RIVALITÉ MASCULINE
L’exécuteur
Le sable s’écrase sous mes bottes alors que je marche vers le vaisseau. J’ai passé la nuit seul à me geler, à ruminer comme un con sans pouvoir trouver le sommeil. Putain de planète de merde ! Qui aurait cru qu’elle passerait de l’enfer brûlant au gel glacial en quelques heures ? Mon cou me fait mal, mes épaules aussi, et cette foutue gueule de bois n’arrange rien. J’ai trop bu hier, plus que ce que j’ai l’habitude, mais ça fait du bien. Heureusement qu’il n’y a pas d’alcool sur le vaisseau sinon je serais saoul tous les jours.
Les mains dans les poches, j’observe les robots qui s’agitent autour du vaisseau. Enfin, ils ont fini par le réparer. On va pouvoir se tirer de ce trou à rats, et tant mieux, parce que je ne supporte plus cet endroit. Je balaie les environs du regard à la recherche d’un visage familier. Derrière le feu de camp, une masse noire se dessine, couchée sur le sol. Les soleils m’éblouissent, et je distingue à peine deux corps allongés. Ça ne m’étonnerait pas que ce soit ce trou du cul de Kaï avec sa brunette chérie. Un nuage passe et l’ombre se révèle : ce n’est pas eux.
C’est Viktor et Amyris, blottis l’un contre l’autre.
Une de ses mains caresse ses cheveux et glisse une mèche blanche derrière son oreille. Mais, de quel droit il la touche ? Je suis figé, incapable de détourner les yeux. Ils sont si proches, tellement que j’ai envie de vomir. Et ça pourrait bien arriver avec tout ce que j’ai absorbé hier.
Il embrasse chaque centimètre de son visage comme si elle était à lui, et elle… non… elle se laisse faire. Elle accepte chacun de ses baisers. Sans broncher. Pendant que je crève littéralement à l’intérieur. Rongé par la jalousie, écrasé sous le poids du regret. J’ai passé la nuit à la vouloir, à résister à cette envie de la rejoindre, tout ça pour me prouver que c’était moi qui contrôlais, pas mes sentiments. Tout ça pour quoi ? Pour que tout m’explose à la figure au lever du jour. Si j’avais cédé, elle ne serait pas là, collée à ce binoclard. Elle serait avec moi.
La rage monte, violente, incontrôlable. Pas question que je le laisse faire. Pas question que cet enfoiré aille plus loin. Je fonce, sans réfléchir. Viktor m’entend, je le vois lever la tête vers moi. Ses yeux sont pleins de mépris, et il ose même esquisser un petit sourire narquois. Il resserre son étreinte autour d’Amyris, enfouissant son visage dans son cou. Il me provoque, et elle ne bouge pas.
Je vais le tuer, putain, je jure que je vais le tuer !
Je l’arrache de ses bras pour la mettre exactement là où elle doit être : contre moi. Elle est encore à moitié endormie, ses paupières sont à peine ouvertes. Elle n’a même pas compris que j’étais là. Son visage heurte ma poitrine tandis que son corps glisse doucement contre le mien, sans défense. Mon bras la serre instinctivement, comme pour la protéger de tout ce qui pourrait lui faire du mal. Comme lui.
C’est perturbant de la sentir se coller à moi sans retenue, surtout dans sa petite tenue. Je fais un effort surhumain pour ignorer ses seins qui pointent à travers le fin tissu et qui s’écrasent de tout leur poids contre mon torse. Je voudrais la secouer pour la réveiller, pour qu’elle m’explique ce qu’elle fiche avec lui, mais la voir si tranquille me calme un peu. Elle n’a jamais été si paisible. Son visage est doux, sans peur ni colère, et c’est agréable de ne pas la voir me détester pour une fois. Qu’elle ne me résiste pas à tout prix.
