27 Janvier 2025.
On m’a souvent dit que dans ce métier, le silence valait de l’or. Personnellement, j’ai toujours trouvé que les coups de massue faisaient un meilleur boulot : au moins, on pouvait écourter les monologues. Ce soir-là, le vent cinglait la tôle ondulée du camp, quelque part en Ukraine. Enfin, “camp”, c’est généreux : une vieille base, trois structures métalliques, quelques projecteurs bricolés et des barbelés fatigués. Je m’étais planqué derrière un conteneur rouge, marqué d’un symbole inconnu, une sorte de crane bizarre. Le genre de truc qu’on ne retrouve pas dans les bases de données, même avec les bons accès.
À ce moment précis, deux questions me trottaient dans la tête.
Uno : est-ce que ce foutu slip thermique était censé coller autant ?
Dos : comment j’avais pu me foutre dans un merdier pareil alors que, sur le papier, je devais juste poser un micro sous une putain de table ?
Très : Ah oui, parce que j’ai pas pu m'empêcher d’aller chercher cette foutu clef USB classifiée avant.
La radio grésilla dans mon oreille.
— Poste B, clair.
— Poste D, RAS.
— Poste G ? Jacob, t’en es où, ça va ?
Je grinçai des dents.
— Si par “ça va”, tu veux dire “ramper dans la boue gelée à trente berges pendant que mes côtes jouent du saxo”, alors ouais. Je suis à la fête.
Personne ne rigolait. Pas surprenant. Les types de la logistique n’avaient pas d’humour. Bande de ploucs. C’est ce qui m'avait permis de ne pas devenir fou. Ou de le devenir. Allez savoir. Je perdais parfois le fil. Et quand je dis “le fil”, je parle du temps, des souvenirs. De la réalité. Ça m’arrivait de plus en plus souvent.
Je levai les yeux vers la tour de garde la plus proche. Deux silhouettes, une clope rougeoyante. Des amateurs. Je consultai ma montre : trois minutes. C’était ce qu’il me restait si je voulais le tenter.
Mon pouvoir, je l’appelais “Hotelugly”. J’adorais ce groupe, bordel. «I just wanna rewind», c'est clair, ahah. Je pouvais revenir trois minutes en arrière. Pas plus. Pas moins Et surtout pas toujours. Capricieux. Parfois, ça marchait. Parfois, j’avais juste des acouphènes et un filet de sang au nez. Comme un mauvais trip sans la musique de Very Bad Trip.
Mais ce soir-là, j’en avais besoin. Je fermai les yeux. Inspirai. Expirai.
Fais pas ça, Jacob. Pas encore. Tu tiens à ton cerveau ?
Trop tard. Les trois dernières minutes défilèrent dans le sens inverse. Et j’y retournai. Je me retrouvai accroupi derrière le même conteneur, mais avec un sentiment de déjà-vu, littéralement. La clope dans la tour venait tout juste de s’allumer. Mon corps réagit avant mon esprit : je me redressai, courus jusqu’au mur, lançai mon grappin, grimpai. Mon dos craqua, mes bras protestèrent, mais je basculai de l’autre côté avec la grâce d’un frigo.
Je me réceptionnai tant bien que mal dans la cour intérieure. Un souffle s’échappa de ma bouche.
— Je t’ai entendu, l’éléphant, dit une voix calme.
Je me figeai et me retournai. Pas un garde. Pas une patrouille. Un homme, immobile, dans l’ombre. Pas d’arme visible. Pas l’air surpris. Il me regardait, et j’eus cette sensation bizarre : pas un souvenir clair, plutôt une empreinte dans mon esprit.
— Jacob, dit-il. Sa voix était plate, comme s’il récitait un texte appris par cœur. Pas hostile. Juste… familier.
Je ne répondis pas, j'étais un peu surpris par cet imprévu…
— Quoi ? Tu ne te rappelles pas de moi ? Je suis triste.
Je tendis la main vers mon arme.
— T’es qui, tocard ?
— Moi, je me souviens de toi. Comme d’eux. Comme de tous les autres.
