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Chapitre 11

— Votre Majesté, le jeune maître de Tyspolie est arrivé, m’annonça-t-on.

L’aube s’était levée depuis peu. Pourtant, les appartements royaux fourmillaient déjà de vies ; servantes et dames de la cour vaquaient à leurs occupations et divertissaient la reine. J’entrais d’un pas altéré par la migraine et exécutai tant bien que mal les salutations protocolaires. Par chance, l’air vivifiant qui régnait dans le large salon verdoyant apaisait quelque peu les désagréments de l’alcool.

— As-tu déjeuné ? me demanda sans préambule la maîtresse des lieux.

Je secouai la tête, elle m’invita alors à sa table. Dès que je m’assis, de nouveaux couverts furent disposés.

— Tu dois prendre soin de ton corps.

Malgré sa sévérité, je percevais en sa réprimande une inquiétude maternelle familière.

— Je le fais, Votre Majesté, mais je bois rarement de l’alcool et hier soir, j’ai succombé à la générosité du palais.

Elle pinça les lèvres, affichant un rictus similaire à ceux de son fils aîné.

— Tu me rendras désormais visite chaque matin. Je veillerai à ton instruction pour que tu puisses t’adapter au plus vite à la cour et à ta position de consort.

— J’ai suivi les enseignements des meilleurs précepteurs du royaume, répliquai-je.

Elle jeta un coup d’œil à ses suivantes, qui s’envolèrent aussitôt comme une nuée de sauterelles. La pièce se vida, tandis que la reine poussait vers moi un bol de bouillon et m’exhortait à le boire.

— L’audace n’a pas sa place dans le cœur des astréens, et tu le saurais si ton éducation était aussi parfaite que tu le prétends.

Mon poing se serra pendant qu’elle poursuivait.

— « Les dieux ignorent ce qu’est la soumission. » Tu dois connaître ce dicton puisque ton attitude en est la parfaite représentation. Parlons sans détour, veux-tu ? Adrik t’a sorti de la fange et mon époux t’a propulsé aux côtés de Sinha. Nous savons tous deux ce qu’ils mijotent et même si tu caches tes origines, je suis loin d’être dupe.

— Je n’ai rien d’un dieu.

L’expression indéchiffrable qu’elle me renvoyait m’intimida. Je tentais de décrypter ses intentions, mais terminai avec une myriade de questions à l’esprit. Qu’avait-elle deviné exactement et que représenterait Tendua à ses yeux ? Serait-il un espoir inattendu ou un obstacle à contrecarrer ? Chercherait-elle à me protéger ou à me manipuler à son tour pour assouvir ses objectifs ? Quelle influence avait-elle réellement au sein de la couronne ? 

— Sinha est-il au courant ?

Je relevai la tête, coupé dans mes réflexions ; la tournure de la conversation me prit de court.

— Comment pourrais-je le savoir, si vous-même l’ignorez ? N’êtes-vous pas sa mère ?

Pour la première fois, elle sembla perturber. Tandis qu’elle sirotait sa tasse de thé, les soupçons de surprise s’évanouirent de son visage blafard.

— Tu dois partager un lien particulier avec ta mère, répondit-elle finalement avec une pointe de regret. Je ne peux en attendre autant de mes enfants, alors que les secrets et les complots sont notre lot quotidien. Nos relations n’ont rien de comparables à celles du peuple, la loyauté et la confiance ne nous sont jamais dues, et cela est d’autant plus vrai au sein de la famille royale. Les sentiments sont une faiblesse à éradiquer. Sois-en bien conscient.

L’absurdité de ses propos devait se lire sur mon visage car elle s’assombrit un instant.

— N’affiche pas autant ta stupeur, claqua-t-elle. Par Astra, comment régneras-tu si tu n’es pas capable de camoufler tes émotions ?

Je n’ai jamais demandé à régner et je n’en rêverai jamais. Avez-vous même conscience de tous les sacrifices et de tous les efforts que cela me demande d’accepter que mes croyances soient bafouées, d’être chaque jour toujours plus exemplaire, plus docile, plus obéissant et plus avenant que n’importe qui ?

Je m’imposai le silence et me contentai de manger, la tête basse. Abattre ma frustration sur ses frêles épaules ne me serait d’aucune aide.

— Sinha a-t-il déjà fait allusion à ta véritable identité ? relança-t-elle.

