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Lunny
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Jusqu'à l'aube

C’était le tôt le matin. Ou peut-être le soir.

À dire vrai, il était quasiment impossible de faire la différence entre la lumière de l’aube et la lumière du crépuscule, désormais. Tout était sombre et gris ; l’air si chargé de poussières que les rayons du soleil en étaient bloqués et que les saisons elles-mêmes n’étaient plus. Il faisait froid et sombre et le passage du jour à la nuit et de la nuit au jour, à peine discernable.

Elle se tenait là, assise dans un vieux fauteuil bricolé et enveloppée dans des couvertures rapiécées ; vieille et rabougrie, usée par le poids des ans et avec le regard de ceux qui en ont trop vu. Elle regardait sans voir et ne cherchait plus à percer le film blanc et fin qui lui bouchait la vue depuis de nombreuses années déjà. Ceux qui la connaissaient l’appelaient Grand-Mère et peu se souvenaient de son nom – elle-même l’avait oublié depuis bien longtemps – et même alors cela aurait importé peu parce qu’elle n’en avait pas eu qu’un, mais plusieurs. C’était une femme dont la vie s’était étalée sur deux millénaires et deux siècles, même si elle n’était encore qu’une jeune femme au changement d’ère.

Elle avait vu la création d’Internet, des téléphones, du WIFI ; elle avait vu des hommes s’envoler pour l’espace et y rester pour séjourner dans une station depuis bien longtemps démantelée. Elle avait vu la population croître, dépasser les dix milliards ; était passée au travers de pandémies et de guerres auxquelles elle avait même pris part, œuvrant dans l’ombre et dissimulée derrière un nom de code pour ce qu’elle estimait être juste. Elle avait affronté l’ignorance des uns, la soif de pouvoir des autres, le refus d’égalité des nantis et lutté contre l’oppression des plus faibles et des minorités. La Grand-Mère jugeait avoir bien utilisé son existence et, même si cela n’avait pas suffi pour arrêter une machine mise en route bien avant sa naissance, elle avait au moins permis à l’humanité de s’engager sur une voie un peu meilleure. Et aujourd’hui, elle était lasse.

Dans leur recherche de connaissances et de techniques, les hommes s’étaient aventurés sur un terrain dangereux. Ils avaient trouvé, à force d’expérimentations et de manipulations, un moyen d’allonger leur vie. Une façon de rester jeune plus longtemps, d’être en meilleure santé, mais cela ne s’était pas fait sans prix. La population avait augmenté, encore et encore ; les riches étaient devenus toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres. L’homme avait fini par vivre au-delà de son temps et par créer un déséquilibre qui avait encore accéléré sa chute.

Les ressources commencèrent à manquer : la nourriture, l’eau, la terre, tout était soumis à conflit et la situation dégénéra. Des bombes tombèrent, des maladies furent lâchées. Les pays et les unions s’écroulèrent les uns après les autres et bientôt ne restèrent plus que des groupes armés ; des hommes, des femmes, parfois des enfants, se battant pour survivre. L’air, déjà chargé de pollution, s’était empli de débris et de poussières qui montèrent et montèrent encore et encore jusqu’à former un voile brun ou gris selon les jours, qui absorbait la lumière du soleil et étouffait la vie. Celle que l’on nommait la sixième extinction de masse faucha les grands herbivores et leurs prédateurs et ne laissa derrière que quelques petites proies et de rares oiseaux. La terre et l’eau devinrent acides, compliquèrent la culture et la pousse de nombreuses plantes.

Le peu de ce qui restait de l’humanité tenta de trouver une parade : ceux qui le pouvaient s’enfoncèrent dans la terre ou s’abritèrent sous des dômes d’une matière semblable au verre mais filtrante, construits à la hâte pendant que les autres s’adaptaient à la surface. Ils portaient des masques faits de bric et de broc pour purifier l’air et marchaient couverts de la tête aux pieds, sans qu’aucun pouce de peau ne soit à découvert par crainte d’une pluie acide.

