J'effectue un premier pas à l'intérieur de la pièce et attire le restant de l'attention. Certains me reluquent avec envie, d'autres avec méfiance. Je glisse ma main sous ma veste pour en sortir ma plaque en gardant à l'œil l'ensemble des hommes qui me font face. Mon geste fait grimper la tension en flèche. Certains amorcent déjà un premier mouvement en direction de leur arme, comme si je représentais une quelconque menace. Quand mes doigts s'enroulent autour de mon insigne, les battements de mon cœur s'apaisent légèrement. Je sais que ni mon statut, ni mon flingue ne me seront secourables si les choses venaient à dégénérer, mais le cuir et le métal où sont inscrits mon nom me donnent un faux sentiment de sécurité.
— Bonjour Monsieur Torio, agent Pembroke, police de Chicago, je souhaiterais m'entretenir avec vous dans le cadre d'une affaire, débité-je un peu trop vite.
J'ai envie de me balancer un immense coup dans le visage. J'atteins enfin mon but et je me comporte comme une bleue à deux doigts de pisser dans sa culotte. Andrea me détaille. De la pointe de mes escarpins jusqu'à l'éternel épi au sommet de mes boucles rousses. Il lève les sourcils puis lâche un rire gras. Un rire si grinçant que j'ai la sensation qu'il s'agit d'un son qu'il laisse trop peu sortir. Rapidement, l'ensemble des hommes présents rejoignent leur patron dans son hilarité.
Mais qu'est ce que je fous là, putain ?
La commandante Moore m'avait prévenu que pénétrer dans l'antre des Torio ne rimerait à rien, que je ne ferais qu'attacher une cible sur mon front. Mais, comme toujours, j'ai préféré foncer tête baissée, grisée par le danger et ma potentielle vengeance. Maintenant que je suis face à lui, je n'ai plus qu'une envie, retourner me terrer dans mon trou. Enfin, après des secondes qui paraissent des heures, les rires se tarissent et Andrea reporte toute son attention sur moi.
— C'est un plaisir Madame Pembroke. Que me vaut donc l'honneur d'une si charmante visite ? me demande-t-il d'une voix profonde, dont la tessiture glisse sur moi comme du velours.
Cet homme est un concentré de charme mortel. Quelques larmes d'amusement perlent dans le creux de ses pattes doigts et un léger sourire s'attarde à la commissure de ses lèvres.
— Je pense qu'il serait plus judicieux d'en discuter en privé, osé-je.
Sa langue claque contre son palais.
— Malheureusement, je suis en plein milieu d'une réunion de la plus haute importance. J'avais d'ailleurs spécifié à ma charmante secrétaire que je ne souhaitais être dérangé sous aucun prétexte.
Ces derniers mots résonnent comme une sourde menace. Je peux distinguer sans peine le monstre qui se dissimule derrière son visage charismatique.
— Cela ne prendra que quelques minutes, insisté-je malgré la sueur glissant le long de mon échine.
Hors de question de rebrousser chemin. Mon entêtement n'a d'égal que mon besoin de tout contrôler. Alors, j'ancre mes pieds un peu plus profondément dans le sol et redresse la tête et les épaules pour affronter mon adversaire.
— Bien ! crache-t-il. Deux minutes alors.
Il s'écarte d'Aurelio qui ne m'a pas lâché des yeux depuis mon arrivée et me rejoins d'une démarche ferme. Il m'invite à le suivre dans son bureau sans prendre la peine de vérifier que je le suis.
Situé de l'autre côté du couloir, le bureau d'Andrea Torio est à l'image de l'homme : froid, austère mais élégant. Une baie vitrée absolument gigantesque offre une vue dégagée sur la skyline de Chicago. Je peux imaginer Torio, debout face aux lumières de la ville tenant un verre de whisky dans la main, dans une réplique parfaite de Don Vito Corleone. Andrea contourne son bureau en ébène et s'assoit sur un grand fauteuil en cuir sombre. Rien ne s'entasse sur le secrétaire, pas le moindre dossier, pas le moindre stylo, même pas un écran, un clavier ou une souris. A l'image du bureau, les murs sont complètement nus, aucune décoration ne tâche la peinture anthracite.
— Asseyez-vous ! me somme-t-il en désignant une chaise face à lui.
Contrairement au siège qui ressemble à un trône depuis lequel Torio me scrute, la chaise qu'il me propose est dure et inconfortable.
— Bien, Madame Pembroke, je n'apprécie guère qu'une jeune flic un peu trop zélée fasse irruption dans mes bureaux alors que j'ai expressément fait comprendre que je ne souhaite aucunement la recevoir. Alors, je vous en prie, maintenant que vous êtes ici, expliquez-moi ce qui vous amène.
Son ton est glacial. Je déglutis, cherche les bons mots pour expliquer ma présence sans dévoiler la moindre information sur mes véritables intentions.
— J'enquête actuellement sur un meurtre et des indices nous mène directement à vous.
— Vous me vexez agent Pembroke. Je suis bien trop consciencieux en affaires pour laisser le moindre détail enrayer l'engrenage.
— Pourtant, la victime a été retrouvée sur un de vos terrains.
Sa mâchoire se contracte brièvement avant qu'il ne revête à nouveau son sourire de façade.
— Je possède de nombreux terrains, novizia Pembroke. Dans tout Chicago. Si un corps se retrouve sur l'un d'eux, ce n'est pas forcément de mon fait.
— Mais ça pourrait l'être ? rebondis-je sur ses propos.
— Allez savoir ! me nargue-t-il.
Je serre les poings pour contenir la colère qui s'insinue doucement au creux de mes entrailles.
— Je ne suis pas venu jouer avec vous, Monsieur Torio. Une femme a été retrouvée par un ouvrier alors qu'il s'apprêtait à couler une dalle de béton pour la construction d'un de vos nouveaux buildings. Une étrange coïncidence, vous ne croyez pas ?
— Juste un mauvais concours de circonstance. Elle a peut-être mis son nez là où il ne fallait pas.
Le menace sous-jacente ne m'échappe pas, mais je refuse de le laisser gagner à ce petit jeu.
— Vous savez, les prisons sont remplies de mauvais concours de circonstances.
— Je n'en ai pas le moindre doute, novizia. La commandante Moore est très friande de ce type d'anecdotes lorsque nous dînons ensemble.
A la mention de ma supérieure, je perds de ma superbe. Même si je ne suis pas naïve au point de croire que la police est parfaitement irréprochable, savoir que ma mentor est liée à un homme tel que lui me retourne l'estomac et un goût de bile me remonte dans la gorge.
Alors que je réfléchis à ma prochaine attaque, Torio se lève et rejoint la porte en m'ignorant totalement.
— Vos deux minutes sont écoulées, Miss Pembroke. J'ai une réunion à terminer. Pas besoin de vous montrer la sortie, je suis certain que vous saurez la retrouver sans peine, lance-t-il sans me regarder.
Je n'ai pas le temps de répondre, que déjà il disparaît en claquant la porte derrière lui. Il m'abandonne dans son bureau, comme si je n'étais qu'un vulgaire insecte en train de me débattre au cœur de sa toile. Sans la moindre chance de m'échapper.
Je me redresse, parcours du regard chaque détail de la pièce. L'occasion serait parfaite pour fouiller. Un peu trop parfaite. J'hésite entre le piège ou la simple marque de mépris et préfère quitter les lieux avant de déchaîner ma fureur sur le mobilier.