Mais je lui en veux. Parce qu’elle a préféré aller vers cet enfoiré que vers moi. Ça m’énerve. Je la serre encore plus fort. Ses cheveux caressent ma joue, et pendant une seconde, j’ai envie de m’endormir avec elle. Je ferme les yeux, mon visage enfoui dans son cou, savourant l’instant. Si seulement Viktor n’était pas là.
Il se met à rire doucement tout en se levant. Il bâille, prend le temps de s’étirer, fait rouler sa nuque et craquer ses doigts. Ce connard prend un malin plaisir à se foutre de moi, comme si elle était déjà acquise. Il tend la main vers Amyris pour me la reprendre.
— Qu’est-ce que tu fous, sale enfoiré ?! craché-je, la voix tremblante de fureur. Ne la touche pas !
Contre moi, Amyris s’agite. Ses paupières s’ouvrent doucement, et je sens ses petites mains s’agripper à mon tee-shirt. Elle est tellement mignonne au saut du lit avec ses cheveux épars et son visage de poupée embrumé… mais ce n’est pas le moment de se déconcentrer. Viktor lève un sourcil, toujours ce maudit rictus aux lèvres. Je rêve de lui éclater la mâchoire, mais je ne veux pas lâcher Amyris.
Il soupire, époussette et réajuste sa combinaison. Ce fils de pute à la gaule, et il ne s’en cache pas. Il se permet même de remettre sa queue en place sous mes yeux. Il se décide enfin à me répondre en passant sa main dans ses cheveux poussiéreux :
— Ça se voit pas ? On était en plein câlin, et tu nous déranges.
Ses mots me transpercent, semblables à un coup de couteau. Je sens ma mâchoire se serrer, mes muscles se contracter, mon sang bouillir de rage.
— Arrête de dire des conneries, elle était même pas consciente !
Viktor hausse les épaules avec nonchalance, et je vois cette lueur d’amusement dans ses yeux, celle qui me donne envie de lui exploser la gueule depuis le premier jour.
— Qu’est-ce que t’en sais ? T’étais pas là hier soir…
La colère trouble ma vision, pourtant je m’efforce de rester calme. Je sais très bien ce qu’il sous-entend, mais il ne m’aura pas avec ça. Au fond, je sais qu’il bluffe, qu’ils n’ont rien fait. Amyris ne le laisserait pas la toucher si facilement. Et puis, c’est moi qu’elle veut… pas vrai ?
L’intéressée émerge enfin du monde des rêves. Elle comprend rapidement ce qui se passe et se place entre nous :
— Mais à quoi vous jouez ? Arrêtez ! braille-t-elle d’une voix ensommeillée.
Quand est-ce qu’elle s’est libérée ?
Avant qu’elle ne puisse dire un mot de plus, je l’attrape par le bras et la ramène contre moi. Je serre fort, trop même, ses membres craquent sous mes doigts. Son regard est plein de douleur, et je regrette presque mon geste. Je ne veux pas lui faire mal. Quand je suis en colère, je ne contrôle plus rien. Mais elle n’a qu’à rester à sa place.
— Personne ne t’a dit de bouger, je lui souffle au visage.
— Lâche-moi, Kyle ! s’écrie-t-elle en enfonçant ses ongles dans ma main.
Mais je l’entends à peine, toute mon attention est fixée sur Viktor. Cet enfoiré mérite de crever pour avoir posé ses sales pattes sur elle, et je suis en train de réfléchir au meilleur moyen de le tuer. Elle se met à couiner et à gigoter dans tous les sens. Je pourrais mieux me concentrer si elle arrêtait de geindre.
— Ferme-la, putain ! lui craché-je en la secouant légèrement.
Ses yeux caramel se braquent sur moi, et je tressaille en voyant son visage déformé par l’angoisse et la douleur.
—Tu me fais mal… Arrête… m’implore-t-elle en se recroquevillant.
Je suis son regard. Le bras que je tiens est complètement tordu. La manche de son joli haut est déchirée, laissant apparaître des bandages à moitié arrachés. