L’inquiétude d’Armand avait rapidement laissé la place à de l’irritation alors qu’au terme de leur laborieux périple, ils atteignaient enfin la lointaine Lune de Séréna Kellerwick. Au lieu de les rencontrer, elle et son Guetteur dans la sécurité relative de l’orée de la forêt, ils les avaient trouvés tout au bord de la mer, bien trop à découvert. Étaient-ils imprudents ou tout simplement inconscients du danger ? Le Rêveur Noir devait avoir des sentinelles embusquées partout et ces deux-là choisissaient de batifoler dans les vagues !
Mais, lorsqu’ils s’étaient rapprochés, sa colère avait été chassée à l’instant où ses yeux s’étaient posés sur la Tisseuse de Rêves. Il n’avait accordé que peu d’importance à la tenue étrange qu’elle portait, mais il était resté fasciné par la couleur de ses longs cheveux d’un blond doré. Quelques mèches rebelles s’étaient échappées de sa queue de cheval et retombaient sur son visage, encadrant des traits captivants : un nez fin, éclaboussé de taches de rousseur, une bouche délicate et des yeux bleu indigo de la même teinte que la mer derrière elle.
En tant que Prince, il avait l’habitude d’être entouré de belles jeunes femmes prêtes à tout pour obtenir son attention, mais cette Terranéenne avait un, je-ne-sais quoi de fascinant. Il réalisa alors qu’il n’avait pas saisi un traitre mot de l’échange entre sa sœur et le Guetteur, et pire encore, qu’il continuait de la fixer d’une manière tout à fait malséante.
Hélas, le retour à la réalité avait été brutal, lorsqu’il avait compris que sa sœur n’avait plus la force de les proclipser en sûreté et qu’il avait vu leurs ennemis se ruer vers eux, prêts au massacre. Ils n’auraient jamais dû la laisser continuer, mais elle était têtue comme une mule. À présent, ils se retrouvaient coincés, sans moyens de s’échapper, face à un ennemi supérieur en nombre.
Les armes furent tirées des fourreaux. La formation se resserra autour de la Princesse, la Tisseuse et le Guetteur. Ce dernier invoqua une barrière protectrice autour des deux jeunes femmes.
En un battement de cœur, les Corrompus furent sur eux. Leurs ennemis avaient pour eux l’avantage du nombre, mais les soldats d’élite de sa garde rapprochée n’étaient pas des débutants. Leur formation en cercle les empêchait d’être assaillis par trop de Corrompus à la fois et la Princesse, avec le peu de pouvoir qu’il lui restait, fit jaillir le feu et la foudre sur leurs opposants.
Deux Barghests s’effondrèrent, éclaircissant leurs rangs. Mais, leurs adversaires étaient déterminés. Ceux qui tombaient étaient immédiatement remplacés par d’autres. Bien vite les défenseurs commencèrent à crouler sous le nombre.
Armand essayait de rester au plus près des deux jeunes femmes, mais le tumulte de la bataille finit par les éloigner d’elles. Ils avaient l’habitude de combattre les loups géants. Habituellement ils montaient cependant eux-mêmes des Astralyons, des montures magiques qu’ils avaient choisi de laisser à Centralia, car difficiles à proclipser... Quelle erreur.
Jusqu’à présent, le Rêveur Noir était resté en retrait, jaugeant la situation. Armand remarqua qu’il ne quittait pas Éloïse des yeux. Mais, il hésita à s’engager dans un combat direct avec le sbire de Sigrid. Le Prince savait qu’à l’instant où le chef ennemi prendrait part au combat, le rapport de force serait irrévocablement en leur défaveur.
Armand dut redoubler d’efforts en ferraillant contre deux adversaires à la fois et perdit la sombre silhouette de vue. Lorsqu’il parvint à relever la tête, le Rêveur Noir s’était déplacé à une vitesse qui défiait l’entendement. Il était parvenu à passer leur cercle défensif et se trouvait à présent devant le Guetteur.
Stronghold n’était pas armé et il ne parvint pas à convoquer sa magie assez rapidement. Du sang jaillit et Lenaïc s’effondra, sa barrière magique tombant simultanément que lui. Éloïse réagit prestement en s’interposant entre le Rêveur Noir et Séréna. Le Prince hurla en tentant vainement de les rejoindre, car bien trop d’ennemis se dressaient en travers de son chemin.
Tout se passa alors très vite : la Princesse leva son cimeterre nimbé de lumière, mais son adversaire para le coup sans peine avec une lame de ténèbres, un sombre tentacule émana du Rêveur Noir, et comme s’il avait su exactement où frapper, s’enroula fermement autour du bras gauche d’Éloïse. Son bras couvert des glyphes démoniaques de la Malédiction de Sigrid. La jeune femme poussa un hurlement de douleur et laissa échapper son arme.
- Non ! s’écria Armand en redoublant d’efforts pour essayer d’atteindre sa sœur, en vain.
Chaque pas vers elle était un combat acharné, mais il refusait de reculer, le cœur serré à la vue de la souffrance sur le visage d’Éloïse.
D’autres tentacules d’ombre jaillirent du Rêveur Noir, enserrant solidement la Princesse qui se débattait inutilement. L’homme la saisit brutalement et la jeta presque sur le Barghest d’un de ses soldats qui s’enfuit prestement avec la prisonnière.
De la quinzaine de soldats partis de Centralia, plus de la moitié était à terre, et ceux encore debout croulaient sous le nombre de leurs ennemis. Il leur était impossible de prendre en chasse le Corrompu qui s’enfuyait avec la Princesse.
Dans le cœur du Prince, la colère se disputait au désespoir, ainsi qu’à un terrible sentiment d’impuissance. Il avait échoué dans son devoir le plus élémentaire : protéger sa sœur, sa future Reine.
Il entendit Erik ordonner aux hommes encore debout de se rassembler et de reformer les rangs. Le Rêveur Noir s’avançait maintenant lentement vers Séréna qui s’enfuyait visiblement en proie à la terreur.
- Armand ! hurla Erik, va-t’en ! Fuis avec la Rêveuse et rejoignez Centralia ! On va les retenir ici. Partez tant que vous le pouvez encore !
- Hors de question ! Nous combattrons ensemble !
- C’est pas le moment de jouer au martyr ! Fuis avec cette fille, c’est notre dernier espoir face à la Corruption ! Si tu ne la ramènes pas, nous aurons fait tout ça pour rien ! C’est ce que ta sœur aurait voulu !
Le capitaine Syfen faisait face aux Corrompus avec une détermination impressionnante et malgré la pression qui pesait sur lui, il jeta un regard intense à son ami de longue date. Le Prince sentait une tornade d’émotion faire rage en lui, la frustration de n’avoir pu protéger Éloïse, la colère contre l’impitoyable Rêveur Noir, et la culpabilité à l’idée de laisser derrière sa garde rapprochée, et son frère d’armes. Pourtant, il devait prendre une décision rapide, leurs ennemis étaient trop nombreux et trop puissants.
Séréna avait reculé, terrifiée jusqu’à l’orée de la forêt. Son adversaire l’avait acculée contre un arbre et se rapprochait d’elle inexorablement. Cet enfoiré prenait son temps. Il avait même l’air de se repaître de sa terreur. C’était une décision difficile à prendre, mais Armand savait au fond de lui qu’il n’avait pas le choix.
Il hocha la tête et adressa un dernier signe à Erik avant de s’élancer vers la Tisseuse de Rêves. Il courut avec une détermination inébranlable, porté par le tourbillon de ses émotions et parvint à s’interposer à l’ultime instant entre Séréna et le Rêveur Noir.
Il trancha net le tentacule d’ombre que le Corrompu déroulait lentement vers elle. Puis, il se campa sur ses appuis, son épée en garde haute, prêt à défendre cette jeune femme qui représentait peut-être le dernier espoir de son Royaume. Le Rêveur Noir s’immobilisa à quelques mètres d’eux, jaugeant le Prince.
Armand se préparait à passer à l’attaque lorsque des runes bleutées apparurent juste devant lui. Un bouclier d’eau s’éleva alors entre lui et son adversaire, les forçant à reculer tous les deux. En faisant un pas en arrière, le dos du Prince heurta l’un des bras de Séréna qu’elle avait relevé en guise de protection dérisoire.
De nouvelles runes apparurent et soudain, ils disparurent tous deux, abandonnant le Rêveur Noir désagréablement surpris par la fuite de ses proies, cette étrange manifestation magique déjouant ses sinistres desseins.