Je secouai la tête.

— Cela vaut mieux pour le moment. S’il venait à l’apprendre, informe-m’en immédiatement. Un conflit entre vous diviserait le peuple et par ces temps, nous ne pouvons pas nous permettre d’attiser leur mécontentement.

À nouveau, je ne répliquai pas. Lui exposer mon avis serait téméraire ; je ne pouvais ni valider leur ressentiment ni critiquer les sévices et les privations qui l’engendraient, sans y perdre la tête. Je doutais toutefois que ma simple existence ou que l’ombre d’un mythe puisse impacter cet équilibre ténu et renverser l’échiquier politique. Le jour où les astréens se soulèveraient, l’injustice auquel ils faisaient face serait amplement suffisante pour appuyer leurs revendications, j’en étais convaincu.

— Votre manque d’intérêt commun a été remarqué lors du bal, reprit-elle. De nombreuses rumeurs courent au sujet de Sinha, lui prêtant certaines préférences tout à fait… discutables. J’aimerais y mettre fin sans tarder et pour cela, j’exige ta pleine coopération. Peu importe votre affinité, vous vous montrerez uni en toutes circonstances et cela commencera dès cette après-midi. Je veux que tu chasses à ses côtés et cette fois-ci, soyez vu en bons termes.

J’acquiesçai, las, et elle continua à me dispenser ses recommandations toute la matinée. Telle une marionnettiste chevronnée, elle attachait ses fils avec soin au bout de chacun de mes membres, et s’assurait de me façonner à son bon vouloir jusqu’à ce que le soleil surplombe le ciel. Seulement alors, elle m’ordonna de quitter la fraîcheur du palais pour intégrer la cohue près des écuries.

Un troupeau de chevaux martelait les pavés, renâclant sous le poids des harnachements et des provisions que les écuyers finissaient de charger sur leurs dos luisants de sueur. Les limiers, qui ne semblaient pas souffrir de la chaleur étouffante de l’été, chahutaient entre leurs sabots, impatients de se lancer sur la piste du gibier pendant que les gardes tentaient de les rassembler, en vain.

Je naviguai entre les bêtes nerveuses et la ferveur des nobles qui, épées à la taille, pariaient sur les proies qu’ils abattraient. Quand certains privilégiaient le petit gibier, les plus téméraires promettaient de ramener de nouvelles peaux de loups à leur retour. Quelques femmes aux bras bandés de cuir s’étaient rassemblées à l’écart de l’effervescence et prévoyaient de se détacher du cortège principal pour rejoindre les plaines. J’aperçus parmi elles une silhouette élancée à la chevelure de braise ; le charme envoûtant qu’exerçait le prince s’estompa dès qu’il m’aperçut.

— Te voici.

Son accueil passionné s’alliait à mon enthousiasme. 

— Je n’aurais manqué cette occasion pour rien au monde, répondis-je d’un air faussement enjoué.

Son front se plissa et il m’emmena à part.

— Que fais-tu là ? J’espère que tu n’as pas l’intention de participer.

Je m’adossai au mur de l’écurie et croisai les bras.

— Rien ne m’interdit de le faire.

Il me détailla de haut en bas et il ricana.

— Tu comptes chasser à mains nues ?

— Le maître de chasse doit me fournir une monture et un épieu. Je le cherchais quand je vous ai croisé.

— Un épieu ? Tu sauras t’en servir sans te blesser ?

Je balayai du regard la foule de participants dans son dos, qui camouflait à peine leurs curiosités.

— Combien de temps continuerez-vous à être odieux ? Si les rumeurs s’intensifient, vous en répondrez par vous-même à la reine, j’ai déjà eu mon lot de remontrances. Maintenant, vous m’excuserez, mais il reste peu de temps avant le départ.

Sans que je ne puisse faire plus d’un pas, il m’agrippa par l’épaule.

— Tu restes ici.

Je me dégageai d’une poussée, sans qu’il résiste.

— Je le ferai avec plaisir, quand vous convaincrez votre mère.

À cette nouvelle mention, il se raidit avant de capituler.

— Dans ce cas, tu resteras en retrait. Je dois réorganiser la chasse et nous avons peu de temps. Suis-moi. Ah ! Et oublie les épieux, ta maladresse a fait assez de dégâts hier.

