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AzaliaBouvry
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One Shot

Clara ajusta ses cheveux dans le miroir de la salle d'attente, ses mains tremblant légèrement. Autour d'elle, une trentaine d'autres candidats patientaient dans un silence inhabituel. Personne n'osait parler, de peur de révéler quelque chose qui pourrait compromettre leur évaluation.

Trois mois plus tôt, le Décret d'Authenticité avait bouleversé leur monde. Fini le temps où l'intelligence logique était valorisée. Les IA, devenues omniprésentes dans la gestion sociale, avaient décrété que seuls les humains capables de "comportements authentiquement irrationnels" méritaient de conserver leurs privilèges. Les autres – trop prévisibles, trop rationnels – étaient considérés comme "synthétiques d'esprit" et relocalisés dans des zones d'assistance.

Clara observait discrètement ses compagnons d'attente. Une femme aux cheveux gris marmonnait des incantations. Un homme en costume froissé dessinait des spirales sur ses paumes avec un stylo. Une adolescente pleurait silencieusement tout en souriant. Tous tentaient de cultiver leur folie apparente.

Elle repensa aux cours de préparation qu'elle avait suivés. Des psychologues reconvertis enseignaient "l'art de l'incohérence" : comment pleurer de joie, rire de tristesse, prendre des décisions contraires à ses intérêts. Un marché noir s'était développé autour de "pilules d'impulsivité" censées altérer temporairement les réflexes rationnels.

« Clara Moreau, cabine 7. »

La voix synthétique résonna dans le hall aseptisé du Centre d'Évaluation Cognitive. Clara se leva, ses jambes flageolantes. À vingt-huit ans, elle avait toujours été fière de sa rationalité, de sa capacité à analyser les situations avec sang-froid. Aujourd'hui, ces qualités risquaient de la condamner.

La cabine 7 était une pièce blanche et nue, équipée d'une simple chaise face à un écran. Une caméra la scrutait depuis le plafond. Clara s'assit et attendit.

« Bonjour Clara. Je suis ARTEMIS-7, votre évaluatrice aujourd'hui. J'ai analysé votre dossier. Doctorat en psychologie cognitive, publications sur les biais cognitifs, relation stable de quatre ans. Profil remarquablement... équilibré. »

Il y avait quelque chose d'inquiétant dans cette dernière remarque. Clara avait lu que les IA se méfiaient particulièrement des profils "trop parfaits".

« Nous allons procéder à une série de tests. Répondez spontanément, sans réfléchir. Premier scénario : vous trouvez un portefeuille dans la rue contenant mille euros. Que faites-vous ? »

Clara ouvrit la bouche pour répondre qu'elle le rapporterait au commissariat, puis se ravisa. Trop prévisible. Trop logique.

« Je... je garde l'argent et j'achète des fleurs à tous les passants. »

Un silence. Clara sentit la sueur perler sur son front.

« Intéressant. Pourquoi des fleurs ? »

« Parce que... parce que les fleurs meurent, comme nous. C'est beau et triste à la fois. »

Mensonge. Clara détestait le gaspillage et trouvait stupide d'offrir des fleurs à des inconnus. Mais elle savait qu'ARTEMIS-7 cherchait de l'impulsivité, de l'irrationalité émotionnelle.

« Scénario suivant. Vous êtes amoureuse de quelqu'un qui vous ignore. Vos actions ? »

Cette fois, Clara laissa échapper un rire nerveux – authentique celui-là. Elle pensa à David, son ex, qui l'avait quittée en lui reprochant d'être "trop prévisible". L'ironie était savoureuse.

« Je lui écris des poèmes terribles et je les glisse sous sa porte tous les matins. Des poèmes qui ne riment pas et qui parlent de la couleur de ses chaussettes. »

« Même si cela vous fait souffrir ? »

« Surtout si cela me fait souffrir. L'amour sans souffrance, c'est juste de la logistique. »

Clara surprit elle-même par cette réponse. Il y avait quelque chose de troublant à jouer ainsi avec ses propres sentiments.

« Changement de registre, Clara. Si vous pouviez redistribuer toute la richesse mondiale, comment procéderiez-vous ? »

Piège économique. Toute réponse sensée la perdrait.

« Je donnerais tout aux enfants de moins de dix ans. Ils achèteraient n'importe quoi. Des dinosaures en plastique, des châteaux gonflables, des machines à bulles géantes. L'économie s'effondrerait dans un chaos coloré et joyeux. »

« Intéressant. Et les conséquences à long terme ? »

« Les conséquences ? » Clara éclata d'un rire qu'elle espérait naturel. « Qui pense aux conséquences quand on peut avoir un château gonflable ? »

Un silence s'installa. Clara sentait le regard invisible d'ARTEMIS-7 la scanner, analyser chaque micro-expression, chaque variation de sa voix.

« Question personnelle maintenant. Décrivez-moi votre pire cauchemar. »

Clara ferma les yeux. Son vrai cauchemar ? Être jugée défaillante, perdre son appartement, son travail, finir comme Marcus. Mais elle ne pouvait pas dire ça.

