Cet endroit m’avait manqué. Les petites routes pavées, luisantes de pluie, les lumières qui s’y reflètent, le doux clapotis de l’eau. C’est calme, pour une après-midi en pleine semaine. Peut-être parce qu’ils annoncent encore de la pluie, une averse qui ne donne pas envie de sortir. Une averse qui brouille la vue tant elle se déverse. Le ciel est gris, ça sent l’humidité à plein nez et quelques gouttes tombent déjà, paresseuses.
Je ne suis pas revenue dans ma ville natale depuis huit ans. J’ai tout plaqué pour me retrouver ailleurs. Pour fuir, aussi, peut-être. Maintenant, je dois m’occuper de la vente de la maison de ma grand-mère. Cette grande maison qui m’a vue grandir. Qui a vu mes échecs et mes réussites, mon bonheur et ma tristesse, ma colère et mon chagrin.
L’odeur du bitume trempé envahit mes poumons à chaque respiration. J’aime cette odeur autant que celle de la pluie. Je l’aime autant que je la redoute. Mes Dr Martens couinent sur la surface lisse et polie de la route pavée. Une petite rue à sens unique, qui monte en une douce pente. Mes semelles glissent un peu à chaque pas et une légère volute de fumée s’échappe de mes lèvres. Il fait froid, et je ne porte qu’un pull, avec les épaules à moitié dénudées. Et je m’étonnais à l’époque de tomber malade en permanence.
Les souvenirs m’envahissent. Ces moments où je faisais du vélo, quand on partait en balade avec grand-mère.
Elle vivait dans une maison au bout de la rue, à quelques minutes de marche. Erika venait chez grand-mère, je venais chez elle. Nous passions certaines nuits ensemble, nous nous faufilions l’une chez l’autre sans prévenir, nous étions ensemble tout le temps, c’était devenu normal d’aller et venir. Ses parents et grand-mère ne se posaient pas de questions.
Mais j’ai eu peur. Je n’assumais pas ma sexualité, alors qu’elle, elle criait haut et fort qu’elle aimait les femmes. Je l’admirais. Je l’aimais. Mais j’ai préféré prendre la fuite. Notre relation était belle, mais au lycée, les regards n’étaient pas pareil. Les autres ne l’acceptaient pas, ils m’insultaient, me repoussaient, me traitaient de monstre. J’ai fini par y croire. Alors quand j’ai obtenu mon diplôme, je suis partie sans prévenir.
Revenir ici, après tout ça, après tant de temps, ça me serre le cœur, ça me prend aux tripes, ça me coupe le souffle.
J’arrive devant la maison, sa silhouette grisonnante se coupant au milieu des habitations bien entretenues autour. Je lève lentement les yeux pour l’observer. Ses fenêtres sales et poussiéreuses, ses volets accrochés sur les côtés, dont le bois est abîmé, la peinture écaillée. Mes yeux descendent jusqu’à l’herbe. C’est un fouilli désordonné et deux vieux vélos, celui de mon enfance et celui de grand-mère, ont rouillé au fond de la petite cour. Ils sont couverts de mousse et de végétation rebelle. Je suis sûre que si j’essaie de les extirper de là, ils se démonteront dans mes mains tant ils ont été détériorés par le temps.
La pluie commence à s’intensifier soudainement, alors je ne perds pas plus de temps à contempler ce qui appartient au passé. J’insère la clé dans la serrure et la tourne, une fois, deux fois. Les clics familiers me font frémir, puis j’entre enfin. Un petit vertige me prend quand je ferme la porte derrière moi. Je me fige, le temps que ma vision redevienne nette.
C’est exactement comme dans mes souvenirs. Comme figé dans le temps. L’odeur particulière de grand-mère est encore incrustée partout et fait battre mon cœur, qui se serre alors un peu plus. Elle me manque. Les tapisseries florales ont bruni un peu mais sont toujours si belles. Le salon n’a pas bougé, la chaise à bascule a toujours sa place devant la fenêtre, la petite télévision est encore sur la vieille commode. Un journal traîne sur le canapé. Je m’approche et le saisis avant d’y lire la date. Les larmes me montent aux yeux. C’est le journal de la veille où grand-mère a été retrouvée dans son lit.
