et d’attention, avant d’accepter celle d’un roi dont la femme venait de mourir.
Elle avait choisi l’homme veuf, car il possédait quelque chose qu’elle ne pourrait jamais lui donner : un enfant. La petite Blanche-Neige ne se souvenait pas de sa mère, et avait accueilli la reine avec ravissement. Il s’agissait de l’enfant rêvée : douce, charmante, polie, gentille, jolie, intelligente. Ainsi, la suzeraine possédait tout ce qu’elle désirait. Une fille parfaite, un mari aimant, un château chaud et sec. Tout allait pour le mieux.
Mais un jour, le roi commença à reparler de cette histoire d’héritier. A croire que son enfant ne lui convenait pas. Il targuait la reine de lui donner un fils, et celle-ci sentait la panique grandir au creux de ses entrailles. Car les années passaient, et le ventre de la suzeraine restait plat, magnifique mais vide.
Naïvement, celle-ci avait cru que le roi se satisferait d’un seul enfant. Néanmoins, elle avait à l’époque négligé un détail, un détail pourtant capital aux yeux de son époux. Blanche-Neige, toute parfaite qu’elle fut, demeurait une fille. Aussi, elle ne pouvait hériter d’un royaume. Elle ne serait ni assez intelligente, ni assez capable pour cela, disait le roi. Ainsi donc, l’homme voulait un fils, et la reine ne lui donnait pas, pour une raison simple : elle ne pouvait pas, et ne pourrait jamais enfanter.
Néanmoins, son mari l’aimait. Elle restait tout de même la plus belle femme du monde, aussi stérile soit-elle. Et heureusement, pensait parfois la dirigeante avec un frisson d’effroi. Car sans cela, rien ne la protégerait plus de la répudiation. Pouvait-on imaginer plus ridicule ? Une femme conjointement incapable de donner la vie et de susciter le désir ? La reine n’osait y songer.
En ces temps troublés, la suzeraine trouvait un moyen simple de se rassurer. Elle posait inlassablement la même question à l’artefact magique fixé au mur :
« Miroir, gentil miroir, qui est la plus belle ici ? » Et inlassablement, la glace enchantée répétait la même réponse d’une voix polie :
« Celle qui me regarde est la plus belle. Aucune autre ne l’égale en beauté. » Alors, cela allait encore. Ce n’était plus l’idylle parfait dans lequel la reine avait vécu pour quelques années suspendues, elle se sentait régulièrement anxieuse et luttait contre l’abattement, mais il lui restait l’essentiel : une fille parfaite, un mari aimant et un château chaud et sec.
Alors, le temps joua un autre tour à la souveraine. Blanche-Neige grandit, et d’une enfant charmante devint une magnifique jeune fille. Dans un premier temps, la reine en fut ravie : elle partageait avec celle-ci des petites astuces, des instants complices où elle apprenait à la petite l’art noble et terriblement complexe du maquillage. Mais ensuite, cela se produisit.
Un éclat étrange dans le regard du roi, un éclat indéchiffrable. Pour un instant fugace, il contemplait sa fille et ses yeux s’emplissaient d’une lueur. La reine pensa dans un premier temps qu’il s’agissait de nostalgie : peut-être son mari voyait-il en sa fille les traits de sa mère, son premier amour. Elle ne lui en tint pas rigueur. Il avait longtemps pleuré sa défunte épouse, qu’il avait aimé plus que tout.
Mais une impression de danger commença à tarauder la souveraine, sans qu’elle sache dire pourquoi. Son époux se faisait plus distant, et semblait absorbé, ailleurs. La reine, elle, se sentait amoindrie. Les années passant, son visage se fanait. Par ici, une ride. Parfois, au matin, des cernes au creux des joues. Et même, bien dissimulés dans sa magnifique chevelure brune, quelques filaments pâles qui lui rappelaient non sans heurts le passage inexorable du temps.
Blanche-Neige, dans le même temps, prenait son envol. Elle apprenait chaque jour un peu plus, s’amusait, devenait indépendante. Elle avait dans le regard l’étincelle inimitable des gens heureux, et cela la faisait resplendir d’un éclat incomparable. Bientôt, la reine commença à la craindre. Qu’adviendrait-il de la suzeraine si la jeune fille la surpassait ? Le roi continuerait-il d’aimer sa femme, si l’éclat de sa fille éclipsait le sien ?