La Grand-Mère faisait partie de ces derniers. Quand ce qui était désormais connu comme l’Effondrement avait eu lieu, elle avait rassemblé ses maigres connaissances concernant la survie et le maniement de l’arc et avait erré, seule ou accompagnée. Elle avait dû apprendre à vivre dans un monde neuf, usé et violent où chaque jour était une bataille. Chaque jour était une traque durant laquelle elle était à la fois proie et prédateur et pour laquelle elle avait dû abandonner ses anciens instincts. Elle était née dans un monde où tuer n’était plus permis et avait changé pour s’adapter à un monde où tuer était nécessaire. Et elle avait tué ! Parfois pour presque rien : un manteau, un sac de riz, un faitout en inox, ou même une place au sec. Parfois encore, même si la maladie gagnait son cerveau et rongeait ses pensées, elle était réveillée par la brutale réminiscence d’une mise à mort.

Et si aujourd’hui, elle se tenait assise – le corps parsemé de cicatrices et hanté de vieilles douleurs – devant une fenêtre que ne fermait aucune vitre, c’était uniquement grâce à la violence dont elle avait fait preuve.

Des bruits de pas ténus se firent entendre derrière elle, mais la vieille femme ne bougea pas ; elle se savait en sécurité dans cette bâtisse au fin fond de nulle part et seule avec les êtres aimés. Une main décharnée – aux doigts autrefois longs et fins, mais maintenant gonflés par les rhumatismes, dont certains avaient été cassés puis s’étaient mal ressoudés – se posa sur son épaule et sa propre main se leva pour la recouvrir.

Les deux femmes restèrent ainsi sans bouger pendant de longues minutes, le regard droit devant. Elles se connaissaient depuis si longtemps et avaient traversé tant d’épreuves ensemble que leur relation d’autrefois c’était muée en un sentiment bien plus profond que la simple amitié. Elles se comprenaient sans mots et la simple présence de l’une suffisait à apaiser les craintes de l’autre. La Grand-Mère rompit le silence.

— J’ai peine à savoir si c’est le matin ou le soir.

La voix qui lui répondit, celle de Juste, était enrouée et presque inaudible, fatiguée par l’usage et les années d’exposition à la pollution et aux particules en suspension dans l’air.

— Matin, soir, quelle différence cela fait-il ? Le soleil ne brille plus dans le ciel et les étoiles n’illuminent plus la nuit. Tout est gris et brun, il n’y a plus de couleurs. Tu as de la chance de ne pas voir ce que notre monde est devenu. La température reste froide peu importe l’heure ou la saison.

Elles se replongèrent dans le silence et des souvenirs les envahirent : l’odeur de l’herbe fauchée au printemps et de la terre après la pluie ; le ressac des vagues sur le sable et le chant des oiseaux ; le craquement des feuilles sous le pied au printemps et le crissement de la neige en hiver. Toutes ces réminiscences, des fragments éventés d’un monde qui n’existait plus, les submergèrent et de rares larmes roulèrent lentement sur leurs joues parcheminées.

—  Est-ce que tu regrettes ?

La Grand-Mère serra la main posée sur son épaule tant bien de mal. La question était vague. Regrettait-elle le bon vieux temps, quand tout était plus simple ? Ou bien le mal qu’elle avait dû imposer aux autres pour survivre ? Ou encore le fait d’avoir survécu alors que tant d’autres étaient morts ? Elle ne répondit pas. Au crépuscule de sa vie, elle n’avait plus le temps pour les regrets.

Un craquement du bois se fit entendre quelque part dans leur dos et Juste se tourna vivement. Un couteau avait jailli de sa manche jusque dans sa main et elle le pointait d’une poigne presque ferme vers un jeune homme qui arrivait. Un sourire fugace passa sur le visage de celui-ci à la vue des réflexes de la vieille femme, puis son visage se ferma et il prit un air sérieux.

— C’est l’heure de la cérémonie, Grand-Mère, dit-il d’une voix douce et rauque.

C’était un garçon qui était né bien après l’Effondrement, il n’avait pas connu le monde d’avant et s’en satisfaisait. De cette époque, il n’avait que les récits des plus âgés et rien ne le tentait dans ce qu’ils décrivaient. Un monde dirigé par l’argent et le pouvoir ? Il n’en voulait pas.

— Nous arrivons, lui répondit Juste et il inclina brièvement la tête avant de quitter la pièce.

Juste rengaina son couteau et donna son bras à la Grand-Mère qui s’appuya dessus pour se lever, même courbée par le poids des ans, celle-ci restait de grande taille et dépassait sans problème sa moitié. Ses articulations étaient raides et douloureuses, signe d’une pluie acide à venir et, alors qu’elle déployait ses membres, un hoquet de douleur lui échappa, allumant une flamme inquiète dans le regard de Juste.

Les deux femmes pénétrèrent la pièce principale et un grand silence se fit, seulement rompu par le sifflement de leurs respirations. Une vingtaine de visages étaient tournés vers elles et les fixaient. La plupart avaient des traits féminins, quelques-uns étaient typiquement masculins et les derniers affichaient encore cette androgynie propre aux enfants et aux adolescents. Au-dehors, la pluie commença à tomber et à résonner contre le revêtement métallique du toit.

La Grand-Mère lâcha le bras de Juste, qui se joignit au cercle en cours de formation, et alla se placer au centre de la pièce. Là, elle se redressa autant qu’elle le pouvait et se racla la gorge. C’est d’une voix ferme qu’elle prononça des mots presque sacrés, ceux qu’elle employait chaque fois qu’elle parlait en tant que matriarche de la petite communauté à laquelle elle appartenait.

— Mes enfants, souvenez-vous du mal que cause la soif de pouvoir et de richesses. Rappelez-vous que rien n’importe tant que la famille, qu’elle soit de sang ou choisie, et que nul mal ne doit être infligé gratuitement. Enfin, n’oubliez jamais les temps que nous vivons et transmettez les histoires du passé à ceux qui viendront après vous pour que tous se gardent de reprendre le chemin qui a mené à l’Effondrement.

Autour d’elle, les visages se fermèrent et se firent sérieux. Des personnes présentes, peu étaient celles nées avant l’Effondrement et presque aussi rares celles à avoir traversé les années ayant suivi et à s’être battues, jour après jour, pour survivre.

— Approche, Ambre, ordonna la matriarche.

Une jeune fille de tout juste seize ans quitta le cercle et vint se placer en face de la Grand-Mère. Le cheveu roux et le visage parsemé de taches de rousseur, encore plein des rondeurs de l’enfance, elle dépassait la vieille femme de quelques centimètres. Ambre se détourna pour s’agenouiller face aux siens.

— Ambre, aujourd’hui je te délivre du nom de ta naissance et te laisse libre d’en choisir un nouveau qui sera représentatif de ton rôle parmi nous. Qu’il soit simple et clair et que tu le chérisses et lui rende hommage autant que tu chéris et rend hommage à ta fonction ; ne te détourne pas de ta voie et reste fidèle à celle que tu es. Tu m’as dit vouloir prendre le nom de celle qui fut connue autrefois comme étant la déesse de la sagesse et de la stratégie chez le peuple grec, veux-tu toujours répondre à ce nom ? T’engages-tu à rendre la justice aux côtés de Juste et de guider notre communauté dans le respect de nos règles et de nos lois ? Si oui, relève-toi maintenant et prend le nom d’Athéna. Si non, exprime-toi sur-le-champ et simplement.

L’adolescente se releva, un mince sourire sur les lèvres. Elle était fière de son nouveau nom et du rôle qui lui échoyait par le choix de ses proches, mais elle avait peur également. Peur de ne pas être digne de la tâche qui l’attendait, peur de faire des erreurs.

Le cercle commença à scander son nom « Athéna ! Athéna ! » d’abord d’une voix faible, presque un murmure, qui enfla jusqu’à couvrir le battement de la pluie sur le toit. Un à un, ils rompirent le cercle et vinrent la serrer dans ses bras puis, une fois que tout le monde fut passé, Athéna se retourna et embrassa la Grand-Mère sur les deux joues. Cet acte marquait la fin de ce qu’ils nommaient la Cérémonie du Nom.

Les membres de la communauté s’égaillèrent par petits groupes et bientôt seules restèrent Juste, Athéna et la matriarche. La vie de la jeune fille venait de prendre un tournant décisif : à partir de maintenant et jusqu’à sa mort, elle serait à la tête de sa communauté, épaulée par Juste et celle qui sera amenée à lui succéder.

