Nous nous retrouvons finalement attablés dans notre restaurant préféré, Le Mandu, dont la spécialité est, comme son nom l’indique, les raviolis. Un minuscule établissement qui ne paye pas de mine mais qui offre un cadre chaleureux avec ses murs de briques et ses petites tables en bois. Et la nourriture y est délicieuse.
Le patron du restaurant, Park Dae-Hyun, se dirige vers nous avec son habituel sourire doux et accueillant. Jae-Won est un vieil habitué des lieux, et je crois que je commence à l’être aussi. C’est devenu une sorte de refuge lorsque j’ai besoin d’échapper à l’enfer du Red Light.
Monsieur Park ne pose jamais de questions et se contente d’offrir sa présence réconfortante en cas de besoin. Nous passons commande et le patron s’éloigne discrètement, de sa démarche rendue légèrement claudiquante par les années. Bien que je sois encore dans les vapes, je sens que mon estomac commence à crier famine. J’espère seulement qu’il ne va pas être agité des mêmes soubresauts que lorsque Jae-Won m’a aidé à boire.
Quelques minutes plus tard, notre commande arrive, une soupe de mandu pour moi et une assiette de mandu fris pour Jae-Won. Nous entamons notre repas dans le calme. Rien d’anormal de mon côté, je ne suis pas quelqu’un de très bavard de nature. Pour Jae-Won en revanche, c’est inhabituel.
Il a toujours quelque chose à dire en temps normal. J’espère que ce n’est pas à cause de moi qu’il est aussi silencieux. Je ne supporte pas d’être une source de tracas pour qui que ce soit. Je ne mérite pas que les gens s'inquiètent pour moi.
Notre repas terminé, nous saluons monsieur Park et retournons au Red Light pour une nouvelle nuit de travail. Ou plutôt de calvaire. Je me sens mieux après avoir ingurgité un peu de carburant, mais ne suis pas prêt pour autant à servir à nouveau de souffre-douleur au premier frustré qui passe.
J’espère simplement que le travail que Won-Shik veut me confier ce soir ne me demandera pas beaucoup d’efforts. Rester allongé sans bouger, je peux faire sans problème. Me dandiner pour répondre aux requêtes d’un dépravé risque de poser plus de problèmes.
Jae-Won me raccompagne devant ma chambre avant de partir se préparer pour la soirée. Il travaille au Red Light depuis bientôt 5 ans. Il n’a jamais eu trop de mal à s’acclimater, lui qui aime être au centre de l’attention.
C’est donc tout naturellement que le patron l’a intégré aux divers spectacles de chants et de danses qui ont généralement lieu le week-end. Il est vraiment doué. Il possède une voix magnifique et un charisme ravageur. Impossible d’être indifférent à la présence de mon ami.
C’est une sorte de star dans l’établissement et les hommes paient chers pour une soirée avec lui. Et attention à celui qui osera abîmer la précieuse marchandise. Jae-Won est un véritable trésor aux yeux de Won-Shik et j’ai souvent peur qu’il ne le laisse jamais partir. Il lui rapporte beaucoup trop gros. Je pense que Jae-Won le sait, même s’il ne m’en a jamais parlé.
Je me change, enfile ma tenue de travail - un short moulant noir, un t-shirt blanc avec un large col en V et des bas résilles avec de petits mocassins noirs. Je déteste cette tenue. Tout autant pour le côté dégradant que pour l’effet qu’elle produit sur les hommes du bar.
Lorsque je ne suis pas obligé d’occuper les clients dans ma chambre, je m’occupe du bar et du service. Won-Shik n’étant pas encore passé me voir, j’imagine que je dois passer la première partie de la soirée au comptoir.
J'aperçois Lemy derrière le comptoir rouge à led du bar, déjà prêt à entamer la soirée. Il est un peu plus âgé que moi et travaillait dans un autre bar avant d’arriver ici. Won-Shik ne sachant pas encore quoi faire de moi quand il m’a recueilli, il a chargé Lemy de m’apprendre les rudiments du métier de barman. Il est arrivé presque en même temps que moi et nous nous entendons plutôt bien.
Selon les dires de Won-Shik, il est d’une telle banalité, qu’il attire peu l’intérêt des clients. Visiblement, être d’une taille moyenne, avec des cheveux noirs coupés plutôt court et les yeux d’un brun profond ne correspond pas aux critères de beauté qui s’arrachent dans le coin.