À peine eut-il fini sa phrase, qu’il m’entraînait à sa suite et distribuait ses ordres en traversant la foule. En l’accompagnant dans sa quête au pas de course, la frustration qui m’habitait depuis ce matin s’effaçait. Je n’avais jamais participé à une telle activité et cette tuerie ne m’enchantait guère, mais ses conditions, même si je devrais le côtoyer toute la journée, me rassuraient. Nous croisâmes Adrik, qui me lança un regard interrogateur ; j’eus seulement le temps de lever les yeux au ciel, Sinha m’entraînait déjà vers l’armurerie.

Une armada d’armes affûtées envahissait les murs et les râteliers, leur éclat argenté conférant à la pièce une aura inhospitalière. Contrairement à moi, Sinha y semblait dans son élément.

— Tu as déjà tiré à l’arc ou à l’arbalète ? me demanda-t-il.

— Quelques fois pour m’amuser.

J’oubliais de préciser l’échec que j’avais jadis essuyé ; entraînés par Malek, nous avions détourné l’attention des gardes du village et leur avions subtilisé deux arcs laissés sans surveillance avant de déguerpir près des enclos à chevaux, où nous avions confectionné des cibles improvisées la veille. L’aventure que nous avions planifiée avec tant de soin s’était toutefois arrêtée là. N’arrivant pas à tendre les arcs, et après de nombreuses tentatives où nous n’avions réussi qu’à abîmer le cordage, les gardes nous avaient dénichés et ramenés par la peau du cou à nos parents morts d’inquiétude de ne pas nous voir revenir à la tombée de la nuit. Je me rappelais encore de la déception dans le regard de ma mère et des paroles cinglantes du chef du village. Depuis, nous avions eu l’interdiction formelle de nous approcher de près ou de loin de la caserne.

— Ce sera toujours mieux que rien, répondit-il en grimaçant.

Il fouilla la salle et essaya la tension de différents arcs. Après plusieurs essais, il hocha la tête et m’en tendit un. J’eus à peine le temps de l’examiner qu’il ajouta entre mes mains un carquois rempli de flèches avant de détacher sa ceinture. Il la passa à ma taille, me tirant un grognement d’inconfort ; son poignard reposait désormais contre ma hanche.

— En cas de besoin, se contenta-t-il d’expliquer.

— Il vous serait plus utile qu’à moi.

Il leva sa main et se fendit d’un sourire.

— J’ai des griffes et des crocs, si je suis en danger, j’oublierai simplement les bonnes manières. Tu ne peux pas en dire autant, alors ne le perd pas.

Un frisson me traversa. Vivre à leurs côtés me faisait parfois oublier leur nature sanguinaire. 

Nous partîmes peu de temps après, répartis en trois groupes distincts. En tête, les piqueurs menés par Adrik, lancèrent les chiens à la recherche du gros gibier. Avec le reste du convoi, nous les suivions à bonne distance, dans l’attente du signal, qui nous indiquerait que notre tour était venu. Les serviteurs et veneurs fermaient la marche, pourvoyant aux besoins de la noblesse. Une fois les animaux achevés, ils récolteraient les carcasses et les prépareraient pour le festin du soir.

J’enviai les fauconnières qui s’étaient éclipsées à l’orée du bois pour s’amuser dans les plaines ; nous avancions prudemment à travers les sentiers étroits, me forçant à esquiver plus les branchages qu’à prendre réellement part à la chasse. Cela ne semblait pas gêner les affaires du duc de Virgen, qui, collé à mes flancs, s’entretenait avec le comte d’Ostria. Sa voix tonitruante agaçait ma jument, et plus l’alcool abreuvait son gosier, plus je dus resserrer mes rênes pour la tempérer. Sinha, quant à lui, se retournait parfois pour glisser quelques commentaires au grand opposant de notre maison. Au bout d’une heure, je me demandais quel équipage débusquait réellement nos proies. Ils créaient un tel tapage qu’aucun animal ne pouvait rester impassible.

Bien que les nobles ne me prêtaient guère d’attention, sans mentionner le prince qui m’ignorait sans vergogne, je ne me sentis pas seul. Edarion s’était glissé jusqu’à moi et me tenait compagnie dès que le chemin s’élargissait pour que nous chevauchions de front. Contrairement à la veille, où il était resté dans l’ombre de son père, je découvris un jeune homme dont la douceur contrastait avec la rudesse de ses pairs. Son attitude chaleureuse et décomplexée retira en un rien de temps toutes mes réserves et je me surpris à partager rapidement son enthousiasme. Au fil de nos échanges, nous nous découvrîmes un intérêt commun ; il adorait peindre et alors qu’il me promettait de me montrer ses derniers tableaux à notre retour, je lui expliquais comment transformer toutes sortes de plantes en pigments pour ses encres.

