[Manuscrit déchiré]
[…] tremblait. Des morceaux entiers du plafond s’effondrèrent. Certains se précipitèrent vers la plateforme, mais une section de l’escalier se brisa, emportant plusieurs malheureux. Certains gagnèrent la sortie, mais le passage refusa de s’ouvrir.
Habituée à la panique de mes moutons face aux dangers, j’entrepris de rassembler les Nibelungs. Puis nous nous engouffrâmes dans des boyaux qui filaient vers les profondeurs. La descente fut longue et ardue. Des galeries s’éboulèrent. Des tonnes de roches bouchèrent les chemins. À plusieurs reprises, mon troupeau de cornu se retrouva divisé. Je fis mon possible pour les regrouper. Hélas, je sais que je n’ai pas pu sauver tout le monde. L’Ancienne, bien que porter par deux camarades, ne parvint pas à s’en sortir.
La catastrophe dura une éternité. Et je mâche mes mots. S’arrêter pouvait se révéler funeste. Nous portions tous l’un des nôtres tandis que nous continuions d’avancer. Ma taille posait problème, car aucun Nibelung ne pouvait me soutenir seul. Alors je pris sur moi jusqu’à ce que la fatigue me terrasse. Les moins épuisés d’entre nous me traînaient, me soulevaient. Ne laisser personne en arrière ! Moi-même, il m’arriva de charrier deux Nibelungs à la fin. Un sur mon dos, un autre dans mes bras. La faim nous tirailla souvent ! Bien que nous trouvâmes des mousses et des champignons, les rations nous suffisaient à peine.
Le monde continua de trembler autour de nous.
Puis tout s’arrêta.
L’accalmie ne nous rassura pas pour autant. Nous profitâmes de ce répit pour nous reposer. Je craignais pour la vie de certains d’entre nous. L’épuisement en accablait plus d’un, moi y compris. Seulement, la bergère que je fus refusa d’abandonner son troupeau, ne fût-ce que pour sauver ma propre carcasse. Car si mes compagnons n’envisageaient pas de dévorer leurs morts, cette idée me travailla. Après tout n’avais-je pas mangé la chair de la princesse alors que nous appartenions à la même espèce ? Alors, bouffer un Nibelung dont je me différenciais en presque tout ? Mais le destin — je n’aime tellement pas ce mot, mais ne parvenant pas à trouver un substitue… — nous fut favorable.
Lors d’un de nos énièmes marches pour dénicher un lieu riche en nourriture afin d’implanter notre nouveau foyer, une paroi s’effondra. Après le moment de panique, nous découvrir qu’un passage vers l’extérieur s’était dévoilé. Deux camarades plus vaillants que les autres et moi-même mirent timidement un pied dehors. Après tout, nous ne savions pas à quoi nous attendre avant la catastrophe qui nous avait frappés.
Nous débouchâmes sur une vaste plaine verte d’où émergeaient seulement quelques roches isolées. Pour un peu, je me retrouvais dans les pâturages de mon enfance. Pourtant, nulle chance pour que nous nous y soyons. J’ordonnais aux Nibelungs de rester à l’arrière pendant que j’explorais les environs à la recherche d’eau et de potentielles nourritures. Si je n’eus pas à aller bien loin pour trouver la première ressource, la seconde fut plus compliquée. Lors de mon expédition, je ne dégotais quelques champignons que l’on donna aux plus faibles d’entre nous.
Nous fûmes plus chanceux à l’aube, quand un troupeau de chèvres — sauvages ? — bêlèrent non loin de notre repaire de fortunes et que des marmottes sortirent leur tête de leur tanière à une centaine de mètres.
Nous nous installâmes plus en profondeur. Nous ignorions à l’époque si cela deviendrait notre demeure définie. Mais nous avions besoin de repos, de reprendre des forces et d’apaiser nos esprits et nos corps. Mes petits camarades s’activèrent donc à creuser des alcôves et autres espaces. C’est à cette occasion que nous tombâmes sur des « roches » que nous n’avions jamais vues auparavant. Et ce en grandes quantités. Aujourd’hui, je sais qu’il s’agissait de diverses pierres précieuses. Comment tous ces joyaux provenant de concrétions diverses se retrouvèrent-ils en ce lieu ? Mystère. Quoiqu’il en soit, elles ne nous étaient d’aucune utilité. Nous les évacuions donc sans aucun état d’âme. Pourtant, elles allaient nous être essentielles par la suite. Et nous apportèrent bien des malheurs. À mes Nibelungs, mais aussi à moi.
Quelle ne fut pas notre surprise de voir débarquer, un beau matin, un groupe d’humains ! Ce fut la panique ! Mes camarades craignant ces créatures plus que tout. Quant à moi, je ne pus pas dire que je fus heureuse d’en retrouver. Je savais que ma crasse et ma nudité risquaient de me poser des problèmes.
Je me rendis à leur rencontre en compagnie de quelques-uns des miens armés de bâton. Notre arrivée provoqua une certaine inquiétude dans la caravane. Le tableau devint bien atypique. Eux aussi se montrèrent méfiants en [… manuscrit illisible…]
[manuscrit illisible]
[…] Je lui sautais au cou ! J’étais si heureuse de le retrouver et je crois que lui aussi ! Je savais que beaucoup de temps s’était écoulé depuis notre installation et les premiers échanges avec les humains. Mais je ne m’attendais pas à le voir réapparaître.
Sa présence ne fut pas sans poser problème, car il horrifiait les humains. Comme il ne pouvait pas se terrer avec nous dans les souterrains que nous continuions d’aménager, il alla se nicher dans l’un des sommets. Souvent il nous visitait, jusqu’à ce que nous ayons suffisamment creusé pour lui permettre ne rentrer. Pour cela, nous dûmes aussi agrandir notre rempart en pierre sèche pour éviter qu’il n’en détruise un morceau à chacune de ces venues.