Il ne s’en plaint pas. Il m’a même déjà avoué qu’il faisait en sorte de ne pas ressortir du lot pour qu’on le laisse tranquille. Plutôt malin, j’aurais aimé pouvoir faire de même. Malheureusement, ma petite taille, la blancheur de ma peau et mon visage “quasi parfait” m'empêchent de postuler pour un emploi de plante d’intérieur officiel.
J’arrive près du bar et salue Lemy d’un petit sourire. J’ai vite appris grâce à sa patience et sa pédagogie. Je me débrouille plutôt bien à présent, et prends presque plaisir à servir le soir. Presque. Ce serait le cas s’il n’y avait pas tous ces regards lubriques braqués sur moi, accompagné des remarques déplacées et des attouchements non désirés qui vont souvent avec.
Une fois, j’ai eu le malheur de répondre à un client un peu trop entreprenant pour le remettre à sa place. Il s’est senti offensé, au point de demander à parler au responsable du bar et exiger un dédommagement pour cet affront. A cette époque, j’avais encore suffisamment de dignité pour me rebeller contre ce genre de personnes.
C’est à ce moment-là qu’à débuté ma descente aux enfers, quand Won-Shik m’a demandé de lui faire un show privé - gratuitement. Suite à quoi il m’a convoqué plus tard dans son bureau pour m’expliquer que je devais apprendre à faire fi des remarques déplaisantes, que je n’étais pas en position de me permettre ce genre de réactions.
Surtout vis-à-vis de clients aussi importants. Que je devais me contenter de les ignorer si je ne souhaitais pas répondre à leurs demandes, et ne surtout pas reproduire ce qui c’était passé. Il ne pouvait pas se permettre de perdre ce genre de clients.
C’est aussi ce jour-là que j’ai compris que les intérêts de Won-Shik étaient avant tout centrés sur son business et son image. Quitte à entacher celle de ses propres employés. J’ai donc appris à prendre sur moi, à ne rien dire, à ne rien laisser paraître et à me perdre moi-même.
Les premiers clients commencent à arriver et se dirigent vers les tables et fauteuils rouges de la salle de spectacle - le Red light se doit d’être à la hauteur de son nom - pour passer les premières commandes. Je me sens déjà envahi par la fatigue, alors que la soirée vient à peine de commencer. Le samedi soir, le bar est toujours plein. J’espère avoir la force de tenir toute la nuit.
Les premières commandes servies, j’en profite pour observer ce qui se passe autour de moi. Les places les plus proches de la piste de danse sont prises d’assauts. Ce soir c’est Eun-Woo qui ouvre la danse.
C’est la deuxième star de l’établissement après Jae-Won. A la différence qu’il n’y a aucun charme naturel chez lui. Tout est faux et calculé. C’est une vraie diva qui jalouse la popularité et le talent inné de Jae-Won.
Je ne dis pas qu’il n’a aucun talent, il est doué dans ce qu’il fait. Seulement, il veut toujours trop en faire pour se mettre en avant, ce qui vient gâcher ce qu’il peut dégager naturellement. S’il n’est pas aussi populaire que Jae-Won, il a tout de même son petit lot d’adeptes.
Les lumières faiblissent et prennent une douce couleur rougeâtre, alors que les spots qui longent la scène s’allument. Les premières notes de musique retentissent et Eun-Woo fait son entrée.
Les sifflements et les cris des clients retentissent devant le spectacle qui s’offre à eux. Eun-Woo, une perruque de longs cheveux blonds lui tombant dans le dos et vêtus d’une magnifique robe rouge décolletée jusqu’au nombril s’approche d’une démarche de mannequin.
Il marche jusqu’au bord de la scène, avant de tourner le dos à son public et de se pencher lascivement vers l’avant pour attraper la barre qui trône au centre de l’espace. Les sifflements s’accentuent alors qu’il entame sa première danse.
Je finis par détourner le regard et retourne à ma besogne. Une groupe d’hommes vient de commander une troisième ou quatrième tournée - je ne sais plus. Mon plateau chargé de leurs boissons, je slalome entre les tables jusqu’à arriver à la leur. Ils sont déjà bien éméchés et le regard que me jette un homme blond en chemise rose ne me dit rien qui vaille.
“Alors mon mignon, ça te dit pas de rester un peu avec nous ? Tu sais que t’es tout à fait mon genre ?”.
Sa main se pose sur mes fesses et j’ai envie de lui envoyer le plateau dans la figure. Je ne suis pas d’humeur à supporter ces comportements dégradants. Pourtant, je ne réagis pas et commence à poser les boissons une à une sur la petite table ronde, tandis que ses amis rient grassement.
“Eh ! tu pourrais au moins me répondre petite salope. Tu te trimballe dans ton petit short moulant en roulant du cul et tu veux faire la mijaurée ? Tu te prends pour quoi ?”