 Le cor retentit, interrompant notre discussion, et Sinha donna l’ordre de se disperser. Edarion me quitta à regret et je me retrouvai seul avec le prince.

— Allons par ici, me dit-il en m’indiquant un endroit dégagé en hauteur.

Nous talonnâmes nos montures jusqu’au plateau, où nous mîmes pied à terre. Récupérant mes rênes, il attacha les chevaux à un large tronc avant de saisir son arc.

— Ne t’éloigne pas trop. Positionne-toi ici, ordonna-t-il en m’indiquant un escarpement rocheux près de la falaise. Surveille les environs et préviens-moi si tu vois du mouvement. Pour le reste… assure-toi de rester un seul morceau.

Il trépignait d’impatience. La traque ne me procurant aucun plaisir, je me pliai à ses exigences sans discuter et parti en quête d’un perchoir accueillant.

— Qu’est-ce qui vous plaît tant dans la chasse ? lui demandai-je en haussant le ton pour qu’il m’entende de loin.

Sans se retourner, il m’incita à me taire.

— Est-ce l’homme ou l’animal qui parle en vous ? persévérai-je en ignorant son geste.

— Tu veux ruiner toutes nos chances ?

Je levai les yeux au ciel et me rapprochait de lui, pour parler à voix basse. Il examinait le sol et le pied des arbustes pour trouver une piste récente à suivre.

— J’ai toujours entendu dire que vous représentiez un danger que l’on ne pouvait ignorer. Au village, on nous répétait que vous étiez encore plus dangereux, violents et imprévisibles que les ours et j’en étais convaincu jusqu’à mon arrivée au duché. Certains jours, il m’arrive d’y croire encore. Alors, quand je vous vois aussi heureux, je ne peux pas m’empêcher de me poser la question.

Il soupira et s’interrompit, visiblement agacé.

— Si c’était vrai, tu t’enfuirais la queue entre les jambes ?

Cette pensée me tira un frisson d’horreur ; les corps sans vie des gardes hantaient mes nuits depuis. Pourrais-je revivre ce cauchemar ?

— Ça vous arrangerait, n’est-ce pas ?

 J’éloignai la vision macabre qui animait mes pensées et lui fis face.

— Cela n’arrivera jamais. Même si j’en mourais d’envie, je ne m’y risquerai plus. Et, en toute franchise, vous ne me faites pas si peur.

Ses épaules se raidirent ; je m’attendais à ce qu’il s’énerve pour de bon, mais il n’en fit rien.

— Lorsque j’y réfléchis, vous êtes loin de ce genre de monstres. Vous mettez tant que de cœur à me tenir à l’écart et à être désagréable, que je ne pense pas que ça vous soit naturel ! Ça m’intrigue, c’est vrai. Je vous ai observé que ce soit avec la noblesse, les domestiques ou n’importe lequel de vos sujets et je ne pense pas me tromper. Vous n’êtes pas aussi terrible que vous souhaitez me le faire croire. Au fond, que ce soit les astréens ou les ilyonis, vous ou moi, nous ne sommes pas si différents.

Je guettai sa réaction.

— Concentrons-nous sur la chasse, déclara-t-il après quelques secondes d’hésitation.

— Vous ne pourrez pas toujours me tenir à distance, contestai-je alors qu’il s’éloignait déjà. Nous serons bientôt mariés et que cela nous plaise ou non, nous devrons bien nous côtoyer. Pourquoi persistez-vous à me repousser ?

— Aucun accord ne nous y oblige et une bonne entente n’est pas nécessaire pour concevoir un héritier. 

La dureté de sa réponse m’assomma de stupeur. Après avoir fait un pas vers lui, n’avait-il donc que du dédain à m’offrir ? 

Un goût amer remonta ma gorge, et je fus pris de vertiges. Alors que je me confrontai aux mêmes mots qui m’avaient poussé à quitter tout ce que j’avais connu, le visage de Malek se superposa au sein, la haine remplaça l’indifférence ; les fantômes du passé m’envahirent, et une horreur glaciale courra dans mes veines. 