[Manuscrit déchiré]
Nous tombâmes sur une étrange cave en suivant un filon aurifère. L’endroit paraissait naturel. Au centre de la cavité, une mare dorée. Si au premier abord nous pensâmes avoir affaire à un point d’eau saturée de poudre d’or, nous changeâmes vite d’avis. Il ne s’agissait ni de l’un ni de l’autre.
[Manuscrit illisible — tache de sang ?]
Mon dragon a mué. Une à une, ses écailles tombèrent. Mes petits compagnons les récupérèrent à toute vitesse. Ils m’expliquèrent que ses squames, une fois sèches, devenaient le matériau le plus dur et le plus résistant qu’il exista au monde ! Et qu’il était impératif de les brûler tant qu’elles possédaient encore la souplesse du cuir. Je réfléchis. Je demandais à mes forgerons s’il était possible de les utiliser pour m’en faire une armure.
Après la violente attaque des brigands où je dus la vie à l’intervention de mon dragon — et à la disparition de plusieurs de mes camarades —, je voulais être en mesure de me protéger ainsi que les miens. Ma requête leur parut étrange. S’il est vrai que je dus reporter des habits pour les relations commerciales avec les humains, le concept échappait toujours aux Nibelungs qui n’adoptèrent que le chapeau de paille pour les sorties extérieures. Néanmoins, ils acceptèrent, conscients que cela pourrait mettre utile en cas de raid.
Une sorte de contre le temps s’engagea pour parvenir à me « forger » (listes des pièces d’armures : cnémides, cuissarde, plastron, épaulière, protège poignet, heaume — à revoir). Pour cela, nous allâmes quérir l’aide d’un humain qui s’y connaissait mieux. L’idée que des Nibelungs confectionnent des cuirasses ne l’enchanta guère — cela mettait en danger aussi bien les siens que son commerce — mais il accepta contre deux écailles de dragons. Bien sûr, nous nous gardâmes bien de lui dire qu’elles allaient rapidement sécher, les rendant impossibles à travailler.
La pièce la plus compliquée à réaliser fut celle pour ma queue. Longues et fines, attacher les plaques risquaient de l’alourdir. Or, je pouvais m’en servir comme un fouet pour repousser mes adversaires. Nous décidâmes de n’en protéger qu’une partie, le premier tiers.
[Manuscrit déchiré]
[…] bouffe les pierres et métaux précieux ! Je n’en reviens toujours pas ! Il est parvenu à se frayer un chemin dans nos galeries — en en défonçant — pour dévorer une grande partie de nos réserves ! Bien sûr, nous stockions tellement d’émeraudes, de diamants, de rubis et j’en passe que nous aurions pu en offrir un tonneau complet à tous les humains et autres (taxons ?) bipèdes de ce monde sans que cela épuise ladite réserve. Là, en quelques instants, il avait réduit presque à indécence le dépôt ! Et je ne parle pas des lingots d’or et d’argent, de cuivre et d’étain, de plomb et de fer, et même nos alliages !
Nous l’avons retrouvé les quatre pattes en l’air, l’estomac au bord de l’explosion, comme un humain plein comme une outre après une orgie ! Ni les Nibelungs ni moi ne nous sommes encore remis de cet indicent — si vous savions ce qui nous attendait, nous aurions peut-être agi pour notre sûreté à tous. D’autant plus que cela tombait mal. Très mal.
Les humains se livraient une guerre terrible — je ne me souviens plus pourquoi, peut-être que d’autres, anales, en parlent ? — et nous étions très souvent sollicités pour vendre nos métaux à prix d’or si je peux me permettre l’expression.
Bien sûr, nos n’échangions pas nos métaux contre de l’argent — cela eut été ridicule — mais contre des vivres ! Animaux, fruits, légumes ! Je m’étais posé la question si nous ne devions pas transformer quelques-uns d’entre nous en agricultures, éleveurs. Mais je compris vite que cela créait des tensions avec les humains. De plus, cela nécessitait des terres. De les protéger. Or mes Nibelungs n’avaient rien de combattant. Cette idée resta donc lettre morte. D’autant plus que nous étions parvenues à faire pousser quelques champignons et mousses dans les salles les plus profondes et les plus humides. De quoi nous nourrir si jamais nous devions boucher l’entrée principale.
Bref, nous nous retrouvions dans une situation délicate que nous prîmes soin de tenir au secret.
[Manuscrit illisible]
Lok-Ta ne quitte plus la source. Mes Nibelungs appellent ce liquide l’Or en référence à sa couleur. Pourtant, cet « Or » n’a en commun avec ce métal précieux que sa teinte ! Je n’aime pas descendre là-bas. Quelque chose de malsain s’y est développé. Parfois, Lok-ta — je ne le dirais jamais assez, mais qu’est-ce que je déteste ce nom ! — ne me regarde même pas ! Ses yeux restent plongés dans le liquide, comme hypnotisé. Il ne répond pas quand je lui parle.
[Manuscrit illisible]
Hormis pour nous grogner d’aller plus vite ou de tailler telle ou telle décoration ici ou là, Lok-Ta ne nous adresse pas la parole. Il n’a même pas daigné me répondre quand je lui ai dit que des Alfes — oui des Alfes ! La première fois que j’en voyais — étaient venues nous acheter des pierres précieuses ! Peut-être que durant sa si longue vie, il avait eu l’occasion d’en croiser et que cela n’avait rien d’exceptionnel. Les Alfes, eux, auraient bien voulu donner consistances aux histoires qui prétendaient qu’un dragon vivait dans nos galeries. Je les ai invités à me suivre, mais ils refusèrent de mettre un pied sous la montagne. Je crois que rien ne leur fait plus peur !
Quoi qu’il en soit, cette situation m’agace.
Même après qu’il ait bouffé nos réserver de pierres précieuses et de métaux, jamais il ne s’était « immiscé » dans notre vie. Or voilà qu’il lui prend de nous donner des ordres. D’exiger que nous agrandissions la grotte de la source et que nous l’embellissions. Si lui offrir un peu plus d’espace me parut normal, je ne comprenais pas vraiment pourquoi il désirait du « beau ». Que pouvait signifier ce mot dans la bouche d’un dragon. D’ailleurs, il détruisit à coup de griffes, de queue, de tête, les ornementations taillées par mes petits camarades. Mais quand nous lui demandions ce qu’il voulait comme décors, il n’arrivait pas à nous répondre.