Inquiets de ne pas avoir vu grand-mère à la fenêtre comme d’habitude, les voisins sont venus jeter un œil. Grand-mère est partie pendant la nuit. Je n’ai pas pu lui dire au-revoir.
Les larmes coulent sur mes joues et je les essuie rapidement. Je dois me dépêcher avant de me faire avoir par mes sentiments. Les cartons, toujours pliés, sont posés contre le mur du couloir. Je plie le journal, le cale sous mon bras, ouvre un carton et le dépose au fond.
Je monte ensuite à l’étage, le souffle court alors que je passe devant sa chambre. Je jette un œil à l’intérieur et l’imagine là, dans ses draps, endormie pour toujours. Elle m’a confié un jour que mourir dans son sommeil l’effrayait. Parce que la mort vient quand on est le plus vulnérable, quand on ne s’y attend pas. On ne la voit pas venir et personne n’y est préparé. Ses affaires ont déjà été emballées, les cartons attendent dans le coin de la pièce. Je les stockerai au garage, en rentrant. Sa chaise à bascule aussi, je vais la garder, elle ira probablement dans ma chambre.
Je continue mon chemin et chaque pas est douloureux. Mon cœur me fait mal, mes poumons peinent à garder l’air que j’inspire, ils me brûlent. Quand j'atteins ma chambre d’enfant, tous mes souvenirs s’embrouillent, me font mal, m’empêchent de respirer. Quelques peluches sont encore là, sur le lit aux draps lisses. Quelques jouets jonchent le sol, des vêtements sont pendus à la chaise de bureau.
J’emballe tout. Je ne m’attarde pas, je fais vite, puis descends les cartons dans le couloirs au rez-de chaussée. J’ai l’impression d’étouffer, maintenant.
Je me précipite à l’extérieur, claquant la porte derrière moi. Il pleut fort, maintenant, il fait plus sombre. Mes cheveux me collent déjà au visage, mes vêtements me collent à la peau. Mais le son de la pluie apaise quelque chose en moi, calme le déluge de mon esprit. Je m’avance jusqu’au trottoir et ferme les yeux, respire un grand coup. L’eau dégouline sur mon visage, trace un chemin sur mes joues, le long de ma gorge, coule sous mes vêtements. Je laisse l’averse balayer mes pensées.
Puis j’entends quelqu’un courir. J’ouvre les yeux rapidement quand les pas approchent. Un gros chien blanc – ou gris ? – me passe devant à toute vitesse, trempé, les pattes boueuses. Je connais ce chien, et j’ai peur de ce que je vais voir ensuite. Une voix s’écrie derrière l’animal, qui continue sa route, et une femme arrive à ma hauteur, trempée jusqu’aux os. Ses jolis cheveux rouges luisent, ses vêtements épousent ses courbes, son maquillage noir coule sous ses yeux. Ces yeux verts, intenses, qui s’ouvrent en grand quand elle me reconnaît.
— Putain, Jill, c’est toi ? elle lance, à bout de souffle à force de courir après Odin.
Elle me fait face, aussi belle que dans mes souvenirs. Peut-être même plus. Elle semble rayonner même sous ce temps grisâtre. Je n’arrive pas à répondre, pendant quelques secondes. Je l’observe et mes lèvres s'entrouvrent et se referment. J’arrive enfin à dire quelque chose.
— Ouais.. Comment tu vas, Erika ? Ça fait un bail…
Elle se frotte la nuque en regardant son chien au loin.
— Putain, je suis désolée pour ta grand-mère.
Je détourne le regard à mon tour, la gorge serrée.
— Ouais.. Elle se faisait âgée, ça devait bien arriver.
Mais j’aurais aimé que ça n’arrive jamais. N’aurait-elle pas pu être éternelle ?
Erika grelotte et se frotte les mains. Ses mitaines noires ne doivent pas suffire contre le froid, ses doigts sont rouges. Elle me fait un signe de la tête et s’avance.
— Reste pas là, viens à la maison. Je vais te préparer un truc chaud à boire.