Rien ne semblait moins sûr. Après tout, elle ne lui avait jamais donné le fils qu’il désirait. Aussi, la dirigeante devint de plus en plus inquiète. Chaque jour, elle demandait à son mur :
« Miroir, gentil miroir, qui est la plus belle ici ? » Et la réponse demeurait identique. Mais cela ne suffisait plus. Le sentiment de quiétude que lui procurait ce rituel durait de moins en moins longtemps, et échouait à calmer l’esprit torturé de la reine. Parfois, elle passait des heures à questionner la glace en boucle, jusqu’à ce que le soleil ait disparu à l’horizon, et que le verre teinté ne lui renvoie plus qu’une forme sombre.
Et ce qui devait arriver arriva. Un jour, ce que la monarque redoutait tant se produisit. Elle s’était levée à une heure tardive, tirée du lit par les chauds rayons hivernaux qui filtraient à travers ses rideaux. Face à son miroir, elle avait coiffé ses cheveux, brossé ses dents, maquillé ses yeux. Elle avait ensuite appliqué, avec un soin infini, les charmes de son invention qui effaçaient les rides et les cernes. Enfin, d’une voix fatiguée, elle avait interrogé son miroir, et la réponse qu’elle reçut lui glaça le sang :
« Bien que tu sois très belle, cependant je te le dis : maintenant Blanche-Neige est encore plus belle. » La suzeraine sentit sa gorge se serrer et les larmes lui monter. Ses mains se mirent à trembler, son souffle se raccourcit. Elle suffoquait. De ses doigts fébriles, elle délaça son corset, tandis que la pièce autour d’elle semblait rétrécir. Il lui fallait de l’air. La reine inspirait précipitamment, cherchant à emplir ses poumons pour empêcher sa chambre de tourner. C’était fini. Elle avait perdu. Tout. Son mari aimant, qui ne tarderait pas à réaliser combien elle devenait laide en comparaison de Blanche-Neige. Sa fille parfaite, qui constituait désormais une menace terrible. Son château chaud et sec, duquel le roi la chasserait d’un jour à l’autre.
Elle perdait la seule chose qui lui octroyait le droit de vivre, qui lui conférait de sa valeur. Sans cela, que lui restait-il ? Rien, songea la reine pétrifiée, clouée au sol par la panique. Elle n’enfanterait jamais. Elle n’attirerait plus jamais le regard des hommes, son heure passait. Elle ne valait plus rien. Il ne faudrait pas longtemps à son mari pour la haïr, pour réaliser qu’elle ne lui servait plus à rien. Il se débarrasserait alors d’elle comme le déchet qu’elle était. La souveraine haletait, peinait à trouver de l’air. Les larmes roulèrent sur son visage, elle ne put s’empêcher de sangloter comme une enfant. Les barrières qu’elle avait construit à la sueur de son front volaient en éclats, s’effondraient en la laissant à nu, complètement sans défenses. Sans protection.
La dirigeante parvint à se calmer, à se rassurer. Elle entoura son corps de ses bras, se balançant doucement comme pour se bercer. Son roi l’aimait. Et l’amour, se répéta la reine, transcenderait tout, même sa laideur, même sa stérilité. Peut-être que son mari, aveuglé par les sentiments qu’il éprouvait, ne se rendrait pas compte de l’inutilité de son épouse, de l’abomination qu’il hébergeait sous son toit. Une carcasse vide, une bouche à nourrir, incapable tant de donner la vie que d’attirer le regard. Avec espoir, la suzeraine ne changea rien à ses routines, convaincue que l’homme ne remarquerait rien.
Pourtant, l’ambiance du château changea rapidement. Les disputes se firent plus fréquentes, les reproches plus insistants. La reine ne donnait toujours pas l’héritier que le roi attendait, et celui-ci ne regardait plus sa femme. Pas comme il la regardait, avant. Avant Blanche-Neige. Car il la voyait, à présent. Jeune, fraîche, resplendissante. Dans ses yeux, la souveraine comprit bientôt que brillait la convoitise. Un vertige se saisit d’elle, alors qu’elle réalisait ce que cela impliquait : elle était en danger. Le roi en désirait une autre, il allait la chasser. Sa fille prenait toute la place, attirait tous les yeux, alimentait les désirs. La reine risquait la répudiation. Elle devait éviter cela, à tout prix.