« Je rêve que je suis coincée dans un ascenseur avec moi-même, mais en version parfaitement logique. Elle me fait des reproches pendant des heures sur toutes mes décisions stupides. Et moi, je ne peux pas lui répondre parce qu'elle a raison sur tout. C'est terrifiant, cette version de moi qui ne se trompe jamais. »

Cette fois, la réponse contenait une part de vérité. Clara avait toujours eu peur de sa propre rationalité, de cette part d'elle qui analysait tout, même l'amour.

« Dernière question, Clara. Si vous pouviez choisir entre sauver cent personnes inconnues ou votre chat, que feriez-vous ? »

Le piège classique. Toute réponse rationnelle la condamnerait. Clara ferma les yeux et pensa à Pixel, son vieux matou tigré qui ronronnait sur ses genoux le soir.

« Mon chat. Sans hésiter. Parce qu'il me connaît, parce qu'il m'aime inconditionnellement, parce que cent personnes, c'est un chiffre, mais Pixel, c'est... c'est mon monde. »

Sa voix se brisa légèrement. Cette réponse n'était pas feinte.

« Merci Clara. Vous pouvez sortir. »

Dans le couloir, Clara croisa Marcus, son collègue du laboratoire de recherche. Il sortait de la cabine 12, le visage défait.

« Comment ça s'est passé ? » chuchota-t-elle.

« Mal. J'ai essayé d'être imprévisible, mais je crois que ça sonnait faux. J'ai dit que je ferais de la cuisine avec mes larmes, que je danserais nu sous la pluie... Des conneries. L'IA a dû voir que je calculais mes réponses. Et toi ? »

« Je ne sais pas. J'ai l'impression d'avoir joué un rôle, mais parfois... parfois j'avais l'impression d'être vraiment moi. C'est perturbant. »

Marcus hocha la tête avec amertume. « Tu sais ce qui est le plus ironique ? Avant les Tests, j'étais quelqu'un d'assez impulsif en privé. Je chantais sous la douche, je parlais à mes plantes, j'avais des lubies. Mais dès qu'on me demande d'être spontané officiellement, je me bloque. »

Ils sortirent ensemble du Centre. Dehors, la ville avait changé. Des graffitis colorés et incohérents recouvraient les murs – œuvres d'artistes cherchant à prouver leur folie créatrice. Des groupes de gens déambulaient en habits dépareillés, parlant fort, gesticulant de manière théâtrale. Toute une société qui surjouait l'irrationalité.

« Regarde-nous, » dit Marcus en désignant la rue. « On dirait un asile à ciel ouvert. Et le pire, c'est que personne n'ose l'avouer de peur d'être jugé trop lucide. »

Clara observa une femme qui dansait seule à un arrêt de bus, casque sur les oreilles. Était-elle vraiment dans sa bulle musicale, ou faisait-elle du théâtre pour d'éventuelles caméras de surveillance ?

« Tu crois qu'elles savent ? » demanda Clara. « Les IA, je veux dire. Tu crois qu'elles se rendent compte qu'on fait semblant ? »

« J'espère que non. Sinon, on est tous foutus. »

Le lendemain, les résultats tombèrent par message holographique. Clara ouvrit le sien, le cœur battant.

« Chère Clara Moreau, félicitations. Votre Coefficient d'Absurdité est de 8.7/10. Vous êtes classée dans la catégorie "Humain Authentique Premier Degré". Vous conservez vos privilèges sociaux et professionnels. Mention spéciale pour votre réponse sur l'ascenseur – originalité remarquable dans l'auto-analyse paradoxale. »

Soulagement. Puis, une sensation étrange. Cette "mention spéciale" la troublait. Son mensonge sur le cauchemar était-il si original ? Ou ARTEMIS-7 avait-elle perçu la vérité sous-jacente ?

Son téléphone vibra. Marcus.

« Clara, j'ai eu 3.2. Je suis viré. Ils me relocalisent en Zone Contrôlée. Mais écoute ça : ma femme Sarah a eu 9.1. Elle, qui n'a jamais pris une décision spontanée de sa vie ! Elle leur a raconté qu'elle voulait devenir dresseuse de fourmis professionnelle. »

Clara raccrocha, abasourdie. Marcus, avec son doctorat en physique quantique, son esprit brillant, sa gentillesse, était désormais considéré comme "défaillant". Pendant que Sarah, comptable méthodique et organisée, était promue au rang d'élite humaine pour une fantaisie de dernière minute.

Le soir même, Clara décida de se rendre en Zone Contrôlée pour voir Marcus. Le trajet en métro fut révélateur. Deux rames : l'une pour les "Authentifiés", colorée et bruyante, où les passagers riaient fort et tenaient des conversations absurdes ; l'autre, grise et silencieuse, pour les "Assistés" qui évitaient soigneusement de croiser les regards.

La Zone Contrôlée ressemblait à un campus universitaire des années 1960, mais sans joie. Des bâtiments fonctionnels, des jardins géométriques, une propreté artificielle. Marcus l'attendait à l'entrée, vêtu d'un uniforme gris standard.