Je ne sais pas trop pourquoi, j’accepte et je la suis. On ne s’est pas vues depuis huit ans, je l’ai laissée seule, partie sans donner d’explications. Je ne pensais pas la revoir, et encore moins de cette manière. Pourtant, après tout ce temps passé si loin, je me sens encore bien, près d’elle. Elle a toujours été une présence rassurante, douce et chaleureuse. Je me suis rapidement sentie à l’aise, quand on s’est rencontrées au primaire, et on ne s’est jamais quittées depuis. On était littéralement inséparables. Elle a toujours dégagé ce petit truc qui me fait du bien à l’âme. Comme si elle comblait un vide, là, au fond de mon être.
Odin attend devant la porte de la maison, assis patiemment, la queue battant joyeusement derrière lui. Erika ouvre la porte, comme autrefois, toujours déverrouillée, et je me précipite à sa suite à l’intérieur. Ça n'a pas beaucoup changé, ici aussi, à quelques détails près. Des photos se sont ajoutées, sur les murs et les meubles. L’odeur de Erika y est plus forte, plus présente, et me fait tourner la tête tant elle est enivrante. Le samoyède s’ébroue et se jette sur son coussin près de la cheminée. Le même coussin géant, recouvert d’un plaid de Noël, qu’il avait à l’époque, où il stocke ses peluches et ses jouets fétiches. Bien entendu, il salit tout sur son passage, avec ses pattes pleines de boue et ses poils détrempés.
— Oh Odin nan, t’abuses ! râle Erika, désespérée. Putain, je vais devoir tout nettoyer, t’es chiant, hein.
Elle ôte sa veste en cuir et fait glisser ses cheveux sur son épaule avant de se tourner vers moi.
— Tu peux emprunter la salle de bain si tu veux, je vais te ramener des vêtements secs.
Je hoche simplement la tête et monte à l’étage, m’imprégnant de l’ambiance de la maison. C’est calme, il fait chaud. C’est agréable et ça fait du bien.
— Tes parents ne sont pas là ? je lui demande depuis le haut des marches.
— Nan, tu les connais, ils sont jamais là. Entre le taf et les voyages, ils sont pas beaucoup à la maison.
C’était déjà le cas à l’époque. Quand nous avons atteint l’âge de nous débrouiller, et même avec l’aide de grand-mère, ses parents ont commencé à s’absenter plus souvent pour voyager.
Je m'engouffre dans la salle de bain. Le lavabo et l’étagère débordent de crèmes, de parfums et de maquillage. C’est tout Erika, là où moi, je me contente du même parfum, d’un trait d’eye liner et parfois un peu de rouge à lèvres. Je me débarrasse de mes vêtements qui collent à ma peau et les jette au sol en poussant un long soupir. J’aime la pluie, certes, mais pas ce problème-là. Je tourne le dos à la porte quand Erika toque. Elle l’entrouvre pour faire passer des fringues dans l'entrebâillement et les dépose au bord du lavabo.
— Tiens, ça devrait t’aller, on fait à peu près la même taille, je crois.
Je jette un regard dans le miroir et j'y vois Erika. Nos regards se croisent, alors que je suis encore nue. On ne dit rien. Son regard glisse sur mon dos, s’attarde sur le papillon tatoué au-dessus de mon omoplate gauche, qui s’envole vers mon cou. Je me le suis fait tatouer au lycée, Erika a un papillon encré dans l’intérieur du poignet. Un frisson me traverse quand ses yeux remontent vers mon visage, remontent jusqu’au mien. Sa présence, son regard, réveille quelque chose de profondément enfoui en moi. Une chaleur se répand dans mon ventre, dans ma poitrine, même sur mes joues. J’avale ma salive, hésitante, mais ne me détourne pas malgré ma nudité. Un poids commence à peser dans mon estomac.
Elle prend une longue inspiration et détourne le regard, laissant un silence flotter pendant une seconde ou deux.
— Je vais préparer du thé, elle souffle finalement.
Sa voix me ramène à la réalité. C’est comme si j’avais été transportée dans un autre monde. La porte se referme avec un petit claquement et j’entends ses pas descendre les escaliers. Je pousse un long soupir, soudainement nerveuse. Mon cœur bat à toute vitesse, il cogne fort. Je suis ridicule. Je suis passée à autre chose il y a longtemps.
