— Fait chier ! marmonné-je.
Le tube de mascara dans la main, j'observe la voiture s'éloigner. Ce matin, mon réveil est tombé en panne. Puisque j'ai manqué mon autobus, j'ai dû émerger ma génitrice de son sommeil pour qu'elle puisse me donner un lift.
Sur la route, pendant qu'elle se plaignait que j'avais bousillé son jour de repos, j'en ai profité pour me faire une beauté. Je suis consciente que le métier d'infirmière est exigeant, mais ce n'est pas une raison pour se montrer désagréable.
Quand nous sommes arrivés devant mon établissement, je lui ai demandé de ne pas démarrer tout de suite, afin que je puisse utiliser le rétroviseur pour terminer mon maquillage. Elle ne m'a pas écouté.
J'effectue ma finition, en espérant du plus profond de mon âme, que ce soit présentable.
Mon père a quitté ma mère lorsqu'il a appris qu'elle était enceinte. Les deux étaient à peine majeurs. Elle m'a élevé seule. Souvent, je me demande pourquoi elle n'a pas avortée. C'est évident que ma simple présence l'insupporte.
Je range mon cosmétique dans ma sacoche puis me dirige vers la table à pique-nique où ma bande est installée. Je n'arrive pas à croire que je vais entamer ma dernière journée. Bien que ces cinq années aient été compliquées, je m'en suis sortie. Un rictus satisfait se dessine sur mon visage.
Le soleil plombe sur ma personne. Je porte des vêtements noirs parce que, de cette façon, je n'ai pas à me soucier de leur agencement. La mode, ce n'est pas trop mon truc. De plus, j'affectionne cette couleur puisqu'elle reflète mon état d'esprit. Cela fait un moment que j'ai perdu ma joie de vivre.
— Hey Charlotte ! s'exclame ma meilleure amie.
Lorsque j'étais à l'école primaire, je préférerais lire des livres, plutôt que de sociabiliser avec les gens de la classe. Il y avait des gamines qui trouvaient que mon comportement était étrange, alors elles avaient commencé à m'écœurer. J'étais persuadée que quand j'allais faire ma rentrée au secondaire, je n'allais plus les voir. Malheureusement, j'ai constaté qu'elles fréquentaient le même bâtiment que moi. J'ai donc dû continuer à subir leurs moqueries.
C'est durant ma première année que j'ai fait la rencontre de Raphaëlle. Une fois, elle a pris ma défense. Depuis, nous sommes inséparables. Elle est l'individu qui compte le plus à mes yeux. Elle est toujours là pour me soutenir et ne me juge jamais. Elle est au courant de tous mes secrets. Enfin presque.
— Comment trouves-tu mon maquillage ?
— Impeccable !
Les commissures de ma bouche s'allongent légèrement. Je tire le bas de ma jupe en froufrou avant de m'asseoir. Samuel m'ébouriffe les cheveux. Un cri de mécontentement parcourt mes lèvres. Il lâche un rire.
J'ai remarqué que récemment, il me traite d'une façon différente. Il est davantage attentionné. Je le soupçonne d'avoir développé des sentiments à mon égard. Ce qui confirme ma théorie, c'est qu'il m'a demandé de l'accompagner au bal. Ses prunelles se sont mises à briller quand j'ai accepté son offre. Si je n'étais pas amoureuse de l'autre idiot, je me serais mise en couple avec lui, car c'est une personne adorable.
J'entends le groupe de filles glousser. Elles sont debout à côté d'un arbre, près de nous.
— Tu veux ma photo, la gothique ? demande la leader, d'un ton condescendant.
Je lève les iris au ciel. Raphaëlle m'a conseillé de les ignorer et elles ont fini par arrêter. Cependant, j'ai le privilège de recevoir encore des remarques cinglantes de temps en temps.
J'aperçois Noah. Les battements de mon organe s'accélèrent. C'est le garçon le plus populaire de la polyvalente. Il marche vers mes anciennes harceleuses, qui sont également appréciées par les étudiants. Notre professeure nous avait placés en binôme pour réaliser le projet intégrateur. Le courant a bien passé. Nous avons rapidement formé une liaison. Notre histoire était secrète puisque mes compères et moi sommes considérés comme des rejets.