— Raccompagne-moi, demanda Grand-Mère en saisissant le bras de Juste.

Sa voix était extrêmement faible, à peine audible, et la maigre force qu’elle était parvenue à réunir pour présider la réunion venait de la quitter, la laissant épuisée.

Les trois femmes firent le chemin inverse que deux d’entre elles avaient parcouru quelques minutes plus tôt et la vieille femme se laissa tomber plus qu’elle ne s’assit dans son fauteuil face à l’extérieur, le souffle plus court et plus sifflant que jamais.

— Léonore, te souviens-tu de notre rencontre ? elle s’adressait à celle que tout le monde connaissait sous le nom de Juste.

— Ce n’est pas le genre de chose que l’on risque d’oublier, répondit celle-ci avec l’ombre d’un sourire dans la voix, tu as failli me tuer.

— C’est vrai… Je ne sais toujours pas pourquoi j’ai fini par te sauver la vie ce jour-là, au lieu de te laisser mourir, mais je ne le regrette en rien.

Un nouveau silence s’installa. Un silence confortable et moelleux, chargé de souvenirs et de confiance. Ensemble elles avaient traversé l’enfer avant de trouver un endroit presque agréable, isolé dans la campagne et proche d’une forêt ; elles s’y étaient installées puis comme le temps passait d’autres les rejoignirent, des hommes, des femmes parfois des adolescents ou des enfants seuls et ainsi leur communauté s’était créée.

Athéna se tenait non loin de là et observait les deux vieilles femmes d’un air curieux. Elle était jeune, mais les connaissait depuis toujours et ne comprenait qu’elles aient pu avoir une autre vie avant celle-ci. Elle ne pouvait saisir toute l’étendue des épreuves qu’elles avaient traversées et n’imaginait pas l’ampleur du lien qui les liait.

Le battement de la pluie sur le toit étanche et protégé du bâtiment cessa presque aussi soudainement qu’il avait commencé des heures plus tôt et la faible luminosité augmenta peu à peu. Il ne faisait pas jour, loin de là, mais il ne faisait plus tout à fait nuit. À une autre époque, on aurait désigné ce temps comme étant le « point du jour », mais aujourd’hui la notion même de jour avait disparu et refusait la possibilité à cette expression d’exister.

Le regard de la Grand-Mère se détourna de Juste et se porta loin devant elle pour se perdre dans l’aube grise ; puis elle inspira profondément, sa main serrée sur celle de sa compagne. Elle n’expira pas.

Léonore éclata brusquement en sanglots et la saisit entre ses bras maigres.

— Oh ! Aimée !

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9 Comments

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La manière dont on plonge en nostalgie est vraiment bien réalisée ! C'est vraiment réaliste, surtout que ce genre de destin pour être possible à l'avenir. J'ai failli pleurer ma petite larme à la fin. 🥺
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12 hours
Merci beaucoup pour ta lecture et ton retour 😄
Je suis ravie que ce texte ait réussi à te toucher, moi aussi la fin m'avait pas mal émue à l'époque (mais chuuuut, il ne faut pas le dire !)
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1 day
Le lore que tu nous présentes est riche, je pense qu'il y a matière à faire quelques autres nouvelles dans cette univers ! La fin... aie aie aie mon petit cœur de beurre !
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Oui, elle fait partie de ces textes que j'aimerais bien revisiter et étendre !
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Oui, elle fait partie de ces textes que j'aimerais...
Go go go !
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Go go go !
Calmos papillon ! Je vais avoir moins de temps bientôt, c'est pas le moment d'ouvrir un nouveau dossier d'ampleur !
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22 hours
Calmos papillon ! Je vais avoir moins de temps bie...
Roh !
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3 days
C’est mal de vouloir me faire pleurer. Très mal ! En plus, c’est ultra difficile de me faire pleurer avec la lecture. Mais bravo, tu as presque réussi. Car mon cœur pleure même si mes larmes ne coulent pas. 😭
Tu as touché la corde sensible qu’on appelle la nostalgie. Et je suis incroyablement nostalgique comme personne 😔
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Mais je voulais pas te faire pleurer moi 😇
Contente de savoir que tu as apprécié (est-ce le mot ?) ta lecture Sirrha et merci pour ce retour <3
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