J'ai déverrouillé la porte du dojo avec la clé dont Sensei Takeshiro me confiait désormais la garde pour les sessions de perfectionnement. Un courant d'air vieux et familier m'a accueilli, porteur de l'odeur âcre et rassurante du bois poli, de la sueur séchée et d'un lointain parfum de cuir vieilli, celui des ceintures et des gants usés par le temps.
J'aimais cette odeur. Elle n’était pas agréable au sens commun, elle n’était pas florale ou sucrée, mais elle appartenait indubitablement à cet endroit. Elle racontait une histoire, un travail invisible ancré dans les fibres du plancher : ici, on travaille, on chute, on se relève. Encore et encore.
La lumière jaune douce des néons a fait danser des reflets pâles sur la surface immaculée des tatamis. Un calme flottait, inhabituel pour l'heure tardive. Seuls quelques élèves aguerris seraient présents ce soir, désireux de peaufiner leurs katas sous l'œil vigilant de Takeshiro, ou de s'exercer au kumite libre dans un cadre plus souple.
Je me sentais bien. Détendu. J'avais passé une journée plutôt calme au studio, entre deux projets pas trop complexes. Les soucis du monde extérieur s'estompaient à l'entrée du dojo, laissant place à la concentration simple de mon corps et de mon esprit. J'étais curieux, comme toujours, de voir les visages que je ne connaissais pas encore, ceux qui s'aventuraient dans ce groupe restreint, cherchant ce petit supplément d'apprentissage. Rien qui piquerait mon intérêt outre mesure, rien d'extraordinaire à attendre d'une soirée comme celle-ci. Juste une heure ou deux à partager une passion tranquille, à observer et parfois à guider. Je m'étais promis de rester un peu en retrait ce soir, de laisser Takeshiro mener la danse et d'absorber l'énergie de la salle en silence.
Je m’attendais à tout, sauf à… ça.
Poussant complètement la porte battante, j'ai avancé dans la salle, et mes yeux se sont arrêtés sur une silhouette déjà présente sur le tatami. Elle se tenait légèrement à l'écart, adossée au mur le plus éloigné de l'entrée. Juste une silhouette. Rien qui ne me dise immédiatement son nom, ou même que je la connaissais. Pas tout de suite, pas consciemment. Mais quelque chose s'est noué dans mon ventre. Un point froid, insistant. Quelque chose m'avait attrapé, une intuition désagréable et captivante à la fois. J'ai cligné des yeux, cherchant à reconnaître ce visage dans l'ombre. C’était elle. Certainement. Je n’en étais pas absolument sûr, et pourtant… une partie de mon corps savait avant que mon esprit ne comprenne tout à fait.
J'ai laissé tomber mon sac près de la porte, à l’emplacement réservé aux effets personnels, un simple sac de sport délavé qui contenait ma bouteille d'eau et mon judogi plié. Les quelques autres élèves présents sur le tatami – quatre ou cinq habitués et quelques visages que j'ai identifiés comme nouveaux – ont fait le salut d'usage vers l'image du fondateur postée dans l'angle de la pièce. Sensei Takeshiro est entré à cet instant par la porte menant à son bureau, s'arrêtant juste à côté de moi.
"Belrose, ravi que tu sois là."
"De même, Sensei."
Nous avons échangé quelques mots bas, une rapide mise au point sur le programme de la soirée. Pendant que j'écoutais le maître, j'ai tourné la tête vers le groupe des nouveaux élèves. C'était la coutume, présenter l'encadrant.
Et là, je l'ai vue vraiment. Clairement.
Ses cheveux sombres étaient tirés en arrière en une queue de cheval impeccable, un trait d'une dureté inhabituelle chez elle, contrastant avec le port libre que j'avais connu. Son regard était rivé quelque part devant elle, intense et pourtant étrangement absent. Ce n’était pas la Mara de mes souvenirs. La gamine au rire facile et au regard vif, celle qui ne tenait pas en place et ponctuait chaque conversation de grands gestes. Cette version était immobile, silencieuse, presque figée. Son visage s'était affiné, les lignes plus dures, moins juvéniles. Une fine cicatrice pâle barrait discrètement son sourcil gauche, invisible il y a tant d'années. Elle croisait les bras devant elle, dans une posture de fermeture que je ne lui avais jamais vue adopter.
