La rumeur s'était répandue comme une traînée de poudre.
Certains juraient l'avoir aperçu au lever du jour, d'autres affirmaient qu'il était apparu en un battement de cils, comme sorti du néant. Pourtant, moi, je savais. Je savais qu'il finirait par revenir. Comme il l'avait fait cette nuit-là.
Et maintenant, il est de retour à Ravenshollow.
Le Cirque du Lothar.
Je suis figée devant l'entrée, incapable d'avancer, incapable de reculer. Dix ans. Dix ans à attendre, à douter, à me demander si tout cela n'était qu'un cauchemar d'enfant ou une vérité que personne ne voulait admettre. Dix ans à revivre cette nuit en boucle, à chercher le moindre indice, la moindre explication, qu'elle soit rationnelle ou non.
Et maintenant, sous mes yeux, le chapiteau se dresse, de nouveau. Il était trop réel pour être un simple souvenir.
Je raffermis ma prise sur les sangles de mon sac. Le vent du matin soulève les pans de ma veste, effleure ma peau comme un avertissement silencieux. Autour de moi, la ville s'éveille lentement, mais j'ai l'impression d'être coupée du monde. Comme si j'étais déjà de l'autre côté de ce rideau.
Mon regard tombe sur une affiche clouée à une barrière de bois. Je ne l'avais pas vue hier. Je suis presque certaine qu'elle n'existait pas. Pourtant, elle est bien là, comme si elle m'attendait.
Un dessin en noir et or, élégant et hypnotisant, représente une silhouette masquée sous un haut-de-forme. Les lettres vibrent sous mon regard, oscillant au rythme d'une mélodie bien trop familière.
LE CIRQUE DU LOTHAR
UNE NUIT SEULEMENT
UN SPECTACLE INOUBLIABLE.
Un frisson me traverse. Non, je n'ai jamais oublié.
J'inspire, lentement, profondément, puis j'avance d'un pas.
Il est temps d'entrer dans la cage aux monstres.
Dix ans plus tôt,
23 novembre 1967.
La nuit était froide, et l'air chargé d'humidité qui collait à ma peau comme un linceul. Pourtant, mon cœur battait d'excitation. C'était la première fois que j'allais voir un spectacle de cirque.
Je marchais entre maman et mon oncle Victor, serrant la main d'Elio, mon petit frère, qui sautillait à chaque pas, aussi fébrile que moi. Devant nous, les lumières dorées de la fête foraine dansaient au loin, jetant des ombres mouvantes sur les arbres dénudés de Ravenshollow. Une vision irréelle, presque hors du temps pour nous.
Notre ville n'avait pas l'habitude d'accueillir ce genre d'événements. Ravenshollow était un endroit que l'on oubliait volontiers, un recoin perdu de l'Écosse où le soleil semblait avoir renoncé à briller. Ici, tout était gris. Le ciel, les rues, les visages. Les jours s'étiraient dans une monotonie étouffante, rythmés par la pluie qui ruisselait inlassablement sur les vitres moisies des maisons aux volets fermés. Les touristes ne venaient pas et les habitants ne partaient plus.
Nous n'avions ni plage, ni fêtes, ni musique. Juste une brume épaisse qui avalait les journées trop courtes et les nuits sans étoiles.
Alors, quand ma maîtresse d'école nous a annoncé qu'une fête foraine allait s'installer en ville le temps d'un week-end, c'était comme si un souffle de vie s'infiltrait enfin dans cette prison de béton et de silence.
La nouvelle s'était propagée à une vitesse folle, traversant les murs des maisons austères, réveillant quelque chose de presque oublié : de l'excitation. Nous allions enfin connaître un peu de lumière.
Mais ce soir-là, à vingt-deux heures, nous étions tous dehors, rassemblés sous ce même ciel sans étoiles pour la même raison.