Respirer, doucement. Ne pas le regarder, l’ignorer, l’ignorer, l’ignorer. Je ne suis pas réellement là. Tout ça n’est qu’un cauchemar. Tu vas te réveiller dans ton lit et te rendre compte que rien de tout ça n’est jamais arrivé.
Comme j’aimerais savoir me mentir à moi-même, arriver à croire mes propres mensonges. J’aimerais retourner me perdre dans ma bulle. Cet espace à moi, dans lequel personne ne peut m’atteindre. Cet endroit où j’aimerais m’enfermer pour toujours et ne plus jamais revenir dans cette réalité. Au moment où je m’apprête à repartir en direction du bar, l’homme à la chemise rose m’attrape le bras.
“Regarde-moi je te dis.”
Je tourne malgré moi la tête vers lui et plonge dans ses yeux d’un bleu profond. Dans un tout autre contexte, j’aurais pu le trouver beau, il aurait pu me plaire. J’ai toujours eu un faible pour les blonds. Mais pas ici, pas dans ce bar et encore moins avec ce regard malsain.
“Veuillez m'excuser, je dois y aller, d’autres clients attendent.”
Je répond d’une voix dure en me dégageant brusquement et me dirige rapidement vers le bar. Je passe devant Lemy qui, sans avoir besoin d’expliquer quoi que ce soit, m’adresse un signe de tête pour m’indiquer qu’il a compris. Attrapant une bouteille de vodka derrière le comptoir, je fonce vers la petite porte dans le renfoncement du bar et me retrouve dehors.
La petite ruelle est vide, hormis les deux grands bacs à ordure postés le long du mur face à moi. J’inspire longuement l’air frais de la nuit et appuie ma tête contre le mur derrière moi. Ce n’est qu’un client parmi tant d’autres certes, mais toujours un de plus dans la multitude que j’ai déjà dû supporter. Je sature.
Je dévisse la bouteille et en bois une grande gorgée avant de me perdre dans la contemplation du ciel noir, presque sans étoiles. Pourquoi personne ne veut-il de moi dans cette immensité d’ébène ? N’y a-t-il aucune place pour une âme perdue ? Une âme qui n’attend plus rien de la vie ? Qui n’attends même rien de la mort ?
Je promets d’être l’âme la plus conciliante qui soit venue jusqu’à vous. Alors s'il vous-plaît, laissez-moi vous rejoindre. Délivrez-moi de cet enfer. Tout sera mieux que cet endroit, que ce cauchemar que vous appelez une vie.
Soupirant de désespoir, je porte une nouvelle fois la bouteille à mes lèvres, profitant du calme de la ruelle déserte et malodorante, mes yeux perdus dans les reflets des néons renvoyés par une flaque d’eau près de moi.
J’en arriverai presque à me dire que vivre dans la rue serait préférable à ce que je vis actuellement, puis je me rappelle des mes premières semaines avant de trouver refuge ici. Finalement non, ce n’est certes pas la situation la plus enviable, loin de là, mais j’ai au moins un endroit où me réfugier le soir. Et j’ai Jae-Won.
Je ne me verrais pas partir d’ici sans lui. Il est tout ce qu’il me reste, ma dernière strie de lumière. Une dernière gorgée et je me résout enfin à rentrer. Même s’il ne me dira jamais rien, je n’ai pas envie de laisser Lemy seul au comptoir. Surtout avec la bande de lourdingues qui doit encore traîner dans le coin.
Lorsque je reviens, mes yeux se posent sur ladite table mais celle-ci n’est plus occupée. Je suppose que le groupe a choisi de finir la soirée ailleurs. Priant intérieurement pour que Won-Shik n’entende pas parler de mon attitude et ne vienne pas me faire la morale une fois de plus, je prends un plateau vide et me prépare à débarrasser les verres à moitié vides abandonnés par le groupe quand Lemy arrive vers moi.
“Yoongi, Won-shik te cherche.”
Je fais un signe de tête à Lemy et ne pose pas de question. Je sais pertinemment pour quelle raison il me cherche. Encore une nouvelle nuit à endurer les coups de reins d’un homme alcoolisé et transpirant, qui aura autant de considération pour moi qu’il pourrait en avoir pour son animal de compagnie.
Je vais directement dans ma chambre, sachant parfaitement ce que j’ai à faire. Quand j’ouvre la porte, il est là. L’homme à la chemise rose. Il est allongé sur mon lit, comme s’il était chez lui et ses yeux brillants braqués sur moi ne me disent rien de bon.