Séréna se sentait fébrile et quelque peu étourdie. Armand l’avait embrassé. Par toutes les étoiles de la galaxie, ce baiser... Son cœur cognait si fort dans sa poitrine qu’elle s’étonnait que personne d’autre qu’elle n’en perçoive les battements.
La brusque interruption de Lénaïc, lui donnait l’impression d’être une enfant prise en faute. Elle savait pourtant qu’elle n’avait rien à se reprocher. Le prince et elle étaient des adultes et elle n’avait jamais rien promis à son Guetteur, bien au contraire.
Alors pourquoi était-elle assaillie par un tel sentiment de culpabilité ? Se livrer ainsi et se laisser aller juste avant le Rite était une erreur. Elle ne ferait rien de bon cette nuit si elle se laissait ainsi dominer par toutes ces émotions contradictoires.
Séréna mit à profit le court laps de temps dont elle disposait pour aller chercher une veste dans sa chambre. Charlie l’avait prévenu qu’en dépit de cette chaude nuit d’été, le fond des mines pouvait être glacial.
Elle se força à respirer moins vite pour ralentir son rythme cardiaque. À chaque inspiration, elle essayait de reléguer à l’arrière-plan de son esprit tout ce qui s’était passé durant son tête-à-tête avec Armand. C’était, à n’en pas douter, un souvenir qu’elle chérirait, mais ce soir, elle ne pouvait se permettre d’être distraite.
Le Prince et le Guetteur l’attendaient à l’entrée de la maison troglodyte dans un silence qui lui parut pesant. Elle se sentait trop angoissée pour parler et se contenta d’adresser un signe de tête à Lénaïc, qui les proclipsa alors à l’entrée du village des Enchanteurs.
Charlie les y attendait, l’air inquiet. Son visage s’éclaira lorsqu’elle aperçut Séréna et les deux hommes qui l’accompagnaient. Elle observa Rêveuse avec un mélange de préoccupation et d’ironie.
- Tu as une mine affreuse, dit-elle en guise de bienvenue.
- Merci, répondit Séréna, un sourire forcé aux lèvres.
- Le Prince et Lénaïc ne peuvent aller plus loin ce soir, poursuivit Charlie. Seuls les Mages ayant déjà accompli le Rite et les aspirants sont autorisés à s’approcher de la Grotte lors de la Nuit des Lueurs Sélénites. Messieurs, vous allez devoir attendre ici.
Armand se rapprocha de Séréna, lui effleurant discrètement la main au passage. Sa résolution pour cesser de penser à la sensation des lèvres du prince contre les siennes vola en éclats.
Elle savait que c’était idiot et dangereux, mais elle ne put résister à la tentation de se plonger à nouveau dans son regard bleu acier. Jamais elle n’avait vu de plus beaux yeux que les siens.Merde, merde, merde...
Armand, captant son trouble, murmura doucement, ses mots presque portés par la brise nocturne.
- J’espère que la magie de cette nuit particulière apportera des réponses à vos interrogations.
- Je vous remercie, souffla-t-elle, les yeux brillants d’une émotion non exprimée. Pour ce soir... Pour tout...
- Nous t’attendrons ici, ajouta Lénaïc qui s’était rapproché à son tour. Toute la nuit s’il le faut.
- Alors au revoir, jusqu’au matin, fut tout ce qu’elle trouva à répondre.
Charlie l’entraina vers l’intérieur du village en lui passant une main dans le dos. Séréna se laissa guider, non sans un dernier regard vers Armand.
- Tu as le teint verdâtre, lui fit remarquer la Guetteuse.
- Je n’aurais pas dû tant manger, répondit la Rêveuse. Je crois que je vais vomir.
- J’ai réussi à attendre d’avoir passé le premier embranchement pour pouvoir le faire hors de vue, l’encouragea Charlie. Tu vas y arriver aussi.
Séréna préféra garder la bouche fermée. Plus les deux jeunes femmes se rapprochaient de l’entrée de la Grotte et plus Séréna sentait la magie pulser autour d’elle, tel un appel antique et puissant. Ce n’était pas la même sensation que lorsqu’elle avait découvert la Vigie pour la première fois et où elle avait perçu la malfaisance derrière la séduction. Cet appel-là semblait réchauffer son âme.
Elles approchèrent d’une arche immense qui, Séréna le savait, marquait l’entrée du territoire sacré. Taillée et enchantée dans un immense cristal de l’arcane de l’Esprit, seuls les mages et les enchanteurs dignes du Rite pouvaient franchir cette arcade en cette nuit particulière.
La Rêveuse réprima un frisson. Et si, comme cela arrivait parfois, elle ne parvenait pas à passer au-delà de la porte scintillante ? Si elle ne pouvait accomplir l’épreuve, qu’adviendrait-il de Damien et des autres Tisseurs de Rêves ?
Maîtriser son pouvoir lui demanderait peut-être des années. Un temps dont elle ne disposait pas. Hésitante, elle ralentit, mais la main ferme de Charlie dans son dos l’incita à continuer.
Le temps d’une respiration et elles étaient sous la voûte à l’éclat orangé. Séréna ressentit des picotements parcourir tout son corps, et une vague de magie la traverser. Comme si l’antique pouvoir qui dormait au fond de la grotte sacrée la sondait. À peine cette pensée eut-elle le temps de la traverser qu’elles avaient franchi l’arche sans dommage.
- Je savais que tu y arriverais ! s’écria Charlie rayonnante.
- Tu étais bien la seule, maugréa Séréna encore incrédule.
- Je ne crois pas non, répondit la Guetteuse les yeux pétillants. La magie de l’Arche t’a accepté. C’est une première grande étape.
- Ouais enfin si j’en crois ce que j’ai lu, continua la Rêveuse, toujours défaitiste. C’est même pas la moitié du job.
- Arrête de douter de toi ainsi, la morigéna Charlie. Tu feras de grandes choses Séréna. Nous en sommes tous persuadés, mais tu dois apprendre à te faire confiance.
- Tu as raison, je sais, admit-elle, résignée. C’est le moment de prouver ce que je vaux. Allons-y.
Après une courte marche, Séréna distingua enfin la Grotte. La nuit était claire et sans nuages. Toutes les Lunes pleines dans le ciel éclairaient la scène d’un éclat féerique.
Elle percevait toujours l’appel du pouvoir. Devant l’entrée se tenaient deux personnes. Séréna reconnut, non sans appréhension Isolde Sylbaria, ainsi qu’une jeune femme aux longs cheveux argentés qui ne devait pas être beaucoup plus âgée qu’elle-même. L’inconnue la regardait approcher avec un mélange de gravité et une pointe de curiosité sur son visage.
Séréna fut frappée par l’éclat des yeux verts de celle qui était sans doute l’Enchanteresse. Pour calmer son appréhension, la Tisseuse de Rêves fit appel à sa mémoire à propos de ce qu’elle avait lu sur le Rite.
Il était normal que Sylbaria soit présente. Elle accompagnait les autres aspirants. C’est avec elle qu’ils avaient dû franchir l’Arche et à présent, ils avaient commencé l’épreuve.
Quant à l’autre personne, il devait s’agir de la fille aînée du Clan Solemn. En l’absence du chef de la tribu, mobilisé sur le front, c’était son héritier, homme ou femme, qui se devait d’être présent. L’entrée des mines grandissait et donnait l’impression à Séréna d’être l’immense mâchoire béante d’une bête prête à l’engloutir.Arrête... Arrête ou Sylbaria va sentir ta peur et te refuser l’accès au dernier moment...
Une fois que Charlie et Séréna eurent rejoint les deux autres femmes, la Guetteuse prit la parole :
- Moi, Charlie Lamoril, Mage du feu, triomphante du Rite de la nuit des Lueurs Sélénite, présente Séréna Kellerwick, Mage de l’eau et aspirante à la même distinction.
- Moi Kiara Solemn, héritière de la Tribu des Enchanteurs accepte la participation de Séréna Kellerwick au Rite. Que la magie des Lunes et des Arcanes vous guide dans la Grotte Sacrée.
Séréna hocha la tête alors que Sylbaria et Kiara s’écartaient pour la laisser passer. Charlie lui lança un dernier regard d’encouragement. Solemn, lui adressa un hochement de tête et même Sylbaria... lui sourit.
- Ne laissez pas vos erreurs vous définir jeune fille. Apprenez d’elles au contraire. J’ai été dure avec vous je le reconnais, mais seulement parce que je vois en vous un potentiel brillant... et puissant. Ce que vous ferez de votre pouvoir ne dépend que de vous. Ne vous laissez pas gouverner par vos doutes. Vous ne pouvez vous le permettre.
Ces mots, durs mais empreints de vérité, frappèrent plus profondément Séréna qu’elle n’aurait pu l’imaginer. Jusqu’à l’avant-veille, Sylbaria s’était montrée une professeure sévère, exigeante, mais juste.
Elle comprit qu’elle avait beaucoup déçu la Rectrice en se lançant au secours de son meilleur ami alors qu’elle n’était pas prête. La colère d’Isolde Sylbaria envers elle était le fruit de cette déception, et cette tentative d’encouragement, un pas vers elle pour lui marquer son soutien malgré tout.
- Merci Professeur, répondit Séréna avec sincérité. Votre approbation et votre foi en mon potentiel signifient beaucoup pour moi.
Sur ces mots et une dernière inspiration, elle franchit l’entrée de la Grotte Sacrée. Un silence pesant s’abattit sur elle. Les bruits de la nuit disparurent, laissant Séréna seule avec uniquement le son de ses pas qui se répercutaient en mille et un échos.
Il ne faisait pas sombre. Les cristaux qui tapissaient les parois brillaient d’un doux éclat. Chacun d’entre eux scintillait d’une couleur différente : une pour chaque arcane.
Bleue pour l’eau, rouge pour le feu, brune pour la terre, verte pour le vent, orange pour l’esprit et enfin violette pour l’âme. Pour l’instant, c’était les couleurs des arcanes élémentaires qui dominaient. Séréna savait qu’il lui faudrait s’enfoncer plus profondément dans les galeries pour découvrir des cristaux oranges et violets.
Le déroulement exact du Rite des Lueurs Sélénites était un secret bien gardé par les aspirants victorieux et les Enchanteurs, mais Séréna avait essayé de lire le maximum d’ouvrages de références à ce sujet, avec le peu de temps dont elle disposait.
Charlie lui avait également révélé tout ce qu’elle pouvait. C’est ainsi que Séréna savait pour l’arche et la présence des cristaux de l’âme et de l’esprit seulement dans les boyaux les plus profonds.
Elle avait aussi découvert que la grotte était un réseau de galeries labyrinthiques et que seul son instinct et sa magie pouvaient lui servir de guide. Si au lever du jour, elle n’était pas ressortie, la magie la proclipserait à l’entrée de la grotte et elle ne serait pas considérée comme victorieuse. Elle frissonna et une sueur froide dégoulina le long de son dos.
Séréna atteignit un premier embranchement. Trois choix s’offraient à elle. En inspirant profondément elle laissa la Magie circuler en elle, comme Charlie lui avait appris. L’appel lancinant était toujours là. La Rêveuse pivota lentement sur elle-même et lorsqu’elle se tourna vers l’embranchement de gauche, il lui sembla qu’un fil invisible l’attirait dans cette direction.
Elle hésita un instant, puis choisit de se faire confiance. Faisant appel à l’arcane de l’Esprit, elle laissa sur la paroi une marque magique seulement visible d’elle-même pour retrouver sa route le moment venu. Le chemin de gauche descendait en pente douce et l’air tiède commença à se rafraîchir. Les cristaux continuaient d’éclairer faiblement son chemin.