Un matin, une enveloppe blanche avait été glissée dans nos boîtes aux lettres. À l'intérieur, une simple invitation manuscrite :
" Ce samedi, un spectacle unique se jouera sous le grand chapiteau. Un spectacle comme vous n'en avez jamais vu. Une seule nuit. Une seule représentation. Vous êtes conviés."
" L.Lo " était la signature. Juste ces lettres, tracés à l'encre rouge.
Il n'y avait pas eu d'affiches, pas d'annonces. Rien d'autre que ce mystérieux message, qui s'était propagé comme une rumeur fiévreuse. Nous n'étions pas du genre à croire aux miracles, mais une distraction, aussi brève soit-elle, était une chose trop précieuse pour être ignorée à Ravenshollow.
Alors, ce soir, presque toute la ville s'était réunie devant le chapiteau aux lumières dorées.
Je sentais déjà l'odeur sucrée du caramel chaud et des pommes d'amour, mêlée à celle plus âcre du bois brûlé et du métal humide.
— On va voir des jongleurs, Lilith ? demanda Elio en tirant sur ma manche.
— Et des acrobates ! répondis-je avec enthousiasme. Peut-être des monstres...
Il ouvrit de grands yeux, pas certain de vouloir voir des monstres. Maman rit doucement et ébouriffa ses cheveux noirs.
— Seulement des monstres de foire, mon chéri. Rien qui puisse te faire du mal. Mais seulement après le spectacle.
Nous franchîmes l'entrée sous l'arche de velours cramoisi, où un homme en redingote salua chaque visiteur d'un geste élégant. Son sourire était large, trop large, et ses yeux brillaient comme deux pièces de monnaie sous la lumière tamisée des lampions. Il était terrifiant...
— Bienvenue, murmura-t-il en nous faisant signe d'entrer avant de nous rendre nos billets.
L'intérieur du chapiteau était immensément grand, bien plus vaste que ce que laissait supposer sa silhouette extérieure. Les drapés pourpres s'élevaient à une hauteur vertigineuse, et les rangées de gradins formaient un cercle parfait autour d'une piste de sable pâle. L'air était chargé de l'odeur du cuir, de la sciure et d'une fragrance sucrée qui rappelait vaguement le caramel des pop corn à l'entrée.
Nous nous installâmes parmi la foule excitée. Les murmures emplissaient l'espace, tous impatient du spectacle à venir. Au-dessus de nos têtes, les lanternes dorées diffusaient une lumière chaude et vacillante, projetant nos ombres mouvantes sur la toile jaune du chapiteau.
Une musique s'éleva soudain, douce et mélodieuse. Un air étrange, à la fois envoûtant et dérangeant. Un orgue de barbarie grinça ses premières notes, accompagné d'un violon qui semblait pleurer plus que jouer. Une mélodie qui s'insinuait dans l'esprit, réveillant une sensation indéfinissable... Peu à peu, la foule se calma, gagnée par une attente presque religieuse.
Puis, d'un coup, les lumières s'éteignirent. Un silence absolu tomba sur la salle, étouffant les dernières respirations et chuchotements. Et un grincement résonna alors sous nos pieds.
Au centre de la piste, une trappe s'ouvrit lentement, libérant un souffle glacé et une brume fantomatique qui s'en échappa. L'obscurité sembla s'étirer, avalant les contours du sol alors qu'une silhouette s'élevait lentement du néant.
L'ombre d'un homme portant un grand chapeau.
Il se tenait là, immobile, comme sculpté dans la nuit elle-même. Son couvre-chef haut-de-forme projetait une ombre sur son visage, ne laissant entrevoir que l'éclat glacé de ses dents.
Il ouvrit les bras, lentement, comme s'il embrassait le silence pesant qui s'était abattu sur nous.
Puis, d'une voix profonde et sucrée, il prononça ces mots d'un sourire ensorcelant :
— Approchez, âmes curieuses... Le rideau s'ouvre sur le Cirque de Lothar, là où le merveilleux flirte avec l'interdit.
...