Et pourtant... les yeux. C’étaient ses yeux. Cette nuance d’améthyste voilée d’une indéfinissable profondeur qu’aucune quantité de temps n'avait pu effacer. Et cette manière, juste cette manière particulière de croiser les bras, pouce replié dans la paume, coudes pointant légèrement vers l'extérieur… Une éternité s'était écoulée, mais ces détails étaient des balises claires. C'était bien elle. Mara.
J'ai fait un pas de côté, m'alignant avec Sensei Takeshiro, face aux élèves. Le silence est tombé. Le dojo retenait son souffle léger. J'ai posé mon regard sur la jeune femme – non, la femme maintenant – Mara. Elle m'évitait activement. Son regard glissait sur tous les autres visages, sur les murs, sur les coins du tatami, partout sauf vers l'avant où nous nous tenions, Takeshiro et moi. J'ai observé son manège silencieux, la façon dont elle scannait la salle non pas avec curiosité, mais comme si elle cherchait une sortie. Une voie d'échappement rapide en cas de besoin. Cela m'a tordu un peu à l'intérieur. Je n'ai rien dit. Les présentations ont duré moins d'une minute. J'ai acquiescé aux mots de Takeshiro, adressé un léger salut au groupe, puis j'ai avancé pour commencer l'échauffement comme prévu. Tandis que je m'installais en tête de ligne, dos au mur d'entrée, j'ai fait attention à rester de trois quarts, juste assez pour la garder dans mon champ de vision sans que cela soit évident. Je n'avais pas besoin de la fixer. Elle était ancrée là, dans un coin de ma conscience, dans mon point aveugle devenu point central.
J'ai commencé les exercices traditionnels d'échauffement, lents au début, progressifs. J'ai jeté des coups d'œil discrets. J'ai vu qu’elle faisait les mouvements. Tous. Et elle les faisait correctement. Les genoux pliés au bon angle pour les fentes, les hanches mobiles pour les rotations. Aucune hésitation sur la technique, c’était clair. Pourtant, il y avait une déconnexion frappante. Ses mouvements étaient précis, exacts, presque millimétrés. Trop. Trop parfaits, trop automatiques. Elle les exécutait sans y être mentalement, son corps sur le pilote automatique pendant que son esprit était manifestement ailleurs, enfermé dans sa carapace. Elle anticipait les consignes avant que je ne les énonce complètement, comme si elle voulait se débarrasser de chaque étape le plus vite possible. Accélérer le temps, que tout cela soit derrière elle.
L’observer maintenant et me souvenir d'elle était un choc. La Mara que j'ai connue était tout sauf mécanique. Elle vibrait, pleine d'une énergie excessive, constamment en mouvement, souvent trop bruyante, mais vivante, terriblement vivante. Je me souvenais des échauffements de notre enfance : tandis que les autres attendaient l'instruction, elle partait déjà en petites pirouettes incontrôlées, son corps incapable de réfréner son exubérance. Elle était le désordre joyeux et la vitalité désordonnée. Aujourd'hui, elle était l’inverse parfait : rectiligne, maîtrisée, contenue à l’excès, et son immobilité dégoulinait d'une tension refoulée. Et pourtant, malgré cette métamorphose glaciale, je la reconnaissais profondément, viscéralement. La même âme têtue sous la façade dure.
L’échauffement s’est achevé, laissant la salle emplie du souffle haletant de l'effort modéré. Sensei Takeshiro a accordé une brève pause. Je me suis détourné du groupe, simulant de ranger mon sac. Mais mes yeux l'observaient. Elle s'était écartée encore plus, s'était dirigée vers un banc le long du mur, mais sans s'asseoir. Juste là, les bras toujours croisés, attendant. Le moment. Peut-être celui où elle pourrait glisser dehors sans être remarquée.
J'ai senti que je devais m'approcher. Doucement. Pas avec la force du passé, mais avec la patience du présent. Je me suis déplacé sur le tatami, sans faire de bruit, m'arrêtant à bonne distance, l'air indifférent. Je ne voulais pas l'effrayer, ni la braquer davantage. Juste… signaler ma présence. Lui tendre une perche minuscule.
« Mara ? » Ma voix était basse, juste pour elle, emportée un peu par le murmure ambiant du dojo qui se remplissait de monde pour les autres cours.
Elle a réagi à l'appel. Un muscle a tressailli sur sa mâchoire. Lentement, très lentement, ses yeux se sont posés sur moi. Sans émotion apparente. Un mur infranchissable s'élevait entre nous.