Mais la dirigeante ne trouvait aucune solution. Elle tenta de couvrir ses rides à l’aide de charmes, elle essaya d’enlaidir Blanche-Neige en la couvrant de vêtements hideux. Rien ne suffit. Alors, une idée traversa l’esprit traqué de la souveraine, une idée si sordide, si épouvantable qu’elle la repoussa de toutes ses forces. Le temps passait cependant, et la reine ne possédait encore pas l’ombre d’une piste pour se mettre à l’abri du danger. Alors, comme un poison lent et insidieux, la pensée refit son apparition, se frayant un chemin jusque dans le cœur de la femme pétrifiée par la peur.
Il s’agissait d’une solution. De la seule solution. Puisque Blanche-Neige menaçait tout ce que possédait la reine, elle devait disparaître. Sa rivale évanouie dans la nature, la suzeraine redeviendrait la plus magnifique, et le regard du roi reviendrait se poser sur le corps de son épouse. Cela marcherait. Mais à quel prix ? Sa propre fille… Non. « Sa propre fille », l’enfant d’une autre en réalité, faisait tout ce qu’elle pouvait pour nuire à sa mère. Cette ingrate forçait la dirigeante à ce geste absurde, à cette mesure drastique, elle qui éclipsait l’éclat de la reine, et qui se pavanait dans le château avec ses joues rouges et son teint d’albâtre.
Luttant contre la nausée, la souveraine fit appeler un chasseur, un homme réputé pour sa froideur et sa cruauté. Empêchant sa voix de trembler, elle lui demanda l’impensable : « Prends Blanche-Neige avec toi. Emmène-la dans la forêt, ordonna-t-elle d’un ton dur, et fais en sorte qu’elle n’en ressorte pas vivante. » Le braconnier acquiesça et quitta la pièce, alors que les genoux de la dirigeante lâchaient sous son poids. Qu’ai-je fait ? Se répétait-elle, dévorée de l’intérieur par des remords brûlants. Elle resta ainsi figée des heures entières, hésitant à rappeler le chasseur, à lui demander d’oublier cette consigne absurde, abominable. Mais une peur viscérale la clouait au sol. Si son mari la répudiait, comme il avait menacé de le faire récemment, elle perdrait tout. Son château, son royaume, sa réputation. Elle deviendrait une paria, la honte de sa famille. On la haïrait. Cela ne devait pas se produire.
La suzeraine rajusta sa couronne, se releva. Elle avait bien agi. Elle se protégeait contre le danger, elle se mettait à l’abri. On ne lui avait pas laissé le choix. Et maintenant que le chasseur avait accompli sa besogne, rien ne la menaçait plus. Tout semblait pour le mieux. La reine se recoiffa, essuya le maquillage qui dessinait des sillons sur son visage, se redressa sur son siège, et questionna d’un ton péremptoire :
« Miroir, gentil miroir, qui est la plus belle, ici ? » Un instant suspendu s’écoula, qui parut durer des heures. Et si la réponse de la glace ne convenait pas ? Et si la petite survivait ? Et si d’autres femmes surclassaient à présent la reine torturée par l’angoisse, dont les traits se tordaient de panique ? Hideuse, songea la dirigeante en croisant son propre regard dans le miroir. Affreuse, atroce, monstrueuse, souffla une voix à son oreille quand celle-ci avisa ses yeux agrandis par la terreur, injectés de sang, rouges et gonflés d’avoir trop pleuré.
« Madame la reine, vous êtes la plus belle ici. Mais, par-delà les monts d'airain, auprès des gentils petits nains, Blanche-Neige est mille fois plus belle. » Une pierre tomba sur les entrailles de la souveraine. Elle avait échoué ! Un tremblement incontrôlable s’empara de ses membres, les larmes débordèrent de ses yeux, répandant sur ses joues un maquillage à peine refait. La peur tordait son estomac, tendait tous ses muscles. L’enfant se vengeait. Elle revenait d’entre les morts pour torturer la pauvre souveraine, la menaçait de son ombre grandissante. Elle rejoignait le château et pointait vers sa rivale un doigt accusateur, révélait au monde les agissements horribles de la dirigeante. Cela ne pouvait se produire.