J’attrape une serviette pour me sécher, puis m’habille avec ce que m’a laissé Erika. Le t-shirt trop large flotte autour de mon corps et je dois serrer le cordon du jogging pour qu’il ne tombe pas sur mes chevilles. On fait à peu près la même taille, oui. Mais je suis beaucoup plus mince qu’elle, peut-être un peu trop, même.
Je commence ensuite à me sécher les cheveux avec la même serviette, la tête ailleurs. Je repense à ses yeux, à son maquillage qui coule, à ses lèvres. Quelque chose s’agite en moi et réchauffe mon cœur. Je balance la serviette dans le bac de linge sale et fixe mon reflet dans le miroir. Mon eye-liner a coulé aussi, alors j’attrape le démaquillant qui tient en équilibre sur le bord du meuble pour m’en débarrasser. Je jette le coton imbibé et noir dans la poubelle et me regarde à nouveau. Ce sont ses vêtements, mais je n’ai rien de son allure ou de son attitude. C’est elle qui la dégage, cette énergie mystérieuse et magique. Moi, j’ai juste l’air d’un sac à patates.
Je me détache de mon reflet pour descendre au salon. Erika sort de la cuisine au même moment avec deux tasses fumantes et m’en tend une, que je saisit sans me presser. Mes doigts effleurent les siens, froids, encore rouges, et un frisson me parcourt l’échine. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai envie de tenir sa main, d’entrelacer nos doigts… Non, j’ai tourné la page quand je suis partie d’ici.
On s’assoit chacune sur un bout du canapé, Odin n’a pas quitté son coussin. On s’installe sans un mot, dans un silence doux. Je l’observe du coin de l'œil. Elle a changé de vêtements, elle aussi, et a opté pour un pull oversize noir, dont les manches recouvrent ses mains, et un jean troué. Ses bagues brillent doucement dans l’obscurité de la pièce. Le feu de cheminée rend l’atmosphère plus confortable et donne une ambiance tamisée.
Mes doigts se resserrent autour de ma tasse tandis que Erika tapote sur la sienne du bout des ongles. Elle regarde la fumée s’élever de sa boisson. La chaleur s’incruste dans mes mains, se répand dans tout mon corps. J’entends mon cœur battre, je le sens comme s’il était prêt à bondir hors de ma poitrine. On ressent la nervosité, la timidité, l’hésitation, entre nous deux. Mais je n’ai pas envie de rompre le silence, parce que ces silences avec elle, ça m’apaise. J’ai l’impression de revenir à nos années de lycée, où on se posait toutes les deux pour parler de tout, de rien, ou rester simplement une présence, un soutien, pour l’autre.
Mais Erika décide elle-même de briser le silence, d’un ton doux, hésitant.
— Ça me fait plaisir de te revoir. Je me suis souvent demandé ce que tu devenais. Ça m'a fait mal de savoir que tu es partie comme ça, sans un mot. Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
Elle me regarde, cette fois. Je n’ai pas envie de répondre, ce n’est pas un sujet que je voulais aborder. Mais il semblerait que je ne puisse pas y échapper. Le silence s’étend à nouveau, plus lourd et nerveux. Je fixe le bord de ma tasse en cherchant mes mots. Je ne sais pas, en réalité. J’avais peur. J’avais mal. J’ai fui ce qui causait ma détresse.
— J’ai flippé. J’assumais pas d’être avec une fille et je ne supportais plus les remarques, les insultes. J’étais à bout, je ne savais plus quoi faire… alors je suis partie. J’avais besoin d’échapper à tout ça, j’étais en train de sombrer.
Ma voix se réduit peu à peu à un souffle. Mes doigts s'enroulent autour de mon poignet, autrefois meurtri. Je n’en suis pas fière, j’aimerais faire recouvrir ces cicatrices, mais n’ose pas faire tatouer cet endroit.
— Si tu m’en avais parlé, on aurait pu partir ensemble. Tu sais que j’aurais fait ce qu’il fallait pour toi.
— Je sais, je crois que j’ai paniqué. Mais ça m’a fait du bien de partir.
Un nouveau silence. Erika regarde les flammes remuer dans l’âtre en tripotant sa tasse.
— Il pleuvait, quand tu es partie. Tu pleurais.