Je ne savais pas quoi dire d'autre. Le temps passé, le fossé qui semblait s'être creusé. C'était trop, tout à la fois. Alors, j'ai opté pour l'évidence maladroite.
« T’as pas changé… enfin si, mais... c’est bien toi, hein ? »
C'était stupide, je le savais, la pire façon d'aborder quelqu'un après des années. Mais les mots étaient sortis, un besoin enfantin de confirmation.
Elle m'a regardé un instant de ses yeux sombres. Un regard froid, sans agressivité, mais blindé de résignation ou d'indifférence. Elle a haussé un sourcil. Un simple mouvement, une question muette, peut-être un "Et alors ?".
Pas de mots. Juste un signe.
J'ai souri. Pas pour la provoquer, pas pour briser sa coque. Juste parce qu'une vague de joie étrange m'a submergé. Elle était là. Face à moi, même dans son silence. Une partie de moi, une partie très ancienne, était heureuse.
Elle n'a pas répondu, n'a pas relâché sa posture fermée. Elle a soutenu mon regard juste assez longtemps pour s'assurer que j'avais bien compris son silence, puis son regard a glissé à nouveau. Sur le sol, sur les mains croisées devant elle.
Et j'ai respecté ça. La distance qu'elle posait. Le droit qu'elle avait de ne pas réagir.
Je sentais l’envie brûlante de lui dire que j’étais content de la revoir. Vraiment. De la voir ici, sur un tatami, après toutes ces années. Mais je sentais aussi, avec une clarté douloureuse, que ce serait trop. Trop personnel, trop vulnérable, peut-être, pour celle qu'elle était devenue, ou pour l'instant présent. J'ai avalé mes mots. L'ai laissée avec son silence.
Avant que je ne me retourne pour m'éloigner et la laisser tranquille, j'ai remarqué. Ce micro-tressaillement, à peine perceptible. La façon dont ses lèvres se sont pincées lorsque je lui ai parlé. Et comment elles se sont imperceptiblement relâchées, se sont assouplies, une fois que j'ai tourné les talons et me suis éloigné d'elle, retournant vers le centre du dojo pour la reprise des exercices. Un simple, minuscule relâchement de tension. Rien. Et pourtant, pour moi, un murmure. Un tout petit signal que j'avais été... vu.
La reprise des exercices a occupé mon esprit et mon corps. Je me suis ancré dans le mouvement, les katas, le contact léger et maîtrisé du kumite amical. Mais une partie de moi restait flottante, légèrement à côté de la plaque. Le murmure des souvenirs, réveillé par le silence buté de Mara, la façon dont elle avait détourné la tête sans réponse… Exactement comme elle l'avait fait un jour, il y avait très longtemps.
On avait douze ans, peut-être treize. Un de ces jours où rien n'allait droit pour moi. J'avais complètement raté un kata en démonstration devant tout le groupe. Une succession de mouvements patauds, hésitants, désaccordés. C'était rare chez moi, j'étais d'ordinaire précis, mais ce jour-là, ma tête était ailleurs, perdue dans des pensées d'enfant trop grandes pour moi. Tous les autres s'étaient moqués, des gloussements, des ricanements pas vraiment méchants mais suffisants pour me planter là, les joues en feu, l'envie de disparaître.
À la fin de l'entraînement, alors que je ramassais lentement mes affaires, l'air sombre, elle était venue s'asseoir lâchement à côté de moi sur le banc. Mara. Avec son éternel sourire effronté et son sac de sport bariolé plein à craquer de choses inutiles. Je m'étais attendu à une blague, une tape sur l'épaule moqueuse. Elle n'avait rien dit. Elle s'était contentée de fouiller dans son sac et de me tendre une petite gourde de compote de pommes, l'un de ces snacks pour enfants qu'elle avait toujours sur elle.
Je l'avais regardée, surpris. Le rictus prêt à affronter les moqueries s'était évanoui.
Et elle avait dit, les yeux rivés sur le mur en face, pas sur moi : « C’est que t’étais concentré ailleurs. Sur un plan secret. » Elle l’avait formulé comme un fait, sans question, comme si c'était l'explication la plus logique du monde. Un plan secret. Cela sonnait tellement plus mystérieux, tellement moins honteux qu'un simple "j'ai foiré".