Rien de ce que nous faisons ne semble pourtant le satisfaire ! Si au début, la source baignait dans une salle juste assez grande pour qu’il puisse s’y loger, je ne vois plus le plafond aujourd’hui ! Des arches distantes de plusieurs « dragons » soutenaient cette immense pièce ! Sur les piliers et les parois, nos sculpteurs incrustaient des joyaux. Les mousses luminescentes accentuaient leur brillance. À peu de chose près, ces lieux étaient magiques. Hélas, Lok-Ta — je ne prends plus aucun plaisir à le nommer « mon dragon » et l’Or créait une ombre oppressante. D’ailleurs, certains de mes Nibelungs ne s’y rendaient qu’à contrecœur.
Les Nibelungs me disent qu’ils entendent une voix dans la salle de Lok-Ta. Pourtant, nous avons inspecté de fond en comble les lieux. Et hormis cette grosse loque de dragon, il n’y a personne. J’avoue que je ne descendais pas souvent là-bas. Déjà parce que je n’avais rien à y faire, mais aussi parce qu’il me peinait de voir Lok-Ta ainsi. J’avais l’impression de perdre un ami, happé par une ivresse contre laquelle je ne pouvais rien faire. Il ne me parlait plus. Je gérais les activités extérieures. Les relations avec les différents taxons pouvaient se montrer compliquées en fonction des conflits entre peuples ou races. Certains seigneurs locaux se seraient fait un plaisir de nous arracher de nos mines pour s’en approprier la richesse. Heureusement, nous avions pu bâtir une puissante muraille autour de l’entrée de notre cité souterraine, sans compter que nous avions pris soin d’enfouir nos « coffres » dans les profondeurs et de les rendre inaccessibles aux humains. Du moins, nous faisions en sorte que cela le soit. Parce que rien n’est plus vicieux et motivé qu’un humain avide de richesse.
Quand je demande à mes camarades cornus ce que dit la Voix, certains s’effondrent en pleurs. Ils racontent que la voix leur dit de tuer leurs frères et sœurs, de les asservir pour devenir leur roi. Or, dans cette petite communauté où chacun est l’égal de l’autre, de telles injonctions leur brisent le cœur. Car la Voix est autoritaire, perfide, me disent-ils. D’autres prétendent que la Voix leur promet d’exaucer tous leurs rêves, qu’elle est leur amie ! Quelques-uns m’avouent que la Voix a dit de vilaines choses de leurs frères et sœurs. De moi ! Il semble que la pipelette mal intentionnée ne me porte pas grande estime, rappelant constamment que je suis humaine et qu’un jour ou l’autre, je leur ferais du tord.
Cela les perturbe beaucoup. Ils ignorent comment réagir à ces injonctions. Dès qu’il y a un souci, qu’une indécision les tracasse, ils viennent le voir. Je sais que des humains disent que je suis leur cheffe, mais je ne me considère pas ainsi. Hélas, j’ai pu constaté, depuis sur les Voix hantent la salle, qu’ils se reportent de plus en plus à moi, comme s’ils espéraient que je les sorte de cette situation compliquée. Avec le recul, je pense qu’ils gardent en mémoire mon « commandement » quand le monde a tremblé et que nous avons dû fuir. Face à l’angoisse et l’incertitude, ils se précipitent vers moi pour que je les guide comme lors de la catastrophe.
Plus personne ne descend dans la Salle désormais ! Entre la Voix qui maltraite l’esprit de mes camarades et Lok-Ta qui se montre exécrable, il a été décider que les sculpteurs et autres tunneliers n’iraient plus. Bien que cette décision fut prise collectivement, j’ai parfois l’impression que les Nibelungs attendaient mon avis pour se mettre d’accord. Quoi qu’il en soit, je pense que c’était le bon choix.
Quand je m’y suis rendu la dernière fois avant que l’on y interdise l’accès, je n’ai pas entendu la Voix. Mais j’ai perçu des murmures. Lointain, je n’ai pas compris ce qu’ils me disaient. Mais un sentiment de malaise me gagna vite. Faisait fi de ces bruissements, j’interpellais Lok-Ta en vain sur ce qui se passait ici-las. Et comme toujours, il ne me répondit pas. Les yeux rivés sur sa source d’Or.
[manuscrit illisible]
[…] guerre […]
[…] on dit que les Néands ont presque disparu […]
[…] attaque contre la cité […] aide des Alfes […]
[manuscrit déchiré]
Lok-Ta beugle depuis des semaines. Il rugit. Appelle tantôt les Nibelung, tantôt moi. Mais personne ne veut plus descendre là-bas. Un jour, l’un des nôtres à céder aux cris du dragon. Nous avons entendu un terrible hurlement et il n’est jamais remonté. Certains disent que Lok-Ta l’a bouffé. Je suis prompte à les croire. Mais je me dis que la Voix a peut-être rendu fou notre camarade et qui sait ce qui a pu se passer ensuite avec Lok-Ta.
Malgré la peur qui dévore les yeux de mes Nibelungs, je cède et descends. Les rugissements de ce foutu dragon m’empêchent de dormir et je me sens terriblement irritable ! J’ai même giflé un Nibelung hier ! Cela m’a tellement écœuré que j’en ai vomi ! Je n’ai pas fermé l’œil depuis.
Alors j’ai pris le dragon par les cornes et je l’ai rejoint. Les murmures m’ont assailli bien avant que je rentre dans la salle. Et plus je m’en approchais, plus ils grandissaient. Ils agressaient mon esprit. Pourtant, je ne parvenais pas à les comprendre. Quand j’entrais, ils baissèrent d’un ton.
Je ne peux pas dire que l’accueil de Lok-Ta fut chaleureux. Bien au contraire, j’eus l’impression qu’il fut déçu de me voir. Sans amabilité, il exigea que je revienne avec des forgerons. Pourquoi ? Ce n’est pas mon problème, me cracha-t-il à la gueule. Sa phrase résonna entre les arches. Un horrible poids tomba sur les épaules. Un étrange sentiment de solitude s’écrasa sur mon cœur alors que la Voix se fit plus claire. Elle se moqua de moi. Je ne l’écoutais pas et répliquais à Lok-Ta. Le ton monta entre nous. Et pour la première fois depuis mon sacrifice, j’eus peur de lui. Pourtant, je continuai de lui tenir tête. Jusqu’à ce qu’il bondisse et que je me retrouve coincé sous sa patte. Un court instant, je vis mon visage se refléter sur la bave de ses crocs. Il exigea une fois encore que je lui envoie des forgerons. Et que si je ne le faisais pas, il monterait à la surface, mangerait toutes celles et ceux qui lui étaient inutiles et ne se priverait pas pour tuer les métallurgistes une fois qu’ils auraient exécuté la tâche qui les attendait.
Me carapatant dans les galeries, je l’entendis me hurler qu’il était à bout de patience.
Voilà plusieurs semaines qu’ils sont descendus. Moi, je n’ose plus y mettre les pieds ! Quand les Nibelungs reviennent après avoir porté de la nourriture ou du matériel à leurs camarades, nombre d’entre eux viennent s’effondrer dans mes bras. Je pleure souvent avec eux. Il se passe des choses horribles que nous ne comprenons pas là-bas en bas.
Nous envisageons même de quitter les lieux. Hélas, nous ignorons où aller. Il faudrait des années pour creuser des tunnels qui pourraient nous conduire sur le flanc opposé de la montagne. Or d’ici là, qui sait ce qu’il sera arrivé à l’esprit de Lok-Ta et de nous. Aucun d’entre nous n’a envie de fuir par la plaine. Incapable de nous défendre, les humains et les autres taxons nous réduiraient en esclaves ou à l’état de cadavre à la première attaque. Nous nous sentons prisonniers dans notre propre demeure. Un sentiment absolument épouvantable. Certains pensent que nous devrions demander de l’aide aux autres espèces. Mais à qui ? Les humains ne font pas le poids face à un dragon, alors à un dragon fou ! Les Alfes préfèrent se tuer que de mettre un pied sous terre. Aucun Néands n’a été vu depuis des décades ! Certains disent qu’ils sont tous morts, qu’ils sont un peu comme nous, tous terrer sous une montagne. Nous sommes seuls.
Un forgeron est remonté. Il dit que Lok-Ta exige ma présence. Il a peur. Je le vois dans ses yeux. Il y a des choses qu’il ne dit pas. D’ailleurs, tout le monde le sent. Les Nibelungs ne veulent pas que je m’y rende. L’un d’eux me barre la route, armé d’un bâton. Il tremble plus qu’un humain nu en plein hiver. Je me saisis de la canne sans difficulté. Il n’a même pas esquissé un mouvement. Il se jette dans mes jambes, son museau en larme. Suivi par toute la troupe qui m’entoure. Tous déversent leur peur sur les jupons. Moi-même je ne peux retenir mes sanglots. Je m’agenouille et je suis assaillie de tout côté. Ils sont si nombreux que je n’arrive pas à caresser toutes les têtes, à prendre dans mes bras tous celles et ceux qui cherchent à m’éteindre. Malgré ma peine et mes angoisses, je les repousse et me relève. Je tente en vain de les rassurer, de leur dire que tout ira bien. Mais je n’y crois pas moi-même.
Puis je rejoins Lok-Ta en compagnie du forgeron qui éclate en sanglots dès que ses camarades ne sont plus à porter.
Durant toute ma descente, je lutte pour que mes jambes ne me lâchent pas. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Un vrai poison se distille dans mes veines. Je sue à grosse goutte. J’ai l’impression que l’on va m’offrir en sacrifice une seconde fois. Pourtant, je marche. J’avance, main dans la main avec celui qui me mène contre son gré à l’échafaud.
Je remarque tout de suite que je ne suis assailli par aucun murmure quand je m’approche de l’entrée de la salle. Je m’en inquiète. Que s’est-il passé là-bas pour que la Voix qui terrorisa notre foyer durant des lustres se soit tue ? Je jette des regards paniqués au forgeron qui ne fait que me rendre ma peur. Je ne suis pas sûr qu’il sache ce qui m’attend, mais il sait que cela n’est pas bon pour moi.
La source dorée à disparu ! Ne reste à son emplacement qu’une large cuvette. Passée la surprise, je suis agressée par une épouvantable chaleur. Je suffoque.
Lok-Ta aussi a bougé. Il se tient au-dessus d’un énorme creuset que les puissants soufflets des Nibelungs gardent chaud. À l’intérieur, l’Or boue. J’entends les crépitements des bulles qui explosent. Et le dragon qui ne quitte pas des yeux ce spectacle.
Alors que je m’apprête à signaler ma présence, j’aperçois le petit corps désarticulé d’une forgeronne. Je me précipite auprès d’elle. Morte, une longue lacération se dessine sur sa gorge. Je halète. Je la connaissais bien. Je me rends aussi compte que je n’ai jamais vraiment vu de Nibelungs mort. Durant notre fuite du piton rocheux, je n’ai pas eu l’occasion de m’attarder sur les défunts, plus préoccuper par le sort de mon troupeau de survivants. Et là, je découvre l’un de leurs cadavres pour la première fois.
Je ne crois pas pouvoir pleurer sur la dépouille. La grosse patte de Lok-Ta m’attrape. Ses doigts m’enserrent. Je hurle. Le souffle me manque. Mes cotes se brisent. Il me porte jusqu’à sa gueule.
— Tu en as mis du temps, rugit-il.
Il me manipula comme si je n’étais rien d’autre qu’un morceau de viande sans intérêt. Je crus qu’il allait m’arracher la tête d’un mouvement de pattes. Peut-être aurait-il dû ! Et d’un coup de griffe, Lok-Ta m’ouvrit la gorge. Je me souviens de la douleur quand la pointe s’enfonça dans ma chair. L’air me manqua. Puis j’ai un « blanc ». Puis la souffrance m’assaillit ! Je me trémoussais par terre, les mains sur la plaie. Quelqu’un d’autre aurait pu écrire qu’il cherchait à retenir le fluide vital qui s’écoulait de la blessure. Mais du sang, il n’y en avait presque plus que pulsait dans mes veines. Je me souviens du forgeron, il me remonta à la surface.
N’importe qui aurait dû mourir suite à une telle blessure ! Même les petits Nibelungs, sur qui le temps ne semblait pas avoir de prise, succomberaient. Je l’avais hélas le constater. Pourtant, moi, je survécus. J’étais vivante, mais quelque chose était resté là-bas. J’eus l’impression qu’une chaîne, terrible, me gardait à jamais prisonnière. Mais prisonnière de qui ? De Lok-Ta ? De la Voix ? Ou de moi-même ?
Je commençais à peine à parvenir à articuler quelques mots que le dragon quitta sa tanière. Son apparition dans la partie supérieure des galeries créa la panique. Pourtant, il ne s’attaqua à aucun d’entre nous. Quand il émergea en pleine lumière, je constatais à quel point il avait changé ! Des pointes et des cornes surnuméraires ornaient son crâne, de même tout le long de sa colonne vertébrale jusqu’au bout de sa queue. Les couleurs de ses écailles n’offraient plus le tendre ocre et blanc du passé, mais une noirceur olivâtre qui lui donnait des allures de cadavres. Et autour de son cou massif, un torque. Énorme ! À la mesure de la bête.
Mes yeux se fixèrent sur le bijou. Un désir de le posséder me dévora les entrailles. Mon sexe devint humide. Plus rien ne comptait si ce n’est le collier. Cette sensation horrible, vomitive, que de remettre les pieds sur terre pour constater que n’importe qui aurait pu me tuer, que le monde aurait pu s’effondrer sans que je m’en aperçoive ! Et je marchais, d’un pas d’alcoolique vers l’objet de mon obsession. Quelques Nibelungs agrippèrent mes jambes pour me retenir. Je m’en rendis compte uniquement quand je repris mes esprits après avoir essayé de le saisir. Plus je m’approchais, plus une voix se faisait claire dans ma tête.
— Viens ! Approche, me disait-elle. Attrape-moi ! Porte-moi ! Tuons le dragon !
Abattre Lok-Ta ! Oh oui, je le voulais ! Et la Voix m’incitait à le faire. Et lui n’entendait rien. D’ailleurs, que faisait-il tandis que je m’avançais ? Aucune idée. Mais peu m’importait là. Il était là ! Juste là ! À portée de main.
Et la brûlure. Terrible. La douleur me ramena à la réalité ! Mes yeux croisèrent ceux de Lok-Ta. Puis je vis ses crocs. Ce sont les Nibelungs accrochés à mes jambes qui me sauvèrent la vie — enfin, façon de dire que je ne savais pas encore qu’il en faudrait bien plus que me tuer. Le dragon devint fou et attaqua notre cité.
— Voleurs ! Menteuses ! Il est à moi !
Sa queue balaya les quelques constructions de bois à l’extérieur de la tanière. La muraille explosa sous son souffle brûlant. Paniqués, nous nous réfugiâmes dans les galeries tandis que Lok-Ta détruisit tout ce qu’il put trouver autour de lui. Ses griffes attaquèrent le porche d’entrée que son gros dos n’avait pas fini de rompre en sortant. Pensant sceller notre cité et nous condamner à mort, il s’envola.
Nous ne le revîmes jamais de par chez nous.
[Manuscrit déchiré]
[…] Les hommes me regardaient comme une bête. Ils grognaient tout comme. Certains ressemblaient plus à des Néands mal fagotés qu’à des représentants de leur espèce. Ils me bouffaient littéralement des yeux. Si les gardes ne formaient pas un cercle « protecteur », nombre d’entre eux m’auraient sauté dessus comme des fauves enragés pour me violer. Et j’ai peur, car peu de chose se dresse entre moi et eux. Un poids tombe quand nous pénétrons dans le hall d’entrée du… du quoi ? Palais, château ? Comment dois-je nommer ce lieu que Lok-Ta a fait construire pour s’y terrer, lui et son « trésor » ? J’ai l’impression que chaque pierre suinte du sang des esclaves morts pour tailler puis bâtir cette demeure immonde. Comme sous notre montagne, des joyaux s’incrustent dans les bas-reliefs et les décorations qui ornent murs et piliers. Autant d’yeux malsains qui me fixent comme les prédateurs que j’ai laissés derrière moi. À l’autre bout du hall, deux géants se tiennent enchaîner à la massive porte de bois qui ferment l’antre du dragon. Des mors leur déchirent la mâchoire, créant des sourires sanguinolents qui gouttent sur le marbre. Mes geôliers s’arrêtent devant eux. Un Néand — un vrai ! Avec sa taille rabotée, son nez plat et son gros bourrelet au-dessus des yeux — sort de nulle part. Sa poigne fait claquer un long fouet de cuir sur les genoux en lambeaux des géants. Les deux créatures saisissent leurs chaînes alors que leurs dents serrent leurs freins. Puis ils tirent. Ils tirent les lourds battants de la porte qui s’ouvre en hurlant, comme si les milliers de morts de cette demeure pleuraient.
Une odeur de métal me prend à la gorge, comme si j’avalais du fer. Je comprends mieux pourquoi les gardes portent d’étranges masques grimaçants. Mes geôliers me poussent à l’intérieur de l’antre.