— Quoi ?
— Il a plu beaucoup plus fort. Moi je pense que tu te voiles la face. Tu pleurais. Tu ne voulais pas partir. La pluie ne ment jamais. Elle dit ce que nos cœurs taisent.
Perplexe, je la fixe en traitant ce qu’elle me dit. Comment peut-elle affirmer ça ? Mais plus que ça… N’a-t-elle pas raison, au final ? Son regard devient presque insistant et semble me sonder, alors je me détourne, mal à l’aise. Je remue sur le canapé et me passe la langue sur les lèvres en réfléchissant à ce que je pourrais répondre, mais je n’en ai aucune idée. Comment répondre à ce genre d'affirmation ? Mon cœur s’emballe à nouveau, mon pied tape nerveusement le sol.
Elle change alors de sujet en fixant Odin.
— Tu as pu continuer tes études ? Tu voulais aller dans la mode, non ?
— Mh, ouais. Non, j’ai arrêté, après le lycée. J’ai commencé à travailler dans des magasins de fringues. J’étais pas faite pour la mode. Créer, je veux dire.
— Moi je pense que si. T’as toujours été super créative et passionnée. Mais tu t’es toujours créé des barrières.
Je reste silencieuse en repensant à mes décisions passées. Elle a raison, je me suis toujours restreinte en pensant ne pas mériter ce pour quoi je travaillais, les autres passaient toujours en priorité, et Erika me faisait souvent la morale pour ça. Elle ne voulait pas que je m’efface, surtout dans notre relation. Je n’ai pas changé.
Je sirote mon thé en silence. Pas un mot, pas un geste. Juste le bruit assourdissant de mon cœur qui bat trop vite et trop fort, qui menace de s’échapper de ma cage thoracique. Le silence s’installe peu à peu à nouveau, les crépitements du feu et les ronflements occasionnels de Odin accompagnent nos pensées. Je retiens presque mon souffle pour ne pas déranger la tranquillité du salon.
— Alors, t’es en ville pour combien de temps ? murmure Erika, comme si elle aussi voulait prolonger ce moment suspendu.
— Deux ou trois jours, j’ai pu finir de vider la maison dans des cartons, je dois juste attendre les déménageurs.
— Tu dors là-bas ?
— Non, je pourrais pas. J’ai pris un hôtel dans le coin.
— Et t’as prévu des choses ?
Je termine mon thé et pose la tasse vide sur la table basse. Puis je m’assois en tailleurs en me tournant vers elle.
— Pas spécialement, pourquoi ?
Elle hausse les épaules nonchalamment et avale les dernières gorgées de sa boisson, posant la tasse à côté de la mienne.
— Tu pourrais rester ici. Ça nous ferait un peu de compagnie, et au moins tu paieras pas l’hôtel.
J’ouvre la bouche pour répondre, mais aucun son n’en sort. Je ne sais même pas quoi répliquer. Elle a le don de me laisser sans voix. Elle penche la tête sur le côté en attendant ma réponse. Ses yeux qui me fixent font brûler le sang dans mes veines et mon estomac se tord et se retourne à l’idée de passer les prochains jours ici, avec elle. Je ne sais pas pourquoi, mais je me sens devenir nerveuse et… étrangement excitée. Alors je me redresse et essaie de prendre une attitude plus décontractée.
— Ouais, pourquoi pas. Ça fait longtemps, ça fera remonter de bons souvenirs, et c’est une bonne occasion de renouer, je suppose.
Je suppose. Quelle idiote. Je me voulais décontractée, pas distante. On dirait carrément que je m’en fous. Je ne veux pas paraître intéressée, mais je ne veux pas non plus faire penser que je n’en ai rien à faire. Comment faire pour me rapprocher sans me faire passer pour une débile ? Sans lui faire croire qu’il y a encore quelque chose entre nous ? Et si elle s’en fichait, au fond ? Et si je m'accrochais à du vide ?
La chaleur du feu est soudainement étouffante. Je change à nouveau de position, incapable de rester en place, et je ramène mes jambes contre moi. Mes bras entourent mes genoux. Cette position est comme faite pour me protéger… Mais je ne sais pas réellement de quoi.