La reine rassembla son nécessaire à potions, ouvrit des livres qu’elle s’était promis de ne jamais consulter. Des heures durant, elle resta enfermée dans la pièce, s’affairant autour d’un chaudron dont émanaient des vapeurs pestilentielles. Cette fois, la souveraine devait réussir. Elle ne pouvait pas risquer l’échec une fois de plus. Rassemblant ses connaissances et son ingéniosité, la sorcière concocta un poison fulgurant, qui apporterait la mort à quiconque le laisserait franchir ses lèvres. Avec d’infimes précautions, elle y plongea la moitié d’une belle pomme rouge, et esquissa un sourire contrit. L’enfant ne souffrirait pas. Elle mourrait sur le coup, se répéta la reine, à l’instant où ses dents croqueraient le fruit.
D’une main tremblante, la suzeraine annula ses charmes, laissant son visage se creuser de rides et de cernes. Un frisson remonta le long de son échine. Repoussante, glissa une voix à l’oreille de la sorcière. Ensuite, elle jeta sur ses épaules une cape effilochée, et voûta les épaules. Ainsi parée, la dirigeante quitta le château d’un pas précipité, et prit la direction des bois. Elle atteint sans difficulté la petite chaumière où sa rivale avait élu domicile, et réalisa avec horreur combien celle-ci s’avérait proche du palais. L’enfant pouvait revenir n’importe quand, pour peu qu’elle emprunte le bon chemin.
D’une voix chevrotante, la reine invita Blanche-Neige à lui ouvrir, usant de toute son éloquence et de toutes ses techniques de persuasion. Bien vite, la petite passa la tête à la fenêtre, se retrouvant nez-à-nez avec sa mère. Celle-ci baissa le visage, effrayée à l’idée que se fille la reconnût. Par des gestes sûrs, elle proposa la pomme, allant même jusqu’à en manger un morceau pour démontrer le caractère inoffensif du fruit. Avec un sourire tendre, la jeune princesse finit par accepter de goûter le cadeau mortel, et y plongea les dents. Aussitôt, elle s’effondra sur le sol, le visage vidé de toute couleur.
La souveraine contempla l’enfant un moment, pétrifiée par la panique. Elle avait tué. De ses propres mains, de son propre chef, elle avait commis l’irréparable, et rien ne lui permettrait plus de revenir en arrière. Sa petite gisait, morte, sur le sol de bois de la chaumière, des feuilles sèches se mêlant à sa chevelure éparse, le visage figé dans une expression de candeur. Dans sa main, le fruit à moitié dévoré brillait, rouge, contrastant violemment avec la peau cadavérique de Blanche-Neige.
Les entrailles en feu, dévorée de l’intérieur par une sensation brûlante, la reine prit la fuite. Elle courut pour échapper à la vision d’horreur qui persistait devant ses yeux, comme gravée sur ses rétines, et s’imposait à son esprit à chaque fois qu’elle fermait les paupières. Elle courut pour échapper à ce sourire naïf, à cette innocence juvénile qui rongeait la souveraine. Elle courut pour échapper à son crime, au meurtre qu’elle venait de commettre, à la mort qui collait à sa peau et empêchait ses poumons de se gonfler.
Haletante, épuisée, la souveraine rejoint son château et sa chambre, et demanda d’une voix tremblante :
« Miroir, gentil miroir, qui est la plus belle, ici ? » Et d’une voix polie, la glace enchantée répliqua ce que la dirigeante brûlait d’entendre :
« Celle qui me regarde est la plus belle. Aucune autre ne l’égale en beauté. » Un léger soulagement réchauffa les entrailles de la suzeraine, chassant un peu les images monstrueuses qui dévoraient l’esprit de la dirigeante.
Celle-ci tenta de se sentir triomphante, victorieuse. Mais les jours passaient, et la panique continuait d’affluer. La sorcière se réveillait en sursaut, rongée par l’angoisse, traquée par une force terrifiante qu’elle ne parvenait à cerner. Malgré le roi qui revenait auprès d’elle, trouvant refuge à ses côtés pour pleurer sa fille disparue, la reine se sentait en perpétuel danger, cernée par une menace impalpable. Elle se heurtait à des murs invisibles, qui la retenaient prisonnière. Prisonnière de quoi ? La souveraine n’aurait su le dire.