À l’extérieur, le dôme apparaît comme une pustule géante sur une peau noircie par le feu. Mais une fois à l’intérieur, j’ai l’impression d’être dans une grotte sans fin. De puissants foyers offrent de la lumière le long d’une mince sente mangée par les pierreries. Et des joyaux, des lingots d’or, d’argent et de cuivre inondent la pièce. Des bijoux, des armes et des armures émergent parfois de cet océan radieux. Par endroit, quelques outils — là une pince de forgeron — gisent, objets laids et perdus, au milieu de ces eaux colorées.
Les bras m’en seraient tombés. Avec mes Nibelungs, nous avions amassé tant de richesse que je ne pensais pas qu’il était possible d’en entasser plus. Comme je me trompais. Quand je vois tout ce qui dormait ici, j’ose croire que nous n’avions alors « rien » dans nos réserves. Il est toujours difficile de mon esprit de conceptualiser l’infini. Pourtant, dans cette grotte artificielle, le dôme et l’océan de pierre plongeaient dans des ténèbres sans limites. J’ignorais que le monde pouvait abriter autant de richesse !
J’aurais voulu écrire : « et là, en son centre », mais je ne pouvais pas déterminer de « centre » dans cette immensité. Donc là, Lok-Ta. Encore plus gras que la dernière fois que je l’avais vu. Des pointes et des ergots poussaient comme des ronces sur son dos. Sa gueule vomissait des rubis, des émeraudes, des cristaux et des lingots. Il éructait entre deux gerbes, puis il se goinfrait avant de recracher, une nouvelle fois ce qu’il venait d’avaler. Et à son cou, toujours cet horrible torque d’Or. Dès que j’eus posé les yeux sur lui, les murmures revinrent. Hypnotique. Je me bouchais les oreilles en vain.
Les gardes perdirent quelques centimètres quand l’un d’eux interpella le dragon. Ils firent tous un pas en arrière quand Lok-Ta tourna la tête vers nous. Pour peu, j’ai l’impression qu’il sourit.
[Manuscrit déchiré]
Ils ne me font pas confiance. Comment leur en vouloir ? Je suis le seul être vivant que Lok-Ta ait jamais toléré à ses côtés. Le fait que ma présence n’ait été rien de plus qu’une prison ne change rien. Ils ne comprennent pas pourquoi le dragon tenait à moi plus encore qu’à n’importe quelles pièces de son trésor, hormis son torque qu’il ne quittait jamais. Et que de là vient tout le problème. Parce que c’est bien depuis que Lok-Ta a posé les yeux sur cet Or qu’il a perdu la tête. Qu’il est devenu ce monstre qui ravage le monde, réduisant les survivants en esclavage et transformant les humains en bête qui dévorent les plus faibles. Des hordes de mâles, orgueilleux, frustrés, avides, se ruent à son service pour tuer et violer ce que bon leur semble, profitant des « largesses » de leur maître. Ils pillent les campements de réfugié, brûlent les forêts des Alfes. Cela me rappelle que je n’ai plus de nouvelles de mes Nibelungs. Ils ont quitté notre foyer et personne ne sait où ils se trouvent. J’espère qu’ils ont creusé plus profondément la montagne, qu’ils s’y terrent et qu’on ne les retrouvera jamais !
Bien qu’ils ne me fassent pas confiance, tous savent que si nous voulons arrêter Lok-Ta, il va falloir détruire son dôme pour le forcer à sortir de son trou. Jusqu’à présent, aucune arme n’est parvenue à percer ses écailles. Pourtant, d’après les dirent d’un vieux Néand, il serait possible de tuer le dragon en le précipitant dans de l’acide.
[Manuscrit déchiré]
Les humains m’appellent la Fille du Dragon. Et cela n’a rien d’un compliment. Ils me haïssent et me craignent. […]
Shomari est le seul à prendre ma défense. S’il n’était pas le premier fils de Soleil, je pense qu’il y aurait bien longtemps que l’ensemble des membres de la coalition m’aurait enfermé dans un cul de basse fosse ou pire ! Arkar MacRar, le chef des humains, aurait voulu m’enterrer vivante. Je ne suis qu’une menace pour sa souveraineté. Je crois que l’idée de me savoir « immortelle » l’angoisse. Pourtant qu’y puissé-je moi si le coup d’épée qu’il m’a porté à la poitrine ne m’a pas tué ? Moi-même je n’en reviens toujours pas. La plaie est refermée, mais la douleur reste présente. Mais plus que ma chair, c’est mon esprit qui est à la peine. Parce que j’ai cru mourir. Je les ai entendus. Les murmures de l’Or. Ils me disent : tu es à nous, tu ne peux pas trépasser, reviens-nous. Je n’ose en parler à personne. Déjà qu’ils sont nombreux à vouloir imiter le geste d’Arkar, je ne dois pas leur donner de raison de le faire.
[Manuscrit déchiré]
Je me suis toujours demandé ce qu’on fait toutes celles et ceux qui vont partir à combat avec nous demain ? Ont-ils pu profiter de leur famille ? Ont-ils mangé et bu comment si c’était leur dernière fois ? Pour beaucoup, ce sera le cas. Peut-être nous tous d’ailleurs. Où se sont-ils laissé aller à de folles amours ? Comme moi. C’est le cœur serré que je repense à cette nuit. Pourtant, j’ai oublié tant de choses ! Je me rappelle que durant nos ébats, je n’ai cessé de respirer la douce sueur de Shomari. J’avais déjà remarqué que les Alfes n’ont pas les mêmes odeurs que les Humains. Elles sont plus… naturelles ? Non, je dirais végétales et aériennes alors qu’elles sont plus charnelles et terreuses chez les Humains. La transpiration du premier fils du Soleil m’apaisait. Puis il y avait toutes ses caresses. Sa peau lisse comme les eaux calmes d’un ru. Ses cheveux blancs cascadant autour de sa tête illuminaient son visage sombre où brillait son regard. Rarement je n’ai eu autant l’impression d’être quelqu’un dans ses yeux. Pas un morceau de viande qu’un prédateur veut dévoré. Avec le recul, je me demande parfois s’il n’avait pas plus envie que moi je le prenne que l’inverse. Oh pas que je lui aurais forcé la main, cela ne m’aurait jamais effleuré l’esprit après tout ce que j’avais vécu. Mais comme s’il cherchait plus à me donner qu’à recevoir. Je ne sais pas trop comment exprimer mon sentiment vis-à-vis de cette nuit. Pourtant, elle fut belle.