 J’emménageai à nouveau au temple, quittai mes parents, et plongeai dans cette solitude écrasante qui avait succédé à mes premières fiançailles. Le fossé qui nous séparait s’était irrémédiablement élargi. J’avais tant chéri les miettes d’attention que Malek m’accordait, en attendant le jour où je pourrai me tenir tendrement à ses côtés. Pourtant, ces semaines où nous avions partagé le même foyer n’avaient guère égalé ces douces rêveries. Au contraire, j’avais goûté à l’amertume et aux désillusions. À l’abri des regards, son attitude s’était durcie, sa violence décuplée et encouragée par ma passivité, il n’avait pas tardé à dévoiler ses vices. La veille de notre union, il désacralisait notre future chambre dans les bras d’une autre et quand je les surpris, ses explications, si tant est qu’elles en fussent, m’avaient anéanti.

J’avais appris alors que je devais cette vie à Kesselt, qui de par ses derniers mots me condamnait à travers les générations à n’être aux yeux de Malek qu’un corps à engrosser pour la bonne fortune du village ; ce corps qui ne lui inspirait que du dégoût ne serait jamais digne de son amour. J’avais compris, avec beaucoup de difficultés et d’incrédulités, que cette union n’était pour lui qu’une obligation que le destin lui imposait. L’amour que j’avais tant désiré n’aurait jamais sa place dans notre couple. Il l’avait répété, sur tous les tons : « Ce n’est pas nécessaire pour que tu me donnes un enfant. »

J’avais fui avant qu’il ne détruise le peu qu’il me restait ; avant qu’il ne pose un doigt de plus sur moi, avant qu’il ne m’enlève mes dernières bribes de dignité.

J’inspirai longuement, isolant le spectre de mes premiers émois dans le tréfonds de ma mémoire et retrouvai autant que possible ma contenance. Cette fois-ci, je lui tiendrai tête.

— Continuez d’être grossier si cela vous chante, je ne suis pas dupe.

Malgré mes paroles, la peur et la colère persistaient, me submergeant. Je combattais l’envie irrépressible de prendre mes jambes à mon cou, de hurler ma frustration à pleins poumons jusqu’à en perdre haleine pour échapper à cette énergie nauséabonde, qui menaçait de m’engloutir pour la seconde fois.

Je ne devais pas sombrer.

Je ne pouvais plus m’effondrer.

Il me tourna le dos, sans accorder le moindre crédit à mes protestations. De nouveau ignoré, je changeai d’avis et pénétrai d’un pas hâtif dans la forêt, la main sur le fourreau de mon arme.

— Où vas-tu ? demanda Sinha en me suivant à travers les fourrées.

— Chasser, répondis-je avec hargne. Ce n’est pas pour ça qu’on est ici ?

Il agrippa mon bras, que je dégageai vivement.

— Ne me touchez pas !

Il s’apprêta à parler, mais je l’interrompis.

— Ça suffit. Je ne permettrai plus que vous me manquiez de respect. Je suis autant l’héritier astréen du duché de Tyspolie que votre promis, et à ce titre et de par ma lignée, je suis votre égal aux yeux des dieux. Posez encore une fois la main sur moi, sans mon accord, et j’exigerai réparation.

Rabroué, il perdit tout aplomb et la confusion envahit ses traits. Il recula d’un pas et se grattant la nuque, il s’excusa.

— Ce n’était pas mon intention, je te prie de m’excuser. Tu… Le chemin est accidenté de ce côté, tu pourrais te blesser.

Devant son embarras manifeste, je m’adoucis légèrement.

— Guidez-moi dans ce cas.

Il m’invita alors à me diriger sur notre gauche et nous rejoignîmes le bord de la falaise où un fin sentier, dessiné par le passage du gibier, apparut. Nous naviguâmes ainsi dans le bois, entouré du pépiement inquiet des oiseaux et des craquements du feuillage au sol. Sinha se déplaçait furtivement, en limitant le bruit de ses déplacements tandis que je m’employai à l’imiter du mieux que je le pouvais.

Tout à coup, il m’intima de m’arrêter et m’indiqua un bosquet de verdure au loin. Deux oreilles brunes en sortaient.

— Elle ne nous a pas encore sentis, murmura-t-il. Ne fais pas de bruit, je m’en occupe.

