Les mondanités me donnaient de l’urticaire et la réception de Giuseppe Benedetti, duc de Scala, me causait la pire des brûlures. La coupole au-dessus de ma tête était trop haute, l’albâtre des statuts trop blanc et le clapotement incessant des flots non loin me rappelait bien trop le mal de mer auquel je venais tout juste de m’arracher. Ces fichues barques allaient finir par avoir ma peau en plus du contenu de mon estomac.
Mais voilà qu’après la peste, ce fut le choléra qui m'accueillit à bras ouvert.
Des bourgeois et des nobles.
Les mouches à merde les plus bigarrées que je connaissais. Sûr que je faisais tache au milieu de leurs froufrous et de leurs bonnes manières de faux-cul. Le museau poudré et leur éventail bourdonnant contrastaient avec ma gueule de brute et ma tenue usée par un long voyage. D’ailleurs, je voyais un bon nombre d’entre eux zieuter sur le vilain poignard à ma ceinture, la mine outrée. Et après ça piaillait à voix basses pour composer une jolie chanson à mon égard. Quel dommage que le garde à l’entrée n’ait pas voulu que je me présente avec tout mon barda de chasseur. J’aurais au moins eu le plaisir de voir des donzelles s’écraser au sol à mon apparition.
Un vrai tombeur.
Et dans mon malheur, nous étions le soir de la Nuit de Torpeur. Bien sûr, tout avait été organisé en grande pompe, le duc n’avait pas lésiné sur les moyens. Un coup d’œil suffisait pour constater que le bon vin coulait à flots. Ça ripaillait grassement autour des buffets tandis que les petites gens se pliaient en quatre pour servir et divertir.
Je creusai mon sentier dans tout ce beau monde avant d’enfin identifier l’intendant du maître des lieux. Le balai dans le cul remontait toujours jusqu’à ses omoplates, visiblement. Mais le bonhomme s’était appliqué à se fondre dans la masse avec une charmante redingote brodée de vert, la couleur de la famille Benedetti.
À mon irruption, je le vis sursauter. Ses voisins de jacasserie, eux, s’écartèrent prestement comme pris d’une soudaine envie d’aller voir ailleurs. Bon vent.
— Aldobrando, vous… Ne vous êtes pas changé, grimaça l’intendant, son regard dégringolant jusqu’à mes bottes élimées.
— Parce que vous vous attendiez à ce que je vienne avec un nœud sur la tête ? Allons, mon vieux, on me paie pas pour jouer à la ballerine.
Ni pour faire de jolies courbettes.
Mais je fis tout de même l’effort de patienter, le temps que le fruit à coque en guise de cerveau du type, lui rappelle la raison de ma présence. Ce qui fut le cas au bout de la troisième et longue seconde.
— Mon seigneur Benedetti vous attend !
Sans déconner.
L’autre agita nerveusement ses mains pour me faire signe de le suivre. Fallait pas me le dire deux fois, trop heureux que j’étais de m’éloigner du tintamarre ambiant.
— Il espérait vous voir plus tôt, il est dans son salon privé.
Je grommelai une vague réponse, préférant me focaliser sur le corridor que nous longions. La topographie des lieux était gravée dans ma mémoire, mais les vieux réflexes avaient la vie dure. Je comptais les issues et les gardes. Ce maudit palais ne semblait jamais finir, tout comme les fioritures qui le composaient.
Puis une préoccupation me revint.
— Dites, vous savez si la dame sera présente ?
J’eus le droit à un haussement de sourcil, celui qui voulait dire “ferme-là et avance”. Quoique en un langage plus fleuri au vu du bougre. Sauf que j’aurais bien aimé savoir si un comité réduit m’attendait ou si ce serait une simple entrevue avec le duc. Dès deux possibilités, mieux valait la dernière. Je n’étais pas une petite nature, mais la femme, celle qui aimait tant se glisser dans l’ombre du duc, éveillait une méfiance viscérale dans mes tripes.
Lavinia, elle s’appelait.
Autant dire que l’ignorance émoustilla mes muscles d’une tension chatouilleuse dont je me serais bien passé.
Enfin, notre petite promenade s’interrompit devant une porte à double battant trop solennel à mon goût. À se demander pour quelle raison, le duc s’isolait dans son salon au lieu de profiter de sa propre fête. Mais en fin de compte, qu’est-ce que j’en avais à faire de ses raisons ? J’étais payé pour une tâche, pas pour m’encombrer l’esprit avec des questions existentielles qui ne me concernaient pas.
L’intendant nous annonça d’un bref coup de phalange sur le bois verni.
Et la seconde suivante, une voix étouffée nous invita à entrer.
Aussitôt dit, aussitôt fait, nous nous engouffrâmes, l’intendant devant, guindé comme pas deux.
De l’autre côté, nous attendait une pièce chichement éclairée. Les flammes frémissantes des chandelles laissaient entrevoir des sièges rembourrés, une table massive où s’étalaient une carte de Vivernia et divers outils. Et au-dessus d’une cheminée éteinte, les armoiries de la famille Benedetti : une rapière en travers et deux hirondelles rouges de part et d’autre sur un champ vert avec une bordure d’or. Un classique chez les nobliaux d’afficher son emblème partout chez lui. Comme un chien incapable de s’empêcher de pisser au pied de chaque arbre pour marquer son territoire.
Le reste de la pièce n’était que vague forme dans l’obscurité, bien loin de l’ambiance animée de celle de la réception.
À croire que la nuit avait commencé à prendre ses quartiers ici.
— Aldo, enfin vous voilà.
Et bien sûr, Giuseppe Benedetti, duc de Scala.
Il avait une dégaine qu’on ne pouvait oublier. Grand, maigre, c’était surtout son long pif qui faisait forte impression. Toute sa trogne semblait s'aligner sur ce qu’il avait entre les deux yeux avec des joues creuses, un front plissé et un menton fuyant. Pas la jolie frimousse pour faire chavirer le cœur de ces dames. Néanmoins, et malgré une soixantaine de printemps bien tassés, rien ne semblait réussir à ternir les deux silex qui lui faisaient office de prunelles.
Pas besoin d’être un fin limier pour saisir le caractère redoutable de mon employeur.
— Duc Giuseppe, saluai-je dans un ton plus formel cette fois.
— Antonio, vous pouvez disposer…
L’intendant s’inclina sans mot dire, pour finalement prendre congé en silence. Mon hôte, lui, reprit place sur sa chaise, un verre de vin attirant aussitôt le contact de ses doigts cerclés d’or. Sur son annulaire, une chevalière capta l’éclat des bougies, hirondelle et initial finement gravés.
— Installez-vous, j’espère que vous m’apportez d’excellentes nouvelles.
Un instant, mon regard farfouilla de nouveau le salon à la recherche d’une autre présence. Mais je ne perçus qu’un parfum entêtant, une fragrance de fougère et de coriandre. Celle de Lavinia. De toute évidence, elle ne s’était absentée que très récemment.
Faut croire que ma bonne étoile n’était pas totalement branlante ce soir.
J’en revins à mon hôte.
— J’ai pu remonter la piste de la bête et elle se planque dans cette zone.
Je tapotai un coin de la carte où était indiqué le Bosquet aux Serpents. L’une des forêts les plus denses et grouillantes de vie de Viverna. L’exploration de celle-ci s’annonçait laborieuse et longue, ce qui ne serait pas pour plaire à mon commanditaire. Déduction aussitôt confirmée par le frémissement de ses narines.
— N’avez-vous pas d’indications plus… Précises ?
Ouais, ça lui plaisait pas du tout du tout.
— Seul, compliqué et dangereux d’approcher un aussi gros gibier, expliquai-je. Il est plus judicieux de le filer avec un groupe d’hommes aguerris.
Et avant que la question ne se pose, je déposai un morceau de papier où était gribouillée une liste de noms. Trois types que je voulais pour la chasse à venir. Il fallait au moins ça pour cette mission d’envergure.
— Je vois.
La bouche du duc se retroussa de dégoût. Au milieu des taches d’encre, mon écriture apparaissait rigide et nerveuse. Mais suffisamment lisible.
— J’imagine que vous vous êtes chargé de savoir s’ils sont disponibles auprès de la Corporation. Dans ce cas, sachez qu’en ce qui concerne la paie, ils recevront, chacun, l’équivalent de la moitié de votre salaire. Après tout, j’ai déjà bien assez déboursé avec vous. Toutefois, je saurais me montrer généreux à votre retour, ajouta le duc.
Une œillade noire braquée sur moi me dissuada de marchander. Ça aurait été un autre gars en face, j’aurais tenté le coup, seulement, je connaissais mon patron. Et de toute façon, la proposition me convenait parfaitement.
Ma tête s’inclina en signe d’assentiment.
— Bien, et quand serez-vous prêt à partir ?
— Dans cinq jours.
C’était le temps nécessaire pour rassembler nos équipements et s’accorder sur le plan à suivre. Un sacré plan même, car je n’avais aucune envie de terminer comme encas au fond du gosier de l’animal. Et pas besoin de tester pour savoir qu’il avait la gueule et l’estomac pour accueillir une petite escouade vivernienne.
— Cinq jours alors, vous connaissez les délais que vous devez respecter et la discrétion est de mise. Pas un mot à qui que ce soit d’autre.
Le message était clair. Toutefois,il me fallait encore éclaircir un point.
— Dites… Vous voulez qu’on tue la bête ?
Parce que tout cela me semblait être un putain de sacrilège sur les Terres de la Dragonne Endormie. Chasser des Chimères, les éliminer au besoin pour protéger la populace, d’accord, mais là, c’était tout autre chose.
Le cristal d’un verre sonnailla sous le martèlement d’une chevalière.
— Non, il n’est pas question de la tuer. Du reste, je vous enverrai aussi un coffret avec des instructions à l’intérieur et les contrats pour la Corporation. Si vous ne les suivez pas, considérez notre accord comme caduc, trancha le seigneur Benedetti. Vous logez toujours à La Triste Aubaine ?
D’autres instructions ?
La nouvelle n’était pas pour m’enchanter, mais il n’y avait qu’une réponse à donner présentement.
— Exactement.
Sur ces mots, le silence qui s'ensuivit, signa la fin de notre entrevue. Lui put retourner à son verre de vin et moi, à mes pénates, loin de tout ce tintouin.