[Manuscrit déchiré]
Il n’y a rien de pire qu’une bataille rangée ! […] clameur des combats, le glissement des armes contre leur fourreau, le tonnerre des haches sur les boucliers, le sifflement des flèches. Les cris des mourants. L’odeur du sang […]
Le souffle de Lok-Ta et la terre changée en charbon.
[Manuscrit déchiré]
Nous sommes parvenus à acculer le dragon. Avec son aile brisée, il n’a plus d’autre chose que de se traîner à terre. Il est trop lourd. Il rampe comme un serpent malade. À plusieurs reprises, il a vomi des joyaux. Des Humains se sont précipités pour les ramasser avant d’être réduits en cendre par son souffle brûlant. Parfois, je me demande si toutes ses richesses ne susurrent pas aux oreilles des Humains comme le fait l’Or à celles de Lok-Ta. Et aux miennes. C’est juste horrible. Pourtant, personne d’autre ne semble entendre les murmures. Et plus le dragon perd contenance, plus les voix sont fortes dans ma tête. Elles me promettent monts et merveilles. Le pouvoir. La gloire. L’amour. Shomari. Hypnotique, je me souviens que j’ai eu des « blancs » durant la bataille. Comme si j’émergeais d’un rêve. Le premier fils de la Lune m’a même secoué une fois pour me faire revenir à moi. Je crois qu’il a compris qu’un lien étrange, qui m’effrayait, me liait à Lok-Ta. Comment aurais-je pu lui dire que ce n’était pas le monstre que j’entendais, mais cet Or maudit.
Un tir de scorpion a percé l’œil du dragon. Il s’enfonce un peu plus dans les marais acides. Le danger grandit pour nous comme pour lui. Les eaux sont traîtresses et impossibles de savoir si nos bottes marchent dans une simple flaque ou dans un liquide corrosif.
Pourtant, un petit groupe entame la traque, composé pêle-mêle d’humains et d’Alfes qui ne sont plus aux prises avec les hordes du dragon. Du coup de l’œil, je reconnais Arkar MacRar malgré les couches de sangs et de boue qui le recouvre. Je grince des dents. Je crains qu’il ne tente quelque chose contre moi. Il pourrait toujours arguer un coup maladroit. Je vois aussi Inaya O’Mouna, la seconde fille de la lune. Cela ne me rassure pas. Elle ne m’aime pas. Une Alfe hurle quand sa jambe fond dans un trou d’acide. Un humain l’attrape avant qu’elle ne bascule dans le puisard mortel, mais l’abandonne à sa douleur. Seul compte le dragon. Alors que je me risque à regarder en arrière, je constate que les machines de guerre n’avancent plus. Nous allons avoir du mal à abattre Lok-Ta sans elle.
Plus le dragon vomit ses richesses, plus nos lances et nos flèches se plantent dans ses écailles. Peut-être pas assez pour les transpercer, mais nous savons comment l’affaiblir. Il me paraît aussi plus petit. À moins que cela ne soit cet horrible ciel rouge et gris, ces squames prennent des teintes dévalées. Je suis persuadée qu’il retrouve sa coloration d’autant en se vidant.
[Manuscrit illisible]
La mer d’acide. Nous sommes parvenus à piéger Lok-Ta au bord de la falaise. Il ne peut pas s’envoler. Et quand bien même il chercherait à nous passer par-dessus, les machines de guerre arrivent et elles ne le louperont pas. S’il continue de reculer, il chutera dans les vagues corrosives. D’ailleurs, le piton rocheux craque sous sa masse, prêt à s’effondrer alors que son pied est rongé.
Mon cœur bat la chamade. Le monstre de ces derniers siècles a disparu pour me rendre le dragon qui m’a enlevé. Plus petit, avec ses couleurs ocres. Il halète, épuisé. Son œil blessé pleure du sang, alors que plus aucun bijou ni lingot ne perlent entre ses crocs. Ne lui reste plus que son torque d’Or. Il grogne, hurle. Mais ne parle plus. Pourtant, si je revois en lui le dragon de mon passé, rien dans son comportement ne le renvoie à ces moments heureux. Le poison de la nostalgie se distille dans mes veines. Il me prend l’envie de le sauver. Je reste persuadé que c’est l’Or qui l’a rendu fou. Si je parvenais à le priver du torque, je suis sûr qu’il retrouverait son esprit.
Je ne veux pas le perdre. Malgré tout ce qu’il a fait. Il est ma seule famille.
Je parvins à convaincre Shomari et Arkar MacRar de me laisser tenter ma chance. Mais ils ne me font pas confiance. Pourtant, ils me permettent m’approcher de Lok-Ta. À cette distance, un halo de feu pourrait leur être fatal. Quant à moi, rien ne prouve que je finirais en cendre.
Le dragon râle un souffle brûlant, mais vise toujours à côté. Je crois qu’il lutte avec les Voix. Je lui parle. Doucement. J’avance comme si j’essayais d’approcher un chien apeuré. Les souvenirs de Patou et Patate me reviennent en mémoire. Une larme coule sur ma joue. Sans le vouloir, j’ai ouvert une brèche dans mon esprit et les murmures m’assaillent.
« S’ils sont morts, c’est parce que tu étais faible. Nous pouvons te donner ce pouvoir. Tu pourrais te venger des humains. Ils ont tué des chiens. Ils t’ont abandonné ».
Je lutte pour les faire taire. Par moment, j’ai l’impression que je vais basculer dans cet horrible état hypnotique. Qui sait ce que je pourrais faire si je succombe ? Je me plante une lame dans une faille de ma cuirasse. Je hurle. Les voix refluent. Je continue de m’approcher de Lok-Ta tout en lui parlant. Je recule parfois, craignant que ces gestes brusquent soit des attaques. Mais il se débat avec les murmures, j’en suis sûre !