Elle se réveillait en sursaut, hantée par le visage innocent de sa fille, les draps trempés de sueur. Les insomnies succédaient aux cauchemars, les cauchemars aux insomnies. L’air candide de l’enfant revenait sans cesse à ces yeux, Blanche-Neige franchissait les portes du palais, prononçant toujours la même question d’un ton d’incompréhension :
« Pourquoi ? » La suzeraine balbutiait, se justifiait, elle n’avait pas eu le choix ! Mais alors elle croisait ces yeux emplis de bonté, les yeux de sa propre fille, et elle savait que rien de ce qu’elle disait n’avait de sens. On la promenait sur un chariot, les mains attachées dans le dos, on lui jetait des pierres, on lui criait des insultes. Monstre, meurtrière, laideron, déchet ventre stérile, abomination ! Et les mots la frappaient de plein fouet, bien plus violents que les cailloux qui pleuvaient. Et ils avaient raison. On la détestait, on la condamnait à mort, à juste titre. Elle n’avait aucun droit de vivre. Elle, l’ordure, la carcasse inutile qui ne donnait pas d’enfant, elle la sorcière qui assassinait sa propre fille, elle le laideron abject infichu d’attirer le regard de son mari.
Les draps collés à son corps tremblant, la respiration erratique, la souveraine se traîna jusqu’à son miroir d’une démarche vacillante, et questionna son mur d’une voix suppliante, désespérée : « Miroir, gentil miroir, qui est la plus belle, ici ? » Elle avait besoin de l’entendre, besoin qu’on le lui dise. Qu’elle avait encore de la valeur, que le roi avait encore des raisons de l’aimer. Qu’elle méritait de vivre. Qu’elle demeurait la plus belle femme du monde, malgré ses agissements abjects et son ventre vide.
« Madame la reine, vous êtes la plus belle ici. Mais Dans un pays voisin, Blanche-Neige est mille fois plus belle », répondit la glace d’une voix polie. L’horreur écarquilla les traits de la souveraine. Cette maudite Blanche-Neige ! Comment pouvait-elle ? Comment échappait-elle sans cesse à la mort pour revenir la torturer, pour revenir la menacer ? L’air manquait. La reine chercha à gonfler ses poumons, pétrifiée, clouée sur place par une peur viscérale. Elle suffoquait, la pièce tournait autour d’elle. Des tâches sombres envahissaient son champ de vision, et elle croisa son reflet dans le miroir.
Le visage déformé par l’épouvante, les yeux rouges, les joues mangées par des cernes, le regard d’une bête traquée. Laide, hideuse, monstrueuse, abominable, hurlait une voix à son oreille alors que les larmes dévalaient son visage. Cela ne pouvait plus durer, elle ne le supporterait plus ! D’un geste fébrile, la femme précipita le miroir au sol, qui se brisa en un tintement cristallin. Les éclats fusèrent dans toute la chambre, et un morceau atteignit la souveraine en plein cœur.
Celle-ci s’effondra, la vie s’écoulant hors d’elle pour former une flaque sombre sur le plancher de bois verni. En tombant, la reine croisa son propre regard dans un reste de la glace magique, le regard d’une enfant terrifiée. En un instant, la dirigeante se revit enfant, quêtant l’approbation de ses parents. Elle revit la petite fille chercher l’attention et les compliments, la petite fille à qui on répétait qu’elle était magnifique. Qu’elle devait être magnifique. Pour se trouver un mari, un foyer. Pour rester en sécurité.
Elle revit la princesse naïve qui avait cherché l’amour, pour ne trouver en retour qu’un désir de possession brûlant et malsain. A qui on avait répété inlassablement que son rôle se résumait à avoir des enfants et à rester désirable, à attirer le regard. Parce que ces deux choses définissaient les femmes, la définissaient. Elle revit la petite fille qu’on avait exhibée, comme une poupée bien sage, aux repas de famille, et qui s’était sentie fière qu’on la congratule ainsi. Pour son visage, pour ses robes, pour ses bijoux. Pour des choses superficielles, sur lesquelles elle n’exerçait qu’un contrôle restreint. On l’avait encore félicité pour la droiture de son nez, pour ses grands yeux innocents et ses pommettes saillantes, pour ses formes généreuses.
Un objet. Elle avait été un ornement qu’on contemple, une peinture qu’on présente, qu’on exhibe, dont on se vante. Un moyen. Un moyen d’afficher sa richesse en la couvrant de bijoux, qu’elle portait docilement sans se préoccuper de s’ils lui plaisaient, pour contenter son mari. Un moyen de fanfaronner, une belle pièce de viande qu’on se targuait d’avoir su conquérir ou éduquer. Un moyen d’obtenir un héritier. En dehors de ça, elle n’était rien. Son visage, son utérus. Rien d’autre n’avait jamais compté. Rien d’autre n’avait de valeur.