Un contact frais interrompt le flot de mes pensées. Les doigts de Erika se posent sur ma main. Un frisson secoue tout mon corps. La fraîcheur de sa peau m’a toujours fait cet effet. Mon esprit brûle, et elle apaise les brûlures d’un simple toucher. Mes yeux se ferment par réflexe, comme je le faisais à l’époque. Des images de nous me reviennent en mémoire et j’ai mal. Je doute. Était-ce une bonne idée d’accepter son invitation ? De la suivre jusqu’ici ? De revenir en ville ? De partir…?
La pluie ne ment jamais. Tu pleurais. Bien sûr, que je pleurais. Je l’aimais. Je l’aimais tellement. Mais ma peur a pris le dessus sur ma raison. Je ne suis plus sûre de rien, maintenant. Ai-je réellement fait les bons choix ? J’ai l’impression d’être passée à côté de quelque chose.
Des larmes glissent lentement sur mes joues, je n’ouvre les yeux que quand elles atteignent mon menton, restant là, en suspens. Mon regard croise celui d’Erika alors que le silence se prolonge. Je sens des palpitations dans ma poitrine et j’ai les mains moites. Mais au milieu de la nervosité, je me sens presque légère. Ce moment s'étend entre nous, il flotte. Il nous fait flotter. Nous maintient en apesanteur.
La gorge d’Erika se contracte alors qu’elle déglutit et elle s’approche, après une seconde d’hésitation. On se fait face. On ne parle pas. Ses doigts caressent le dos de ma main avant qu’elle ne la saisisse. Son visage est assez proche pour que je sente son souffle sur mon visage. Mon esprit est dans du coton. Je ne pense plus. J’observe. J’attends. J’hésite. J’ai peur, peut-être. Peur de quoi ? De sa proximité ? De son toucher ? De l’aimer ? Bon sang, j’en ai envie.
Son visage continue de s’approcher. Nos lèvres restent à quelques centimètres l’une de l’autre. Ma main libre se pose sur la sienne, qui ne bouge pas. Mes doigts remontent lentement vers son poignet, où je sais que se cache ce fameux papillon et les lianes qui s’y enroulent. Son regard descend sur ma bouche quelques secondes, puis remonte vers mes yeux. C’est trop de tension pour moi. Je ne tiens plus…
Sans plus réfléchir, je me laisse aller à la tentation de sa bouche. Ma tête penche lentement sur le côté et je réduis finalement la distance. C’est doux, chaud, apaisant. Je me détends rapidement alors que nos lèvres bougent dans une danse lente et sensuelle.
Sa main se pose sur ma joue, son pouce essuie la traînée humide sur ma pommette. Sa peau effleure à peine la mienne. Je referme les yeux et entrouvre les lèvres. Sa langue s’élance timidement et caresse la mienne avant de lentement jouer avec, tourner autour. J’ai des papillons dans le ventre. Je me sens bien. Si bien que j’ai l’impression que mon esprit a quitté mon corps tant je flotte.
Erika rompt le baiser après un instant qui semble être une éternité. On est essoufflées toutes les deux. On ne se lâche pas pour autant. Mes paupières sont lourdes alors que je lutte pour soutenir son regard. Elle sourit.
— C’est ça que tu entendais par “renouer” ?
Ah, ça l’amuse, de me voir me dépatouiller.
— Je sais pas… Je pensais avoir tourné la page.
— Je te l’ai dit. La pluie ne ment pas.
Elle se détourne, juste assez pour jeter un coup d'œil par la fenêtre. C’était encore le déluge il y a quelques minutes. Maintenant, ce n’est plus qu’une bruine.
L’esprit léger et apaisé, mes muscles se relâchent et je me surprends à admirer le visage d’Erika, qui observe toujours par la fenêtre. Ses pommettes roses se détachent de son teint pâle et délicat, ses yeux verts brillent comme deux émeraudes et les légères tâche de rousseur sur ses joues et son nez sont comme des éclaboussures dorées, comme des traces laissées par la pluie et séchées par un soleil timide.
Je perçois à peine ses mouvements quand elle décide de se lever, étirant ses bras au-dessus de sa tête. Mes yeux papillonnent tandis que je reprends mes esprits. Elle me lance un regard, un léger sourire aux lèvres.