Plus j’avance, plus je me défais de mon armure en écailles pour rassurer mon dragon. Je veux lui prouver que je ne désire pas lui faire de mal. Je veux qu’il me voie comme avant – bien que je sais que je ne me mettrais pas nue ici. Lui rappeler qu’avant d’être la combattante que je suis, j’ai été une compagne, une amie. Une amante ?
Ses griffes cherchent le torque, s’en éloignent et puis reviennent. Je l’incite à s’en défaire ! J’y crois de tout mon esprit. Je dois m’emparer de cet Or et m’en débarrasser ! Le jeter loin de nous ! J’ignore ce que c’est, mais cette chose doit être détruite !
La patte du dragon tient le bijou. Mais elle lutte à le retirer du cou qui la porte. Pourtant, je l’encourage ! Je ne sais pas ce que peuvent bien dire les voix dans la tête de Lok-Ta, mais surement le même genre de parole qu’à moi. Qu’elles jouent sur ses peurs et ses ambitions, ses envies et ses espoirs. Pourtant, il « sait » que cela n’est pas vrai. Que ces voix l’ont rendu malade, aveugle et fou.
Il a retiré le torque ! Mais alors que je l’encourage encore et toujours à le lancer dans l’acide, il se montre indécis. Ses membres tremblent aussi bien d’hésitation que d’épuisement. Son œil ne cesse de saigner. Du sang coule à plusieurs endroits de son corps percé par nos lances et flèches. En vomissant ses joyeux, il a perdu en taille, en résistance. Il est plus faible que jamais. Si Arkar MacRar et Inaya O’Mouna s’en rendent compte, ils n’hésiteront pas à charger. Or je veux le protéger maintenant qu’il va se libérer de l’emprise de l’Or.
Les voix m’assaillent à nouveau. Elles me promettent de me donner les moyens de sauver mon dragon des humains et des elfes qui vont l’équarrirent sans pite. Je lutte. Mais moi aussi, je suis fatiguée. Épuisée de ces batailles de corps et d’esprit. Pourtant, je ne dois pas flancher. Il va lâcher le torque !
Des carreaux de scorpions transpercent Lok-Ta de part en part. L’Or s’échappe de sa patte. Il rugit de douleur. Je hurle de peur en me précipitant vers lui. Le sol se met à trembler. Je chute à quelque décimètre de la fissure qui déchire la terre. Et tout s’écroule. La pointe de la falaise et mon dragon. Dans un geste de désespoir, je me jette sur les bords de la faille. Qu’imaginais-je ? Que j’allais attraper la patte de mon dragon pour qu’il ne choie pas dans le lac d’acide ?
Les râles déchirent mes tympans. À moins que ce ne soit mes propres hurlements. Soudain, l’air revient dans mes poumons. Je sens mon sang qui coule seul dans mon corps. Je crois que mon cœur est mort, car il ne tape plus contre ma poitrine. Les larmes me rongent les yeux. Une partie de moi venait de sombrer. Hélas, pas celle qui aurait dû disparaître. Alors que je reprenais mon souffle, je les entends.
Les Voix ! Elles sont toujours là. Elles me réconfortent et me promettent vengeances.
J’ai à peine le temps de voir le Torque sur le sol cendreux qu’une main le ramasse. Arkar MacRar. Le bijou semble si petit dans sa poigne. Comment pouvait-il se trouver au cou du dragon quelques instants avant alors qu’un humain pouvait tout juste le mettre ?
Les murmures ne cessèrent pas. Ils me mirèrent en garde, voulaient que je récupère l’objet pour me venger. Malgré la fatigue et l’envie profonde de leur céder, je rejetais leur dire. Je me relevais.
– Donnez-le-moi.
Arkar me regarda d’un air dédaigneux. Les Voix lui parlaient à lui aussi ! Déjà, elles rongeaient son esprit. Je le voyais dans ses yeux. Une lueur dorée, malsaine, y brillait. La folie des grandeurs l’empoissonnait bien avant le début de la bataille et voilà qu’une porte s’ouvrait devant lui.
Je réitérais mon ordre. Je tendis la main pour recevoir l’Or. Les Voix redoublent d’efforts pour me faire sombrer. Je résiste. Je me tape même la tête de l’autre main. Geste que je regrette aujourd’hui, car je crois que Arkar a compris que moi aussi, j’entendais les Voix.
Je suis devenue agressive. L’humain fait un pas en arrière et ramène le torque contre lui pour le protéger de mes doigts.
– Oui, reprends-nous, qu’elles disaient !
L’absence que j’ai eue me hante encore. Qu’ai-je fait ? Quel visage ai-je dévoilé ? J’ai cédé aux Voix. Je n’en suis pas certaine, mais je ne vois pas comment j’aurai pu occulter ces quelques instants funestes. Et bien que je ne me rappelle de mes gestes à ce moment-là, on ne se privera pas de mes les cracher à la gueule. J’ai attaqué Arkar MacRar pour récupérer le torque. Il m’a repoussé. Et alors — je suppose — que j’allais lui bondir dessus pour lui arracher l’Or des mains, une lame me traversa de part en part. Ce fut la douleur qui me fit sortir de mon état hypnotique. Je revois clairement le sabre qui s’enfonçait à la base de ma gorge. Puis Inaya O’Mouna. Immobile dans sa position de lanceuse. Je n’arrivais plus à respirer. Le sang coulait par la plaie et par ma bouche. Le goût du fer s’incrusta sur mon palet, mais aussi dans mes narines.
Je cherchais à m’emparer du torque malgré tout. Cet homme ne devait pas se l’approprier ! Il était déjà fou du venin des murmures. Sans peine, il me repoussa en enfonçant un peu plus la lame.
Je reculais. Je basculais.
Ma dernière vision fut celle de ce ciel gris qui vomissait son sang.
Puis les brûlures. La douleur. Le brasier.
[Fin du manuscrit]