Personne n’avait jamais dit à l’enfant qu’on l’aimerait même laide, même stérile. Qu’un grand cœur et un esprit affûté comptaient plus que son apparence, plus que son corps. La reine mourrait, gisant au sol dans une mare de sang, et pourtant, elle se sentait plus lucide que jamais. Pour la première fois de sa vie, elle voyait les murs invisibles qui l’avaient retenue prisonnière, et dont elle n’avait jamais cherché à se libérer. Les étoiles de l’univers semblaient comme alignées, donnant du sens à la vie entière de la suzeraine. Les remarques sur son physique, sa peur viscérale de la laideur, son besoin irrépressible d’approbation.
Une larme roula sur le visage de la reine, qui réalisa combien elle s’était fourvoyée. Face à la convoitise d’un père pour sa fille, elle s’était sentie menacée, en concurrence. Au lieu de chercher à protéger la petite d’un comportement de prédation, elle l’avait considéré comme normal, ne l’avait même pas remis en question. Bien pire encore, elle avait tenté d’assassiner l’enfant à deux reprises, qui par miracle avait survécu. Mais pourquoi ? Comment ?
Face à l’évidence même, comment la suzeraine s’était-elle convaincue que Blanche-Neige constituait la menace, le problème ? Comment était-elle passée à côté du danger que courrait sa fille, comment en était-elle venue à la voir comme une rivale ? Peut-être parce que son âme corrompue ne pensait pas un instant à quelque chose d’autre que son nombril, peut-être parce que sa sécurité l’avait aveuglée au point de ne plus songer à rien d’autre. Peut-être parce qu’on lui avait toujours répété que les hommes ne se retenaient pas, et que leur nature profonde justifiait leurs comportements prédateurs. Peut-être parce qu’on l’avait toujours comparée à ses sœurs, à sa mère, à ses tantes, et à toutes les autres femmes.
Que se serait-il passé si la suzeraine n’avait pas ressenti le besoin d’être la plus belle ? Si se trouver magnifique et se plaire à elle-même lui avait suffi, avait suffi à son entourage ? Si à son miroir, elle avait su demander :
« Miroir, gentil miroir, suis-je belle ? » et non « qui est la plus belle ? » Ou même, en allant encore plus loin, si elle ne s’était pas du tout préoccupée du regard des autres, de son apparence ? La mère ne le saurait jamais. Elle avait grandi convaincue que sa beauté faisait sa valeur, encouragée par un contexte favorable à y voir sa seule qualité. Et cela l’avait conduit à une monstruosité sans nom. L’assassinat de sa propre enfant, de la fille qu’elle avait élevée comme la sienne.
Beaucoup diront que sa méchanceté, sa vanité ou son orgueil la poussèrent à ces extrémités. D’autres, et ils seront bien moins nombreux, tenteront d’expliquer ses réactions par un système de croyances et de valeurs façonné par l’entourage, découlant de causes bien plus profondes et complexes que de simples dispositions internes. Car sans un contexte assimilant les femmes à des objets de désir sexuel, focalisant leur estime sur leur seule beauté, normalisant des comportements de prédation sexuelle, comment aurait agi la reine ? Nul ne le saura jamais.
Ainsi, la reine mourrait, réalisant au moment même les raisons de sa conduite, de ses peurs, de ses complexes. Une fois de plus, elle croisa son regard dans l’éclat du miroir, un regard en paix, serein. La bête comprenait enfin ce qui la traquait. La suzeraine pensa à sa fille, en vie dans un royaume lointain, et à ses enfants à venir. Car Blanche-Neige aurait des enfants, sans l’ombre d’un doute. Avec un sourire ironique, la dirigeante songea qu’il aurait dû en être autrement, que la petite aurait dû pouvoir choisir, décider. Dire non. Elle émit le vœu que naquît une petite fille aussi impétueuse que la tempête, aussi droite que le chêne, aussi bien dans sa peau que la reine l’était en ce moment. Une petite fille à qui on dirait et on répéterait que sa valeur ne dépendait ni de sa beauté, ni de sa capacité à donner la vie. Qui saurait et trouverait normal d’avoir le droit de vivre, qui ne chercherait pas sans arrêt l’approbation des autres. Qui vivrait pour elle-même, sans se préoccuper des pensées de son entourage.