Après un mois, je voulais qu'on dévoile notre amour aux autres, mais il a préféré rompre pour garder sa réputation. Maintenant, il est seulement mon plan cul.
Je sais que ce n'est pas sain. À mesure que je partage des moments avec lui, je m'attache. J'ai essayé à maintes reprises de couper les ponts. Néanmoins, je n'y arrive pas. Il est en quelque sorte ma drogue.
Ses prunelles croisent les miennes. Je le scrute méchamment parce que je n'aime pas sa façon de se comporter. Vexé par mon agissement, il imite quelqu'un qui pleure. Mon regard s'adoucit. J'apprécie son humour. Il me sourit. Des papillons se mettent à virevolter dans mon ventre et je sens mes joues prendre une teinte rougeâtre. Un rictus apparaît à mon tour.
— Devinez qui a oublié d'étudier pour son examen de maths ! affirme Charles en faisant son apparition.
— C'est toi, gros con ! répond Samuel.
— Je peux te donner mes notes, si tu veux. Je ne pense pas que je vais en avoir de besoin. Je connais pas mal toutes les formules par cœur, déclare Raphaëlle.
— Pour vrai, tu ferais ça pour moi ? Tu es trop gentille !
Pour confirmer son énoncé, elle fouille dans son sac. Elle lui tend ensuite une feuille.
— Merci !
Il la range, pour à la place, sortir de l'herbe.
— C'est pour célébrer notre dernière journée, affirme-t-il en faisant un clin d'œil.
Les yeux de Samuel s'écarquillent. Raphaëlle pose sa main sur le sachet pour le cacher.
— Tu vas vraiment fumer ça avant l'examen ? demande-t-elle.
— Oui, je suis trop stressé. Ça va me détendre. Tu en veux ?
Ma meilleure amie décline sa proposition. Elle tient à conserver sa bonne moyenne en mathématiques.
— Attends au moins après, lui conseille Samuel.
Charles secoue la tête et saisit son papier à rouler.
— Pas ici !
La réaction de Raphaëlle ne me surprend pas. Elle déteste se rebeller. Je n'oublierai jamais la fois où on avait décidé d'aller voler des friandises au Dollarama. Elle avait tenté de nous dissuader. Évidemment, cela n'avait pas fonctionné.
Elle nous avait attendu devant le magasin. Quand on était sorti, elle était blême. On aurait dit qu'elle allait s'évanouir. Elle est une adolescente exemplaire. Elle consacre une bonne partie de son temps libre à ses études. Les adultes l'adorent. En particulier, ma génitrice, qui ne cesse de me comparer à elle.
On pourrait croire qu'elle est ennuyante. Cependant, ce n'est pas le cas. Elle aime faire la fête et s'amuser. J'ai passé des instants incroyables en sa compagnie, que je garde précieusement dans mon esprit. C'est une personne généreuse. Trop, à mon avis. Elle a tendance à faire passer les besoins des autres avant les siens, ce qui est dommage, puisque les gens abusent souvent de sa gentillesse.
Samuel, quant à lui, est moins dans l'excès. Il suit uniquement les règles qu'il trouve pertinentes. Il étudie, mais pas au point de se rendre malade. Ce n'est pas rare que son entourage lui reproche d'être égoïste parce qu'il aime passer du temps seul et donner des coups de pied dans son ballon de soccer. Néanmoins, je ne suis pas d'accord. Il est juste lui-même. Il respecte ses limites.
Plus loin, sur le terrain de l'école, il y a une cabane en branches. Les élèves la fréquentent rarement. Nous allons à l'intérieur. Charles roule son joint et l'allume. De la fumée sort de sa bouche. Le garçon me ressemble un peu. Il n'a pas de but précis. Pour le moment, il travaille dans le garage de son père en attendant de trouver ce qu'il veut faire de sa vie. C'est déjà un bon début et c'est mieux que moi.