— On commande à manger ?
Hypnotisée par ses lèvres, je peine à reprendre contenance et bégaie une réponse maladroite à peine plus haute qu’un murmure, interrompue par un aboiement d’Odin. Mon cœur bondit et s’emballe, mon regard trouvant l’animal bondissant hors de son panier, la langue pendante et la queue battant joyeusement derrière lui. L’éclat de rire d’Erika est d’un son cristallin et enjoué, elle se dirige vers la cuisine, le toutou sur ses talons.
— Oui oui, manger. Je vais te donner aussi, viens.
Odin a toujours été très réceptif à la nourriture… Dès qu’on en parle, il dresse les oreilles et ne manque pas de nous faire comprendre qu’il est intéressé par ce qu’on raconte. Je ne sais pas s’il veut faire croire qu’il est affamé pour qu’on lui donne quelque chose ou s’il aime juste un peu trop manger. Dans tous les cas, c’est un sacré glouton.
La soirée se poursuit avec un grand plateau de sushis et un film d’action qu’Erika commente à voix haute, s’en donnant à coeur joie, ne manquant jamais de remarques, de critiques ou de blagues à faire. De mon côté… Je ne suis pas très concentrée sur le film. Je suis à peine l’intrigue, n’écoute qu’à moitié les dialogues. Elle capte toute mon attention, attire mon regard comme un papillon par une flamme. Et je risque de me brûler les ailes.
Un silence s’installe progressivement et ses yeux captent les miens. Une tension s’installe entre nous et je me fige, je me retrouve happée par la profondeur de ses iris. Elle ne dit plus rien et le film n’est plus qu’un son lointain, en toile de fond. Elle penche la tête sur le côté, m’observe, m’examine. Ses yeux descendent sur mes lèvres, mon cou… Ils continuent leur chemin avant de revenir aux miens. Mon bas-ventre répond à son inspection et s’éveille. Je remue sur place, pas mal à l’aise, mais plutôt dans l’expectative.
Voyant que je ne fais pas un geste de plus, elle s’approche avec une lenteur exaspérante. Un sourire amusé naît au coin de ses lèvres et elle appuie son index entre mes sourcils – je n’avais pas remarqué qu’ils étaient aussi froncés.
— Quelque chose t’agace ?
— Non, je souffle en réponse.
— Alors, tu attends quelque chose ?
— Comme quoi ?
Ses doigts glissent le long de ma mâchoire, tracent la courbe de ma joue avant qu’elle n’y pose sa paume.
— Je sais pas, à toi de me dire.
L’air devient électrique. Je vois l’éclat joueur dans ses iris. Moi aussi, je sais jouer. Si c’est ce qu’elle veut…
— Je n’attends rien en particulier. Pourquoi, tu pensais à quelque chose ?
Ses lèvres s’étirent davantage, lentement, alors qu’elle continue de s’approcher, son nez effleurant le mien.
— Peut-être bien. Mais je voudrais savoir si on est sur la même longueur d’onde avant de tenter quoi que ce soit.
Un sourire éclaire mon propre visage et je soupire, je n’avais même pas remarqué que je retenais mon souffle.
— Je ne peux pas savoir pour toi, si tu ne dis pas ce que tu as en tête.
— Ai-je vraiment besoin de le dire ?
Son autre main glisse le long de mon bras et remonte jusqu’à mon épaule. Elle repousse mes cheveux pour les placer derrière mon oreille, dégageant mon cou, qu’elle regarde avec intérêt.
— Qu’est-ce que tu attends, alors ? je murmure près de son oreille.
Elle ne répond pas, je la sens sourire quand elle dépose un baiser léger dans mon cou. Un frisson parcourt tout mon corps et un halètement m’échappe.
— Tu sais que je déteste ça… Quand tu me taquines comme ça.
