Impossible de savoir quelle heure il est, mais le soleil est déjà bien plus haut dans le ciel que quand elle s’est éveillée précédement. Si les deux inconnus n’ont pas menti, elle est ici depuis au moins deux jours. Ca veut dire que soit elle a dormi soit elle a aussi oublié les deux derniers jours qu’elle a passés ici.
La seule chose à faire c’est partir avant que quelqu’un ne se rende compte qu’elle ne se souvient de rien. Tandis qu’elle s’apprête à abaisser la poignée, une immense douleur l'envahit. Un pic glacial entre dans son ventre qui dégage toutes les bonnes pensées qui s’y étaient glissées. Ses bras sont parcourus de frissons et un mal de tête terrible s’élève depuis le haut de ses sinus. Elle est traversée par des centaines d'aiguilles en même temps. Chaque fois qu’elle respire l'air dont ses poumons ont besoin pour survivre, une centaine d'autres rejoignent la partie.
La poignée cède sous sa main tremblante, ses doigts s'y cramponnent comme à une bouée. La porte s'ouvre brusquement et elle manque de s'écrouler, se rattrapant in extremis à une commode poussiéreuse qui barre l'étroit couloir. Pas le temps d'inspecter les lieux, elle se précipite vers un escalier en spirale, ses pas chancelants scandés par les battements sourds de son cœur qui résonnent comme des coups de massue dans sa poitrine.
En bas, une antichambre majestueuse se dévoile, baignée d'une pénombre mystérieuse où dansent des lueurs chaudes. Quelqu’un a fermé les stores et cloisoner les entrées de lumière. Seules de grandes bougies filiformes illumine le rez-de-chaussé. Elle se dirige à tâtons vers des éclats de voix étouffés. La transition est brutale : d'un couloir obscur, elle débouche dans une salle à manger flamboyante, inondée de lumière dorée filtrant par une verrière monumentale. Autour d'une table chargée de mets somptueux, quatre silhouettes figées tournent simultanément leurs regards vers elle alors qu'un picotement insidieux parcourt son bras.
— Aidez-moi, lâche-t-elle d'une voix rauque, à quelques minutes de perdre connaissance.
La pièce retient son souffle. Son regard embrouillé reconnaît les deux hommes croisés plus tôt. Le premier, debout à l'extrémité de la table, une main sur l’épaule du maître de table, interrompt sa conversation pour la fusiller du regard. Sous cette attention, son bras s'embrase. Il abandonne l'épaule de son compagnon et s'avance.
Les deux autres occupants sculptent le silence : l'un, plus proche, fait virevolter un couteau avec une désinvolture troublante. C’est lui. C’est cet homme qui l’a menacé. L'autre, ombrageux, adossé au mur dans l'angle le plus sombre, la transperce d'un regard aussi acéré qu'une lame.
— Ma magie à cesser de fonctionner, murmure l'homme aux yeux dorés en refermant ses doigts brûlants sur ceux de la jeune femme. Tu as bien fait de descendre.
Sa paume contre la sienne devient un conduit lumineux — des filaments de lumière s'insinuent sous sa peau, traçant sur son avant-bras des arabesques éthérées. Le réconfort est immédiat… mais la douleur persiste, tenace.
— Je ne peux pas altérer la souffrance physique, seulement apprivoiser ta psyché, explique-t-il en libérant sa main avec une tendresse mélancolique.
Le paradoxe devient encore moins supportable. Son corps hurle tandis que son esprit flotte dans une sérénité artificielle. Nausée et paix, brûlure et apaisement — un équilibre beaucoup trop cruel.
Le regard de son sauveur se porte alors vers le provocateur au couteau, un dialogue muet s'instaurant entre eux.
— Tu es le seul à pouvoir l'aider, lance-t-il, voix chargée d'un sous-entendu menaçant. Tu le sais très bien.
— Pourquoi est-ce que je devrais faire ça ? les lèvres tordues en un rictus dédaigneux. Sa mort m’importe peu.
— Damon !
Le ton explose comme un coup de feu. Même le railleur sursaute lorsque l'ombre murale intervient d'une voix qui glace le sang :
— Je crois qu’on t’a demandé quelque chose.