Le spectacle fut magique. J'avais l'impression d'être tellement absorbée que le temps avait filé sous nos yeux. Il était près de deux heures du matin lorsque la mélodie finale retentit et que les lumières se rallumèrent.
Après la représentation, nous rejoignîmes les artistes à l'arrière du chapiteau. Elio tenait absolument à parler avec les acrobates, et maman accepta, riant face à son enthousiasme.
— Vous étiez magnifique, dis-je timidement à l'une des danseuses.
Elle me sourit, mais son regard resta figé, presque vide.
— Revenez nous voir... murmura-t-elle avant de s'éloigner.
Un frisson me parcourut l'échine tandis que je la regardais disparaître avec les autres danseurs.
La fête foraine s'étendait derrière le chapiteau, vibrante d'énergie. Des stands de tir, des manèges anciens, des lanternes oscillant sous le vent nocturne. L'air sentait la barbe à papa et les bonbons multicolores.
— Maman, on peut rester encore un peu ? S'il te plaît !
Elle n'était pas très enthousiaste, vu l'heure tardive, mais en voyant tous nos camarades et voisins s'amuser, et sous le regard doux de notre oncle qui l'encourageait à céder, elle se sentit presque obligée d'accepter.
— Lilith, viens ! Je veux essayer celui-là !
Elio me tira par la main vers un étrange manège circulaire. Son nom était peint en lettres d'or fanées sur une arche sculptée. Le labyrinthe D'Argos.
C'était un palais des glaces. Un dédale de miroirs scintillants qui captaient la lumière des lanternes dans un ballet hypnotique. À l'entrée, une mélodie grinçante s'échappait des haut-parleurs, tordue, dissonante, comme un instrument mal accordé.
— Allez-y, mais pas longtemps, prévint maman. Un seul manège. Pas plus.
Elio éclata de rire et s'élança à l'intérieur sans attendre. J'hésitai une seconde, un étrange frisson me parcourant l'échine... puis je le suivis.
Dès que je franchis le seuil, quelque chose changea.
L'air était plus froid, presque glacial. L'odeur sucrée de la fête foraine s'était évaporée, remplacée par une senteur plus lourde, plus poussiéreuse. Autour de moi, mon reflet se démultipliait à l'infini, des dizaines de Lilith figées dans des postures hésitantes.
— Elio ?
Ma voix se perdit dans un écho pesant.
Les miroirs renvoyaient mon souffle court, mes yeux écarquillés... mais pas mon frère. Pourtant, je l'avais vu entrer. Il devait être là, quelque part.
— Arrête de jouer, ce n'est pas drôle...
Une ombre passa derrière un miroir.
Je me retournai d'un coup, le cœur battant. Mais ce n'était que mon reflet... et une silhouette derrière moi.
Je fis volte-face. Rien.
Le miroir devant moi semblait plus sombre que les autres. Son verre n'avait pas le même éclat. Il était trouble, comme recouvert d'une fine pellicule de cendres. Je tendis la main, posant mes doigts sur la surface glaciale. Et c'est là que je l'entendis.
— Lilith...
Un murmure. À peine un souffle. Mais ce n'était pas la voix de mon frère.
Je reculai instinctivement, ma respiration se saccadant.
Soudain, un rire éclata quelque part dans le labyrinthe.
Un rire enfantin. Trop proche et trop lointain à la fois.
— Elio ?!
Je courus à l'aveugle, percutant mon propre reflet à chaque tournant. Mon souffle était court, ma gorge nouée.
Et puis... plus rien.
Essoufflée, je me laissai glisser contre un miroir, les larmes me brûlant les yeux.
Une main toucha mon épaule.
— Lilith ! cria une voix.
Je sursautai si violemment que j'en eus le souffle coupé.
Elio me regardait, hilare.
— Enfin ! haletai-je en serrant son poignet. Bon sang, ne me fais plus jamais ça !
— Relax, maman ! me taquina-t-il. J'ai trouvé un truc trop cool. Viens voir !