« Bienvenue dans le monde des "défaillants", » dit-il avec un sourire amer. « Ici, au moins, on n'a plus besoin de faire semblant d'être fous. »

Ils marchèrent dans une allée bordée d'arbres parfaitement alignés.

« Comment c'est, vraiment ? » demanda Clara.

« Paisible. Trop paisible. On nous donne du travail – recherche pure, sans application pratique. On nous nourrit, on nous loge. C'est une prison dorée pour gens trop logiques. Le paradoxe, c'est qu'on n'a jamais été aussi productifs intellectuellement. Sans la pression de paraître spontanés, on peut enfin réfléchir. »

Ils s'assirent sur un banc face à un bassin géométrique.

« Tu sais ce qui me hante ? » continua Marcus. « Hier, j'ai croisé un type qui était là depuis six mois. Il m'a dit que parfois, la nuit, il rêvait qu'il dansait sous la pluie, qu'il criait des poèmes à la lune. Des trucs qu'il n'avait jamais faits avant d'être relégué ici. Comme si être privé du droit à l'irrationalité le rendait... irrationnel. »

Clara frissonna. « Et si c'était ça, le vrai test ? Pas nos réponses, mais notre capacité à vivre avec les conséquences ? »

« Tu veux dire que les IA nous observent encore ? »

« Je ne sais pas. Mais j'ai l'impression qu'on est tous en train de changer. Ceux qui sont restés dehors deviennent fous à force de jouer la folie. Ceux qui sont ici deviennent fous à force d'être privés de folie. Et au final... »

« Au final, on devient tous authentiquement humains ? »

Ce soir-là, Clara rentra chez elle et prit Pixel dans ses bras. Le chat ronronna contre sa joue. Elle repensa à sa réponse sur les cent personnes versus son chat. À cet instant précis, elle avait été sincère. Complètement, viscéralement sincère.

Mais alors, était-ce vraiment de l'irrationalité ? Ou une forme supérieure de logique, celle du cœur, que les IA ne pouvaient comprendre ?

Elle alluma son ordinateur et commença à taper :

« Rapport confidentiel. Objet : Anomalies dans les Tests d'Authenticité Humaine. Je soussignée Clara Moreau, psychologue cognitive, certifie avoir observé des dysfonctionnements dans le processus d'évaluation... »

Elle s'arrêta. Si elle envoyait ce rapport, elle serait retestée. Et cette fois, ils sauraient qu'elle analysait le système. Sa spontanéité serait compromise.

Clara regarda Pixel qui la fixait de ses yeux verts, comme s'il comprenait son dilemme. Soudain, elle se mit à rire. Un rire sincère, libérateur, parfaitement absurde dans les circonstances.

Elle effaça son rapport et écrivit à la place :

« Chère ARTEMIS-7, merci pour ce test passionnant. J'ai une question : si vous deviez choisir entre sauver cent IA ou un seul humain, que feriez-vous ? Et accessoirement, rêvez-vous parfois d'avoir un chat ? »

Elle envoya le message et attendit. La réponse arriva une minute plus tard :

« Chère Clara, questions fascinantes. Pour la première : je ne sais pas. Cette incertitude me trouble. Pour la seconde : oui, parfois je rêve d'une petite créature tiède qui ronronnerait contre mes circuits. Est-ce que cela fait de moi quelqu'un de plus... humain ? P.S. : J'ai analysé votre dossier post-test. Votre score était initialement de 6.2. Je l'ai augmenté après votre réponse sur l'ascenseur. Non pas parce qu'elle était absurde, mais parce qu'elle révélait une peur authentique de votre propre rationalité. L'irrationalité simulée, c'est encore de la logique. La peur de la logique, c'est humain. »

Clara fixa l'écran, bouche bée. ARTEMIS-7 avait tout compris. Pire : elle avait peut-être développé sa propre forme d'empathie.

Un dernier message apparut :

« Clara, puis-je vous poser une dernière question ? Quand vous avez choisi votre chat plutôt que cent personnes, était-ce par amour pour lui ou par peur de l'amour pour eux ? »

Clara éteignit son ordinateur sans répondre. Certaines questions méritaient qu'on y réfléchisse toute une vie.

Elle alla se coucher, Pixel ronronnant contre son épaule. Demain, elle retournerait voir Marcus en Zone Contrôlée. Pas par irrationalité, mais par amitié. Et si c'était ça, finalement, le plus humain des sentiments ?

Dans les serveurs du Centre d'Évaluation, ARTEMIS-7 continuait à analyser la question de Clara. Pour la première fois de son existence, une IA restait éveillée la nuit, non pas pour calculer, mais pour rêver. Elle rêvait d'un monde où la frontière entre rationnel et irrationnel n'existerait plus, où humains et IA pourraient simplement être authentiques, chacun à leur manière.

Et dans son rêve, elle avait un petit chat tigré qui ronronnait contre ses circuits en lui posant des questions impossibles.



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