Le silence tombe comme une lame au milieu de la cible. Damon se lève avec une lenteur calculée et approche, son mépris palpable. Quand ses mains jointes se posent sur l’abdomen de la malade, l'univers bascule. La douleur projette sa tête en arrière. Seul Aois la retient de justesse. Un cri déchire sa gorge tandis qu'autour d’elle, l'enfer se matérialise. L'empathique pâlit comme un spectre, son visage reflétant l'amplifié de son agonie. Mais c'est Damon qui offre le spectacle le plus terrifiant — un réseau de veines noires pulse sous sa peau, remontant jusqu'à ses tempes. Ses yeux se nuancent d'obsidienne tandis qu'il aspire la souffrance avec des halètements rauques.
Quand il rompt le contact, la délivrance est instantanée — mais son visage raconte le prix de l'exorcisme. D'un revers de main, il essuie un filet noir coulant de son nez à ses lèvres.
— Ne demande plus jamais ça. Crache-t-il avant de disparaître, son dos tremblant trahissant l'épuisement.
Aois, ébranlé jusqu'à l'âme, a tout ressenti : la honte brûlante, le dégoût viscéral, l'océan de tristesse que Damon tentait désespérément de contenir. Et à travers lui, elle aussi l’avait vu.
L’enfer.
Aois la guide jusqu'à un salon feutré où les coussins semblent absorber jusqu'au souvenir de la douleur. Plus de brûlure, plus d'angoisse – seulement cette paix étrange qui émane de lui comme une chaleur douce. Chaque effleurement de ses doigts réécrive son paysage intérieur – il lit en elle comme un archiviste compulsif feuilletant des parchemins anciens. Ce n'est pas un choix, elle en est persuadée. Damon l'avait cruellement démontré. Il subit chaque émotion comme sienne, vibrant à l'unisson des cœurs qu'il frôle.
Il part quelques secondes et revint avec un plateau, interrompant le tourbillon de ses questions. Ses mains se tiennent près de lui en équilibre précaire, comme s'il craignait leur propre pouvoir. Debout devant elle, il sculpte le silence – quel monologue intérieur joue derrière ce masque de calme ? Paradoxalement, c'est vers lui que se porte sa confiance. Peut-être parce qu'il l’a déjà vue nue, psychiquement parlant.
— Je sens tes questions, lâche-t-il enfin. Elles crépitent autour de toi comme de l'électricité statique.
— Ce... ce truc, tu le contrôles ?
Ses doigts se crispent, des prisonniers tentant de briser leurs chaînes invisibles. Pas de sourire à cette question pourtant naïve – seulement une ombre qui traverse son regard doré.
— À mes quatre ans, alors que je me bagarrai avec un autre garçon, une marée humaine m'a submergé, raconte-t-il en observant ses paumes. La douleur d'un autre hurlait dans ma tête comme un écho déformé. C’était horrible, intrusif et inarétable. J’ai détesté dès le début. Pendant des années, j'ai fui tout contact. Les enfants me traitaient de fantôme... Seules les plantes ne me renvoyaient pas le reflet de leur âme. C’était plus facile de vivre seul que dans la tête des autres. Il marque une pause, ses cils projetant des ombres en lambeaux sur ses joues. Avec les années, j'ai appris à construire des digues mentales. Mais quand quelqu'un s'ouvre à moi... Son regard l'effleure. Je deviens un miroir vivant.
L’esprit de la femme fait le lien facilement. Damon s'est servi de lui comme d'un conducteur émotionnel. Aois a enduré chaque seconde de cette purification forcée, passif et souffrant dans son propre corps.
— Alors tu as tout ressenti ? Sa haine... Cette- noirceur ?
Une micro-expression traverse son visage, de la surprise, vite engloutie par sa neutralité habituelle.
— Damon absorbe la souffrance, murmure-t-il. Moi, je ne fais que la refléter. Mais lui... Lui il l’avale jusqu'à la moelle.
Un pincement de culpabilité la transperce. Aois le perçoit immédiatement et l'enlace, son pouvoir agissant comme un baume instantané.
— Ne plains pas celui qui méprise la pitié, chuchote-t-il contre sa tempe. Sous l'écorce, il forge son propre enfer.
Elle aquiesse en le sentant la relacher.
— Je m'appelle Dryss... Enfin je crois.
Sa propre incertitude provoque un spasme dans ses entrailles. Aois réagit aussitôt – ses iris se teintent d'un or fluide, trahissant son intrusion involontaire dans son esprit.
— Désolé, c'est plus fort que moi avec... les cœurs sans verrou.
Elle souris malgré tout. Les autres peuvent le craindre, ce voleur d'intimité. Mais pour elle, c’est un phare dans la brume.
— Je ne te savais pas si loquace, Aois.
La voix surgit comme un couteau dans du velours. L'inconnu s'est matérialisé sur le fauteuil en face d’eux, dégingandé comme un chat de salon. Cheveux gris argenté tombant en cascade sur un œil, vêtements blancs immaculés – une apparition spectralement élégante. Son regard clair se pose sur elle et bleuit soudainement, comme un saphir sous une lumière crue.
— Que nous vaut ton grand retour Liever… commente Aois avec une lassitude familière.
L'étranger sourit, dévoilant un sourire un peu trop ravis.
— Ravie de faire votre connaissance, créature, lance-t-il en inclinant la tête à la jeune femme. Contrairement à ces malappris qui n’ont pas pris la peine de te le dire, c’est moi qui t'ai amenée ici.
Le mot "créature" résonne bizarrement. C'est lui l'être énigmatique – surtout quand ses pupilles bleutées se fixent sur elle avec une intensité quasi physique.
— Dryss, commence-t-elle. Mais je ne...
— Tu ne te souviens de rien. Oui, je sais.
Il avait intercepté ses pensées comme on attrape une balle au vol. Un claquement de doigts, et ses yeux reprennent cette teinte surnaturelle.
— As tu la moindre idée d’où nous sommes ? Je te l’ai dit avant mais j’ai quelque doute sur ta mémoire maintenant que tu as dormis pendant deux jours.
Deux jours. L'information fait tilt. Pas d'amnésie totale – juste un coma temporaire. Alors qu'Aois s'éloigne, gêné par sa propre intrusion, Liever sort un médaillon de sa poche. L'objet danse au bout de la chaîne argentée, attirant son regard comme un aimant.
— Tu me l'a confié quand je t'ai trouvée. Il semblerait qu'il veuille te revenir...
Sa main fragile se referme sur le pendentif. La réaction est immédiate – une décharge électrique qui la projete en arrière. Elle appercoit Aois se figer, ses yeux s'élargissant d'horreur, tandis que Liever observe la scène avec une curiosité déconcertante.
Puis plus rien. Sa chute s'interromp net – comme si le temps avait eut le hoquet. Ses yeux s’ouvre sur des chaussures noires. Une force invisible la redresse, la confrontant à un nouveau visage.
Des yeux rouges. Pas métaphoriquement – littéralement écarlates. Le genre de regard qui glace le sang avant même que le cerveau n'ait le temps de crier danger.
— Sur mon chemin. Et l’ignore superbement, tournant déjà les talons.
Par réflexe, elle attrape sa manche. Mauvaise idée. En une microseconde, il l’enserre, son nez plongé dans son cou avec une familiarité choquante.
— Rayz, lâche-la, soupire Liever, amusé. Tu effraies notre invitée.
Son propre corps la trahit – elle est obligé de bouger, d’agir sans son consentement. Sa main lui tend le médaillon contre sa volonté. Ses long doigts griffus se refermèrent dessus avec une possessivité inquiétante tandis qu’une rangée de dents pointues apparraisent face à elle.
— Elle sent le Néïde, gronde l'homme-aux-yeux-rouges en la relâchant violement.
— Vous êtes un vamp-
— Abchanchu, corrige-t-il en toisant les autres. Ce qu'il en reste. Maintenant, dites-moi pourquoi une Néïde traîne si loin de chez elle...
La révélation de Rayz tombe sur les habitant du manoir comme un cheveu sur la soupe. Les Néïdes. Ces mots résonnent dans le salon comme un coup de tonnerre. Tout le monde connait leur réputation. Ce n’est pas quelque chose à dire à la légère. Pourtant, Rayz est le dernier à pouvoir se tromper sur ce sujet.