Qui se considérerait comme un être humain avant de se considérer comme une femme, et forcerait tous ceux qu’elle croiserait à en faire autant.
Le souhait de la reine ne se réalisa pas. Personne ne dit jamais à la fille de Blanche-Neige qu’elle valait plus que sa capacité à donner la vie, plus que son habilité à susciter le désir des hommes. Personne ne lui dit jamais que cela ne la définissait pas et ne devait pas la définir. Personne ne lui dit jamais qu’un père qui éprouvait du désir pour sa propre fille était un homme dangereux qu’il fallait fuir puis faire enfermer. En somme, elle grandit dans un contexte aussi malsain et délétère que celui qui avait poussé la reine à tenter d’assassiner sa fille à deux reprises.
Mais au creux de son oreille, quelque part dans son esprit, une petite voix s’indignait de toutes ces horreurs, à chaque fois qu’elle s’y trouvait confrontée. Une petite voix qui tempêtait, vociférait, bataillait et se révoltait, une voix impétueuse, violente, véhémente et vindicative. La voix d’une reine, songeait la petite avec un sourire, sans se douter de combien elle avait raison de l’appeler ainsi.
Cette enfant-là se confronta à l’incompréhension et au mépris, rencontra partout sur sa route des obstacles innombrables. Elle se battit pour accéder au trône malgré sa naissance, et devint une suzeraine accomplie. Au grand dam de ses parents, elle ne prit pas d’époux et n’eut aucun enfant. Elle passa dans son royaume de multiples réformes sociales, et son pays connut sous son règne une prospérité et une paix rarement atteintes auparavant. Elle vécut heureuse, bien plus heureuse que la reine, sa grand-mère, traquée par des complexes innombrables ; bien plus heureuse que sa mère, mariée à dix-huit ans à un parfait inconnu dans l’indifférence générale.
du point de vue de l'histoire .. perso j'ai pas accroché. On rentre très bien dans l'histoire de la reine, avec ses attentes, ses tourments, y'a une bonne progression dans son mental jusqu'au final mais dsl, j'ai pas accroché. Elle me laisse un peu indifférent, j'irais plutot plaindre le miroir qui doit la supporter en fait :)
même si a un moment donné, elle n'avait pas pleinement contrôle sur sa vie ( et finalement très très peu de gens même de nos jours ont ce genre de contrôle, au mieux, ils croient l'avoir )
Elle a quand même crée la situation de toute pièce et s'est placée elle même là ou finalement, elle se dit malheureuse. dans une certaine mesure, elle a choisi .. puis regrette ... et fait des conneries, et regrette encore plus .. et se lamente de ne pas trouver échappatoire alors qu'au final, tout est de son fait. y'a vraiment tout un tas de gens dans cet univers là de ce conte, qui sont largement plus à plaindre si on peut dire.
Quelque chose comme ça
( en plus du fait que dans un bouquin, ce que je cherche en priorité, c'est qu'on m'emmène très loin de chez moi dans des mondes étranges et des situations complexes .. préférences persos, mais bon ça y joue toujours)
Après, le personnage de la reine est vraiment un moyen pour moi d'explorer l'influence de ce système de croyances, de montrer que de mauvaises valeurs et normes intériorisées poussent à des comportements délétères, et qu'on peut soi-même être à la fois acteur et victime d'une même discrimination. Mon but n'est certainement pas de la faire plaindre ou de mettre les lecteurs de son côté. Elle commet deux tentatives de meurtre, et en est responsable. Mais je trouvais important d'explorer le rôle du contexte et de l'environnement dans ses comportements, et notamment dans le manque d'option perçues (parce que clairement, le personnage est suffisamment débrouillard pour survivre sans l'aide d'un mari, et ce sont ses croyances et ses préjugés qui la retiennent). Donc "tout est de son fait", je dirais que oui puisqu'elle participe activement, et que non parce qu'elle n'a pas entièrement la main sur ses croyances, ses normes et ses valeurs, qui dépendent beaucoup de l'environnement extérieur.
En tout cas merci beaucoup d'avoir pris le temps de faire un retour constructif, ça fait super plaisir ^.^