Je détestais ce genre de moment. J’étais venu pour une clé USB, pas pour une séance de psy dans la neige. J’ouvrais le feu. Mais le type avait déjà disparu. Comme ça, comme une illusion. Mon revolver ne fumait même pas, c'était un truc d’Hollywood ça.
Je restai figé un instant, le bras tendu. Ce n’était pas un pouvoir que je connaissais, sûrement un truc d’Avengers. Je fis demi-tour sur mes gardes. Mon objectif, c’était le hangar 4. Une salle de réunion, en tôle, planquée derrière deux véhicules sans plaque. J’avais une balise à poser et des fichiers à exfiltrer. Une mission simple. Propre. Mais rien n’est jamais propre avec moi. Surtout pas quand je commence à reculer le temps. J’avais déjà infiltré des installations plus surveillées. C’était presque comme aller au restaurant ou au supermarché. Une fois à la porte du hangar, mes capteurs émotionnels s’éveillèrent : vague de tension, résignation, fatigue. Les gardes n’avaient pas dormi depuis des jours. Pas idéal pour eux. Parfait pour moi. Je poussai la porte du hangar. Et compris que j’étais dans la merde, un peu plus profondément que ce que je m'imaginais. Ils m’attendaient. Et ma mission simple était maintenant carrément mortelle.
Dix hommes. Alignés, comme des dominos très confiants. Fusils pointés. Visages cachés sous un masque. Pas de cri, pas d’alerte. Juste un type au centre, debout, mains jointes, regard braqué sur moi. Le même que tout à l’heure. Ce n'était pas des gardes que j'avais senti mais des employés à genoux. Merde merde et re-merde.
— Jacob Ardent, dit-il d’une voix presque affectueuse.
Je levai les mains. Et mes doutes avec.
— Vous êtes combien à me connaître sous ce nom, sérieusement ? Va falloir que je change à nouveau d’état civil. Je voulais HelloKitty mais c’est déjà pris.
— Tu peux changer de nom. Pas de passé.
Il avança lentement. Ses hommes ne bougeaient pas.
— Tu sais pourquoi tu es ici, reprit-il.
— Je suis venu pour une clef. UNE CLEF USB. Pas pour un sermon. Par pitié, qu’on en finisse !
Je le fixai. Il n’avait toujours aucune expression. Aucune émotion. Même pas de la haine. Je tentai une absorption. Allez Jacob, t’as réussi à détourner un chat avec ce pouvoir, c'est pas gros con qui va te ridiculiser ? Hm. D'ailleurs, je dois lui trouver un nom à ce pouvoir là.
Juste pour vérifier, j’essayai. Rien. C’était comme plonger dans un puits vide. Mon pouvoir, si fiable dans le chaos des autres, ne m’apportait rien ici. Ces types… n’étaient pas “vides”. Ils étaient “nettoyés”.
— Vous avez fait quoi à leurs esprits ? Il me regarda sans ciller.
— Nous avons fait ce que tu as toujours rêvé de faire : oublier complètement.
J’étouffai un rire nerveux.
— Ouais. Mais moi, je suis encore capable de chialer devant un vieux chien malade. Eux, ils me regardent comme s’ils allaient me disséquer en prenant le thé.
Il sortit une petite télécommande noire de sa poche et la posa sur la table devant lui.
— Tout ce que tu cherches est là. Les données. Les noms. Ton passé. Tes opérations. Même ceux dont tu refuses encore de te souvenir.
Je fixai l’objet. Mon cœur se serra. Ce n’était pas juste un appât. C’était MON passé. MON miroir. Et j’avais peur de ce qu’il pouvait me renvoyer. Je fis un pas. Une arme se leva.
— Deposez votre revolver et les mains sur la tête, dit un des gardes mécaniquement.
La phrase de flic, incroyable. Je tentai le tout pour le tout. Je captai une frustration, à gauche. Une colère latente. Un écho humain. Je la happai. Je la compressai. Et je la relâchai. Le garde cria. Il arracha son oreillette, tituba, visa n’importe où et arrosa ses camarades. Le chaos s’invita enfin. Je me jetai au sol, dégainai mon revolver, visai deux jambes, une, deux, roulai sous la table, arrachai la télécommande. Une balle frôla mon bras, en arrachant un bout de manche. Une autre se ficha dans la table juste à côté de ma tête. J’enfilai une capsule fumigène au sol.
