Loading...
1 - Chapitre 1 - Elle
Loading...
Loading...
Mark all as read
You have no notification
Original
Fanfiction
Trending tags

Log In

or
@
lysemael
Share the book

Chapitre 1 - Elle

Je déteste les nouveaux départs. Déballer ces putains de cartons, une épreuve. Chaque objet exhumé, un souvenir qui remonte à la surface, me griffe la peau. Les rues, un labyrinthe hostile où je m’égare volontairement, cherchant l'anonymat dans la foule. Les voisins, des silhouettes anonymes que j'observe à travers les stores, me demandant s'ils ressentent aussi ce vide glacial au fond d'eux. Fuir. Toujours fuir. Un autre décor, un autre code postal, pour la même vieille merde. La lumière blafarde des stores zébrait les cartons empilés, un avertissement silencieux. Rien n'était à sa place. Et c'était précisément ce que je voulais. Le chaos. Le désordre. Un reflet fidèle de mon état intérieur.

Je m’assieds lourdement sur la seule chaise que j'ai daigné extraire de l'enfer des cartons. Bancale, elle proteste sous mon poids avec un grincement plaintif. Je l’ignore. L’air est lourd, humide, saturé de l'odeur âcre du carton mouillé et du froid glacial du bois. L’odeur du provisoire. Des transitions ratées. Des vies en suspens. La mienne, suspendue à un fil.

Les murs sont nus. L’appartement est vide. Une coquille vide. Parfait. Une toile vierge pour une nouvelle imposture. Je ne suis pas revenue pour construire quoi que ce soit. Ce n’est pas un retour. C’est une opération commando. Précise. Chirurgicale. Glaciale. Un anesthésiant contre la douleur du passé. Une anesthésie qui, je le sens déjà, ne fonctionnera pas.

Je me suis inscrite au karaté. "Pour bouger", je dirais, le mensonge tout prêt sur mes lèvres. La vérité est plus complexe. Plus floue. Un besoin viscéral de me prouver que je peux encore encaisser les coups. Que je suis encore vivante. Tester les limites de cette nouvelle version de moi-même. Une version que je ne reconnais pas encore. L’idée de retourner sur un tatami me noue l’estomac. Je visualise l’endroit, je peux presque le sentir. L'humidité persistante, la sueur séchée incrustée dans les fibres, le cuir usé des gants. Un cocktail de souvenirs que je préférerais oublier. Des fantômes qui me hantent encore. Qu’il aurait fallu enterrer. Pour toujours.

J’imagine déjà un prof trop zélé, avec ses sermons moralisateurs et ses regards insistants. Ou un visage familier, une voix qui me transpercerait de son "Je te reconnais". La pire des hypothèses. Je frissonne. Je ne suis pas là pour me faire des amis. Surtout pas pour me mettre à nu. Juste pour suivre les mouvements. Me fondre dans la masse. Transpirer. Rentrer. Disparaître.

Le rituel de l'armure commence devant le miroir. Sale. Taché. Comme moi. T-shirt noir, moulant. Trop moulant ? Je tire nerveusement sur le tissu, cherchant une imperfection à corriger, une distraction. Pantalon gris anthracite. Je resserre la ceinture, un geste machinal, absurde. Mes gestes sont précis, trop précis. Mécaniques. Détachés. Vides de sens. « Ridicule, cette tenue ». Pourtant, je l’ai choisie avec soin. Un soin presque maniaque. Comme si ça avait de l’importance. Ça se saurait si l’apparence pouvait masquer le chaos intérieur. Mon téléphone vibre sur le rebord du lavabo. Je le saisis, le cœur battant un peu plus vite. Écran noir. Aucun message. Un soulagement amer, teinté d'une déception que je m’efforce d’ignorer. Dehors, le ciel est gris. Bas. Lourd. L’air est chargé d’une humidité oppressante, prémisse d'une pluie imminente.

Je sors, m'engouffrant dans la grisaille. Bras croisés, serrés contre ma poitrine. Une posture défensive. Une armure contre le monde extérieur. Je marche vite. Tête baissée. Les yeux rivés sur le bitume. J'évite soigneusement les regards. Les contacts. Toute forme d’interaction humaine. Le dojo est à quelques rues. Trop près. Chaque pas résonne comme un compte à rebours, me ramenant inexorablement vers ce que je fuis. Vers ce passé que je croyais avoir enterré.