Il me tendit la main, et malgré la peur qui me serrait l'estomac, je le suivis. Quelques minutes plus tard, il s'arrêta devant un miroir plus fin que les autres.
— Regarde ça...
Il appuya dessus.
À ma grande surprise, le miroir bascula légèrement sur ses gonds, révélant une petite porte en bois.
— On ne devrait pas... murmurai-je.
— Chochotte !
La porte était minuscule, bien trop étroite pour être destinée aux visiteurs.
— C'est sûrement un passage pour l'électricité... ou quelque chose du genre.
Mais Elio n'écoutait pas.
Il poussa la porte, et un souffle d'air glacial s'en échappa. Un frisson parcourut ma peau.
Je me retournai, cherchant du regard une présence, un employé, n'importe qui.
Mais avant que je ne puisse l'arrêter...
Elio s'était déjà faufilé de l'autre côté.
Il avait disparu.
— Elio ! Attends moi !
Je me glissai à mon tour dans l'ouverture, l'angoisse nouant mon ventre. Derrière la porte, l'obscurité semblait plus épaisse, plus pesante. Seule la lueur vacillante des lanternes, filtrée à travers les miroirs, projetait des reflets incertains sur les murs.
— Où es-tu ? chuchotai-je en avançant prudemment.
Un couloir étroit serpentait devant moi, les parois recouvertes d'un verre terni, comme si les miroirs d'ici étaient plus vieux... ou plus usés.
Je tendis la main, effleurant la surface glacée. Mon reflet était flou. Distordu.
Je fis un pas de plus. Puis un autre.
— Reviens ! Je vais le dire à maman !
Mon propre souffle résonna dans l'étroit passage, se répercutant en échos assourdis. Pourquoi ne répondait-il pas ?
Soudain, un bruissement. Quelque chose bougea tout près.
Un frisson me parcourut l'échine.
Un éclat blanc traversa ma vision. Une silhouette menue passa rapidement entre les miroirs, son reflet se déformant à chaque surface. C'était lui !
Je me mis à courir, ignorant la douleur dans ma poitrine.
— Eh, attends-moi ! Pas si vite !
Mes pas résonnaient étrangement. Comme si je courais sur du vide.
Devant moi, une autre ouverture apparut. Une arche sculptée dans le verre, menant vers une pièce plus vaste. Un cœur battait dans ma poitrine, trop vite, trop fort.
Je franchis le seuil...
Et tout s'arrêta.
Un silence lourd s'abattit sur le labyrinthe. Plus de bruissement. Plus d'échos. Plus rien.
J'étais seule.
Le sol sous mes pieds était lisse et noir, absorbant la lumière. Autour de moi, les miroirs s'élevaient comme des murs infranchissables, mais quelque chose clochait.
Je n'avais plus de reflet.
Je me retournai brusquement.
Et c'est là que je le vis.
Au centre de la pièce, le miroir du début, le plus grand. Cetait comme si nous étions revenus au point de départ.
Mais sa derrière la surface... mon petit frère, Elio.
Son visage pâle était pressé contre la glace, ses yeux écarquillés par la peur. Ses petites mains frappaient le verre, mais aucun son n'en sortait.
— Oh mon Dieu !
Je me ruai vers lui, posant mes mains contre la surface glaciale.
— Ne bouge pas ! Je vais te sortir de là !
Il ouvrit la bouche, mais aucun son ne franchit ses lèvres.
Derrière lui, l'ombre d'une silhouette se dessina. Haute. Immobile. Observatrice.
Mon souffle se bloqua.
L'ombre pencha légèrement la tête, puis leva lentement une main, posant des doigts décharnés sur l'épaule de mon frère.
Elio hurla.
Un hurlement muet.
La surface du miroir vibra, comme de l'eau troublée par une pierre. Et en un instant, il fut happé dans l'obscurité.
— NON !!
Je frappai frénétiquement le verre, mais il ne renvoyait plus que mon propre reflet... tremblant, solitaire.
Et Elio avait disparu.