Pour ma part, je n'arrive tout simplement pas à me trouver du travail. Lorsque j'ai la chance de passer une entrevue, je l'échoue lamentablement. Notre société n'est pas conçue pour les individus qui ont du mal à interagir avec les autres et il s'avère que j'en fais partie. J'ai l'impression qu'on me punit parce que j'existe. Cette situation me fâche et m'angoisse à la fois.
Puisque ma mère ne supporte pas que j'erre dans sa maison durant les vacances, elle m'envoie chez son frère. Je dois travailler dans sa ferme. L'idée d'y retourner m'horrifie. Actuellement, je consacre mes heures perdues à envoyer des CV. Je n'ai pas toujours vécu des expériences agréables là-bas. Par exemple, je peux cocher sur le bingo de mon existence qu'une vache m'a déjà pissé dessus.
Je réalise que nous sommes tous silencieux. Mes iris papillonnent l'endroit et s'arrêtent sur mon ami. Je remarque qu'il est blanc comme un drap.
— Ça va, Sam ? questionné-je.
— Oui... En fait, je me demande ce qu'on fera après tout ça... Je me demande si on va continuer à se voir tous les quatre. On a passé la majorité de notre secondaire ensemble et je n'ai pas envie que ça se termine comme ça.
Il me prend au dépourvu. J'avoue que je n'avais pas encore réfléchi à l'avenir de notre bande. Je n'ai pas réfléchi non plus aux études que je ferai à la prochaine rentrée. Cela me perturbe de le voir dans cet état. Lui qui est si joyeux d'habitude.
— J'imagine qu'on va continuer à se voir..., tenté-je, de le rassurer.
— Ben oui, voyons ! À chaque été, on passe du temps ensemble. Je ne vois pas pourquoi ça serait différent cette fois, ajoute Charles.
Il m'offre le restant de son joint, que j'accepte. J'ai également besoin de me détendre. Je l'inspire. Je ressens de la sérénité lorsque la fumée atteint mes poumons.
Je me remémore notre rencontre. C'était en deuxième année et nous étions à un voyage scolaire à New York. On avait fait une sortie au centre d'achat. On était libre pendant quelques heures et ensuite on devait rejoindre nos professeurs. Raphaëlle et moi sommes arrivés légèrement en retard au point de rendez-vous. Il n'y avait personne, à l'exception des deux garçons.
Nous avons discuté un peu puis sommes venus à la conclusion que les gens de notre école étaient partis sans nous. Ma meilleure amie paniquait. Elle se demandait si elle allait revoir sa famille, ce qu'elle allait faire, seule dans un autre pays. Charles prenait un malin plaisir à l'effrayer encore plus, en lui disant qu'elle n'allait jamais retourner chez elle et que sa vie était ici désormais. J'avais embarqué dans son jeu.
Finalement, les enseignants se sont rendus compte de leurs erreurs et ils sont venus nous chercher. Nous avons passé le restant du séjour tous les quatre étant donné qu'on s'entendait bien et qu'on avait de bons délires. De retour à la polyvalente, on continuait à traîner ensemble puisqu'on n'arrivait tout simplement pas à se séparer.
Nous sortons de la hutte. Devant celle-ci, il y a un arbre. Raphaëlle sort un couteau de sa boîte à lunch.
— Si vous acceptez de graver la première lettre de votre prénom dessus, vous serez dans l'obligation de rester dans le groupe, quoi qu'il arrive, dit-elle en pointant son arme vers nous.
Je l'observe d'un air amusé. On dirait qu'elle nous menace. Elle se tourne ensuite pour écrire sur l'écorce. Je ne suis pas étonnée de constater que les garçons ajoutent leur contribution. Samuel me passe l'objet tranchant. Nos mains se frôlent. Ses joues deviennent rouges, mais je ne fais pas de remarque. Après avoir inscrit ma consonne, j'ajoute « BFF » afin de rendre cela plus officiel.
La cloche sonne. Il est temps pour nous de rentrer à l'intérieur. Je prends une profonde inspiration. Plus qu'un examen et mes Dr. Martens ne toucheront plus jamais le plancher de cette école !