— Smoke weed everyday, c’est parti !
Je courus vers la sortie. Mais déjà, une alarme se déclenchait. Je sprintai dans le couloir. Le bâtiment vibrait comme une bête réveillée en sursaut. J’avais le cœur qui tambourinait. Une douleur à l’épaule se déclenchait. Vive, sèche, mais pas fatale. Touché. Je bifurquai vers une trappe, sautai dans une évacuation et m’élançai dans une descente dans les entrailles du complexe. J’écrasai mon épaule contre un mur pour rester debout.
Dans la pénombre du sous-sol, je retrouvai enfin un peu de silence. Je reculai contre un mur, respiration courte. Je fermai les yeux. Je voulais faire un hotelugly. Juste un petit. Revenir trois minutes plus tôt. Corriger. Mieux viser. Mais ça ne fonctionnait pas. Mon pouvoir m’abandonnait.
— FAIT CHIER Jac !
Trop de stress. Trop d’effort. Ou peut-être que mon cerveau disait stop. Alors, par réflexe, je fouillai la télécommande dans ma main. Elle était tiède. Active. Une lumière verte pulsait doucement. Je pensai à ce qu’il avait dit. «Ton passé.»
Je ne voulais pas me rappeler. Et pourtant, je me revis, ailleurs. Très loin d’ici. La neige laissait place à un désert. Une base provisoire. Une mission non-officielle. Je voyais mes camarades. Je sentais la chaleur sur ma nuque. Et puis, un cri. Une attaque. Une embuscade. Des tirs. Puis… tout était blanc, avec une femme en son centre… Aucune suite. Aucun souvenir après ça.
On m’avait retrouvé deux jours plus tard, dans un hôpital militaire. Mais personne ne se rappelait m’avoir envoyé là-bas. Ni moi, à vrai dire. Et à partir de là, mes souvenirs étaient devenus… perméables. Un bruit me ramena à moi. Je me retournai, prêt à tirer. Une main me frappa au visage. J’encaissai. Titubai. Encore lui.
— Tu ne peux pas continuer comme ça, dit-il.
Je le regardai, sang dans la bouche, flou dans les yeux.
— Qu’est-ce que tu veux, bordel de merde ?!
— Ta mort.
Il m’assomma d’un coup dans le visage.
J’émergeai dans un lit. Draps froids. Machines autour de moi. Odeur de désinfectant. Une infirmière me souriait doucement.
— Monsieur Ardent ? Vous êtes réveillé.
Je voulais répondre. Mais je ne savais plus ce que je devais dire. Je restai allongé un moment. Les machines bipaient doucement autour de moi. Une perfusion dans le bras, un cathéter quelque part où il ne devrait pas être, et une douleur sourde dans l’épaule gauche. Je soufflai longuement.
Bon… récapitulons. Je me suis infiltré dans un camp secret. J’ai utilisé un pouvoir que je comprends à peine. J’ai foutu un beau bordel. J’ai déclenché une fusillade. Et maintenant, je me réveille à moitié drogué, entouré de blancs murs et de gens polis avec des badges. Je tournai lentement la tête vers la fenêtre. Nuit noire. Reflets de néons.
Alors Jacob, c’est quoi le programme, maintenant ? Retrouver la vérité ? Mauvaise idée. Recommencer à zéro ? Déjà tenté. Tout oublier ? Trop tard.
Je laissai un silence, puis murmurai :
— Et bien sûr, j’ai toujours pas eu ma putain de clé USB.
Je fermai les yeux. Un rictus me monta aux lèvres.
Félicitations, connard. T’es officiellement le seul mec à réussir à survivre à une mission suicide… Sans le vouloir ! Je soupirai une dernière fois.
Allez. Retournons dans le passé, saloperie de cerveau. J’suis prêt à me souvenir.