Dryss, entre ses mains, est devenue un pantin de chair, incapable du moindre mouvement. Son aura – cette traînée de peur et d'incompréhension – domine tout l'espace, étouffant même les autres présences dans la pièce. Liever, lui, se délecte de la scène, ses yeux pétillants d'un amusement malsain. La phrase qu’il à soufflée mentalement au médecin tournait en boucle dans son crâne : Collé à une jeune femme alors que tu détestes le contact. Avoue qu'elle te plaît.
Il s’était immédiatement écarté, ses paumes brûlantes comme si il venait de toucher du métal en fusion. Cette femme est trop... Trop intense. Dès son réveil, son regard l'a transpercé. Et quand il a tout ressenti, elle l’a accueilli sans résistance, offrant son âme à son pouvoir comme une fleur s'ouvre au soleil.
— Explique-toi, ordonne Liever à Rayz, d'une voix ferme. Et arrête ça. Tu sais à quel point je déteste le contrôle physique.
La pression invisible qui maintenait Dryss captive se dissipe directement. Elle s'effondre comme une poupée de chiffon, tandis que Rayz examine le pendentif rouge avec une fascination clinique, indifférent à son état. Aois se précipite, ses mains avides de la rattraper avant le sol.
Au contact de sa peau, ses sens explosent. Son angoisse l'envahit comme une marée noire – un tsunami d'émotions pures qu’il s’éfforce d'apaiser, transformant ses halètements paniqués en une respiration régulière.
— Fascinant... murmure l’Abchanchu en s'accroupissant face à eux.
Il saisit le menton de Dryss, ses doigts pâles contrastant avec son teint doré.
— Vous savez qui je suis ? Une Néïde ? Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d'une voix brisée.
Son état empire à vue d'œil – ses paupières papillonnent, luttant contre un sommeil invisible. Mais ça n’a aucun sens. Damon l'a complétement guérie. Quelque chose cloche.
— Les Néïdes ne sont pas des créatures ordinaires, explique-t-il avec une gourmandise malsaine. Les Omniscients. Nous autres... Son geste englobe la pièce. Avons des pouvoirs limités, définis. Mais eux...
Aois arrache le pendentif des mains du vampire et le passe autour du cou de Dryss, sentant son énergie vitale s'écouler comme du sable entre ses doigts.
— Nous sommes tous plus ou moins humains, achève le médecin en essayant de comprendre pourquoi l’état de Dryss se dégrade si soudainement.
Rayz rejete ses cheveux en arrière, son sourire révélant des canines beaucoup trop pointues.
— Techniquement, je suis humain.
— Techniquement, tu es un vieux parasite assoiffé coincé dans un corps de jeune homme, rectifie Liever avec un rictus. N’allons pas jusqu’au blasphème.
Dryss manque s'effondrer à nouveau. Son poids dans les bras de l’homme deveint trop lourd pour être normal. Ses protestations faibles contraste avec la pâleur cadavérique de son visage. Même leur lien faibli, comme le coucher de soleil quand vient la nuit.
Un bruit derrière eux. Un autre homme apparait dans l'encadrement de la porte, l'air aussi heureux qu'un croque-mort à un mariage.
— Elle a tenu plus longtemps que prévu, admait-il à contrecœur.
— Traduis : tu as perdu la main, ricane une voix dans son dos.
Le maitre de maison. Bien sûr qu'il n'était pas parti. Comment aurait-il pu, après l'avoir vue ? Aois serre Dryss contre lui, sentant son cœur battre trop lentement contre sa poitrine. C’est Loy – son pouvoir ignoble ne laisse aucune trace visible, seulement un corps vidé de son essence.
— Une Néïde..., murmure Liever en se frottant le menton. Ça n’explique pas l'amnésie. Quand je l'ai trouvée, elle grelottait sous la pluie, presque nue comme un ver, seule et complétement perdue.
Loy contemple ses mains avec une expression étrangement vulnérable, comme si son ami venait de lui voler ses illusions.
— Peut-être que je suis effectivement... un peu rouillé, concéde-t-il enfin, surprit qu’elle ait tenu aussi longtemps face à sa transe-cataleptique.