Il attrapa son arc avec précaution et l’arma d’une flèche, avant de viser. Le trait siffla, la corde claqua, seul avertissement de la tragédie à venir et immédiatement, un glapissement s’éleva. Le troupeau de biches déguerpit en un souffle et Sinha me fit signe de l’accompagner. Il se précipita jusqu’à l’animal qui gisait à l’agonie par terre, la gorge transpercée de part en part.

— Donne-moi ma dague.

Je lui tendis, la nausée aux lèvres devant ce tableau macabre. L’odeur âcre de la mort se répandit dans l’air tandis qu’il plongeait l’arme dans le poitrail gluant de sueur et de sang. Un dernier soupir échappa à la malheureuse, et bientôt, sa respiration frénétique s’interrompit. Pris de nausées, je m’adossai à l’arbre le plus proche. La flaque qui se formait sur l’humus, se gorgeant des flots qui s’écoulaient de la profonde lacération, m’était bien trop familière.

Sinha se releva, un sourire fier aux lèvres et fronça les sourcils quand il aperçut mon malaise.

— Tu te sens mal ?

— Je ne supporte pas la vue du sang, balbutiai-je.

Mes jambes faiblirent et il me stabilisa en attrapant mon coude. Après avoir scruté les environs, il m’éloigna du massacre que nous venions de commettre.

— Assis-toi là, intima-t-il en m’indiquant une large souche asséchée. Le veneur s’occupera de la suite. Tiens, bois.

Il me tendit une gourde en cuir et prenant une longue rasade, je m’étranglai. Pourquoi se baladait-il avec de l’alcool aussi fort à la chasse ?

D’autant plus inquiet, il me tapota le dos et m’inspecta rigoureusement.

— As-tu besoin de quelque chose ?

Sa soudaine prévenance m’exaspérait.

— Ça vous importe, maintenant ?

— Jeizah…

— Vous m’ignorez, me méprisez et me rejetez et l’instant où je faiblis, vous voulez être aux petits soins ? Je ne suis pas en sucre, Sinha. J’ai juste besoin d’air et de m’éloigner d’ici. Je n’ai pas besoin de votre aide.

Il pinça les lèvres et se recula.

— Je vais attendre les veneurs dans ce cas. Je reviendrai dès que nous pourrons continuer.

Alors qu’il partait, j’attrapai une poignée de feuilles que je broyais dans mes mains. Quel bel idiot faisais-je. 

Les aboiements excités des chiens annoncèrent la venue des autres chasseurs. Adrik et quelques domestiques nous trouvèrent, et après quelques congratulations, le duc me chercha du regard.

— Tu es blanc comme un linge, remarqua-t-il.

Je grognai et il se positionna à mes côtés.

— Tu penses encore à eux ?

J’inspirai longuement et il se contenta de cette réponse.

— Ils t’auraient tué. Ils menaçaient déjà de le faire avant que tu te transformes, alors après avoir emprunté les dons d’Elyon, tu sais très bien que tu n’en aurais jamais échappé vivant.

— Ça ne m’absout pas de mes fautes. Si je ne m’étais pas enfui, si je n’avais pas pris peur, si je n’avais pas revêtu cette maudite apparence, ils n’auraient pas fini comme cette biche. Adrik, si tu savais à quel point je la déteste… Elle ne me cause que du malheur ! Je la hais et quand Sinha la découvrira, il me méprisera d’autant plus.

— La drogue que tu consommais la réprimait, mais ton héritage a toujours été en toi. Tu le sais, nous héritons tous d’une part d’Astra et d’Elyon, peu importe celle qui prime à la naissance. Tu dois l’accepter et leur en être reconnaissant. Pour ce qui est de Sinha, tant que tu canalises tes instincts et que tu camoufles tes marques, il ne saura pas ce que tu es. Dans le cas contraire, j’aviserai en temps voulu.

Son optimisme me tira un rire nerveux.

— Encore faut-il qu’il ne m’étripe pas sur le champ.

Je baissai la voix pour que personne ne m’entende.

— Si les légendes sont vraies, dès qu’il verra en moi Tendua, je ne ferai pas long feu.

— Ne te tourmente pas autant, c’est un bon garçon, il ne te ferait jamais de mal sans une bonne raison.

— Bien sûr, maugréai-je, peu convaincu. Comme si ça n’en était pas une…

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