Et puis, je suis devant la porte. Je l'ouvre. L’odeur familière me happe. Cuir usé, sueur, bois ciré. Un parfum entêtant, presque étouffant. Il s'accroche à mes vêtements, à ma peau, à mes souvenirs. Mes muscles se tendent instinctivement. Mon corps se souvient. Malgré moi. La salle est grande. Imposante. Presque imposante. La lumière, tamisée par de hautes fenêtres poussiéreuses, dessine des ombres dansantes sur les tatamis verts. Impeccablement alignés. Ils semblent s'étendre à l’infini. Un espace clos. Étouffant. Au fond, une ceinture noire est accrochée au mur. Seule. Comme un trophée de guerre oublié. En dessous, un petit autel. Minimaliste. Presque solennel. Mon regard s’y attarde. Une vague de nostalgie m'envahit, menaçant de briser la carapace que je m'efforce de maintenir. Un bref instant de faiblesse. De regret. Je détourne les yeux, agacée par cette faille dans mon armure. Des élèves discutent en petits groupes, leurs voix se mêlant au silence pesant de la salle. Des rires. Des regards complices. Je suis une étrangère dans ce monde que je connais pourtant si bien. Invisible. Décalée. Hors du temps. Je retire mes chaussures méthodiquement. Un rituel absurde. Je les aligne contre le mur avec une précision maniaque. Un autre tic nerveux. Je m’incline vers le tatami. L'étiquette. Un automatisme. Le fantôme d'une autre vie.

Je m'assois dans un coin, le plus loin possible des autres. Repliant mes jambes, je sens une tension familière dans mes muscles. Je tripote mes manches. Encore un tic nerveux. Je fixe le vide. Mon regard se perd dans les ombres de la salle. J'essaie de me fondre dans le décor. De disparaître. D’un coup, une voix sonne les alertes dans ma tête. Masculine. Chaude. Proche. Un rire. Je sursaute. Mon cœur rate un bat. Je tourne la tête lentement, sans conviction. Et je le vois. Lui. Asher. Il est là. Debout. À quelques mètres. Plus grand. Plus… présent. Ses yeux me fixent. Intenses. Perçants. Ce sourire… Je le connais. Une étrange sensation me parcourt. Un mélange de gêne, de surprise et… d'une inexplicable chaleur. Quelque chose de… familier. Dangereux. Je fronce les sourcils, détourne le regard. Haussement d'épaules. Indifférence feinte. Ma respiration me trahit. Accélérée. Saccadée. Irrégulière. Merde.

Je me souviens de son sourire. Il a ce même éclat que… le garçon discret dans mes souvenirs. Brouillés. Confus. Dix ans ? Onze ans ? Je ne compte plus les années. Mon premier cours de karaté à l’époque. L'excitation. La fierté de ma ceinture jaune flambant neuve. L'odeur du dojo, moins agressive alors. Plus nouvelle. Qui ne provoquait pas le même écœurement qu’aujourd’hui. Il était assis seul, au bout du banc, à défaire et refaire le nœud de sa ceinture. En silence. Concentré. Timide. Je me souviens de m'être approchée de lui. Lui avoir souri. Un sourire franc, spontané. Il n’avait rien dit. Juste un hochement de tête. Timide. Gêné. Moi, j'étais pleine de vie. Souriante. Bruyante. Lui, dans l'ombre. Effacé. Aujourd'hui, les rôles sont inversés. C’est moi qui suis dans l’ombre. Observée. Celle qui se sent… exposée. Et ça me dérange. Profondément. La honte me monte au visage. Un sentiment d’inconfort qui s’insinue en moi. Je l’avais oublié. Lui, non. Ce sourire… cette reconnaissance dans ses yeux… une brûlure douce. Persistante.

Je prends une grande inspiration. Je dois me calmer. Reprendre le contrôle. Je vais faire comme si… comme si je ne l’avais pas reconnu. Tant pis si c’est lui. Tant pis si ce n’est pas lui. Je ne suis pas revenue pour revivre le passé. Juste pour… respirer. Retrouver un semblant d'équilibre. Mais c'est raté. Je ne suis plus neutre. Je suis… affectée. Troublée. Et cette faiblesse me met hors de moi. Pourquoi ce malaise ? Pourquoi son regard me hante-t-il déjà ? Pourquoi est-ce que je le ressens comme une brûlure ?

Le cours va commencer. Je vais devoir m'entraîner. Avec les autres. Avec lui. Peut-être. Il ne me quitte pas des yeux. Son regard est… pesant. Il a changé. Plus sûr de lui. Trop sûr de lui. Une assurance que je ne lui connaissais pas. Je me referme. Je relève mon bouclier. Je ne dois pas… Je ne peux pas… laisser une faille s’ouvrir. Pas maintenant. Pas encore. Pas lui.

Comment this paragraph

2 Comments

5 days ago
Wahou (⁠◡⁠ ⁠ω⁠ ⁠◡⁠) c'est une entrée en matière de folie ! Moi même karatéka je n'ai pas pu m'empêcher de jeter un petit coup d'oeil à ton livre 👀 et je dois dire que c'est super intrigant pour la suite... Bravo et merci pour ces mots 🤍🖤
show more
4 days ago
oooh merci beaucoup pour ton commentaire ! Je suis très contente de voir que cela plaît ^^
show more