Je n'avais rien répondu. J'étais le silence, elle la voix. La douceur inattendue du geste m'avait désarmé. Je m'étais contenté de prendre la compote et de sourire, intérieurement. Un grand sourire qui m'avait éclairci la poitrine. Elle ne s'était pas moquée. Elle avait compris, à sa manière fantasque, qu'il y avait une raison au raté, qu'elle était intérieure, invisible. Elle avait vu au-delà de la surface. Elle avait accepté mon silence. Et cette petite compote, c'était... sa façon de dire "ça va, je vois, je suis là".
Aujourd'hui, c'était l'inverse. J'essayais d'atteindre sa voix à travers un mur qu'elle avait érigé. Moi, la lumière douce. Elle, le mur impénétrable. Ce contraste ravivait en moi une tendresse ancienne, l'écho de cette gratitude non exprimée des années auparavant. Un désir étrange et doux de la retrouver. Non pas la gamine d'autrefois, mais la femme cachée sous cette façade, la retrouver elle, même changée, même blindée.
La fin du cours. Les saluts d'usage. La tension dans la salle retombait, laissant place au brouhaha joyeux de ceux qui s'étaient défoulés. Mara s'était glissée hors du tatami avec les premiers, se fondant presque dans le flux. Je l'ai vue ranger ses affaires avec une efficacité silencieuse.
J'ai accepté. Accepté qu’elle ne veuille pas parler. Compris qu’elle se protégeait, qu’elle avait ses raisons. Des raisons que je ne connaissais pas. Pas encore.
Je ne la forcerai pas. Je l’avais trouvée. C'était déjà énorme. Je n’avais pas besoin qu’elle me reconnaisse tout de suite, pas avec des mots ou un sourire. Je savais, moi, qui elle était. Au-delà de l'apparence, au-delà des années et de la carapace qu'elle portait désormais.
Je ne ressentais pas de déception. Pas du tout. Plutôt une forme de paix patiente et curieuse. Et une joie discrète, chaude, qui s'était installée dans mon cœur. Elle était là. Revenant au dojo. Peut-être cherchait-elle ce même ancrage que j'avais trouvé.
Notre prochain cours, avec Sensei Takeshiro et moi-même, était dans deux jours. Le même jour, la même heure. Peut-être qu’elle y reviendrait. Je ne la fixerai pas si je la revois. Pas pour la mettre mal à l'aise. Mais en rangeant mon sac, en jetant un coup d'œil vers mon étagère, j'ai noté mentalement : préparer deux bouteilles d’eau pour jeudi. Une pour moi. Et une autre. Juste au cas où. Sait-on jamais. Pour le plan secret, ou simplement parce qu'on a soif après l'effort.
Elle avait peut-être tout oublié de cette compote, de cette conversation muette sous les néons du dojo d'il y a des lustres. Mais quelque chose au fond d’elle restait, j'en étais sûr. Cette force, cette manière de voir au-delà, cette façon unique d’être elle.
Ma décision était prise, silencieusement. Attendre. Observer. Et ne pas disparaître cette fois. Être là. Sans poser de question.
Les questions flottaient tout de même dans mon esprit comme la poussière dorée dans les rayons de la lumière rasante du soir qui filtrait à travers la haute fenêtre du dojo. Pourquoi était-elle ici ? Maintenant ? Après tout ce temps, et dans cet état d'alerte constante ? Et… qui était-elle devenue, vraiment ? Qu'avait effacé ou durci les années ?
Je ne le savais pas. Mais je le découvrirais peut-être. Un pas après l'autre. Comme sur un tatami. Chuter. Se relever. Observer. Attendre.
On ressent clairement les émotions de chacun de tes personnages. Et nous avons envie d'en savoir plus ! Qu'est-ce qu'elle cache ? Comment compte-il briser sa carapace tout en respectant ses limites ?
Il me tarde découvrir la suite !
Ensuite,cest un bon chapitre, quelque peu long dans le sens où Asher se répète quelque peu (par exemple quand il dit qu'il ne la reconnait pas, il le dit une fois au début et un peu après, ça fait un peu répétitions. En fait tout le long du chapitre on voit bien qu'il ne la reconnaît pas dans le sens où elle a bien changé, autant en personnalité. C'est un peu redondant, même si j'apprécie la qualité de la plume. Les flash back sont bien amené, je pense qu'avec une bonne relecture tu pourrais améliorer le chapitre et peut-être supprimer des éléments qui se répètent et peut-être pourquoi pas, en apprendre plus sur la vie de Asher, un détail ou deux en plus. :)
Mais en tous cas le chapitre est tout aussi bien écrit oh la la