Peut-être que je ne déteste pas tant que ça. Elle ricane, ses mains glissant le long de mes côtés, faisant apparaître la chair de poule sur ma peau. Ses doigts attrapent l’ourlet de mon t-shirt et elle me jette un regard en biais pour trouver mon autorisation, que je lui accorde d’un léger mouvement de tête. Elle s’y accroche et se débarrasse du vêtement, le jetant au sol négligemment, puis elle me repousse, me forçant à m’allonger sur le canapé, prenant place à califourchon sur mes hanches. Elle se penche sur moi et dépose plein de baisers doux sur ma mâchoire, dans mon cou, puis elle descend progressivement sur mes clavicules. Un peu plus bas, elle embrasse avec plus d’instance le grain de beauté qui trône au-dessus de mon sein gauche.
Elle joue avec le tissus de mon soutien-gorge, une douce torture alors que ses doigts effleurent les pointes droites. Quand elle libère enfin ma poitrine, quelque chose cède finalement en moi, me défait de mes craintes et de mes hésitations. Je me penche pour l’embrasser et la touche, la caresse à mon tour.
La suite de la soirée nous dévore entièrement, nous fait brûler de l’intérieur. Le film s’est terminé seul pendant que nous faisions monter l’extase et, désormais blotties l’une contre l’autre, tout est silencieux. Le soleil s’est couché, Odin dort dans son panier et je me sens bercée par la respiration d’Erika, lovée dans mon cou. J’en fais de même en fermant les yeux. Je pourrais m’endormir là, à peine couverte par le plaid, nos vêtements éparpillés par terre ou sur le canapé. Je ne m’étais pas sentie aussi bien depuis… Eh bien, depuis que je suis partie. Une part de moi n’a jamais quitté cet endroit en réalité, et je crois l’avoir retrouvée, ce soir. Le cœur léger, je me laisse somnoler contre la peau chaude d’Erika. Je m’y sens bien. Je m’y sens à ma place. Je m’y sens moi-même.
Les dernières affaires sont chargées et le coffre se referme en claquant. Ces derniers jours m’ont fait un bien fou… Mais maintenant, je dois rentrer. Ça me fait mal au cœur, je ne m’attendais pas à être aussi bien dans ma peau ici, avec Erika. La retrouver, puis devoir partir, c’est difficile. Mais ma vie n’est plus ici, je me suis installée bien plus loin, et je ne peux pas juste tout abandonner après avoir essayé de me reconstruire ailleurs.
Un sifflement me sort de mes pensées moroses et la portière d’une voiture claque. Les mains dans les poches, je me redresse et lève les yeux dans la direction du son. Je cligne des yeux et prends un instant pour comprendre ce que je vois. Erika jette un grand sac à l’arrière de sa voiture, une paire de lunettes de soleil sur le nez. Certes, le soleil nous fait l’honneur de sa présence aujourd’hui, mais pas au point d’avoir besoin de lunettes teintées. Odin se tient sagement sur la banquette arrière, les oreilles droites.
Erika me fait alors face avec un grand sourire.
— Tu crois quand même pas que t’allais pouvoir te débarrasser de moi comme ça ? Hors de question, beauté, je viens avec toi, cette fois.
Bordel, cette fille est pleine de surprises.
— Quoi ? Comme ça, sur un coup de tête ?
— Ouais, comme ça, sur un coup de tête. Mes parents rentrent demain donc la maison ne sera pas abandonnée longtemps.
— T’es consciente qu’on a… une longue route à faire ? Et Odin, ça va aller ?
Son regard s’adoucit, elle s’approche de moi et coince ses lunettes de soleil sur sa tête.
— Peu importe combien de temps on va rester sur la route. Ça vaut le coup de le faire. Et Odin sera sage, on va juste devoir faire quelques pauses supplémentaires.
Elle hausse les épaules avant de se planter devant moi, son sourire rayonnant. Mes yeux me piquent, je bats des cils pour retenir les larmes qui menacent de couler. Mon cœur a l’air de vouloir sortir hors de ma poitrine tant il bat vite. Nos fronts se touchent et je ferme les yeux, m’imprégnant de sa présence et de sa chaleur.
— Tu ne peux plus me fuir, beauté. C’est toi, moi et Odin contre le monde.
L’odeur de l’asphalte mouillé me pique le nez – ou bien est-ce l’envie de pleurer. Il est rare de voir un soleil si éclatant, ici. La pluie a laissé place au beau temps.
Et pour nous deux, une nouvelle histoire commence.
Elle et moi.
Et la pluie qui chante les sentiments qu’on a tu.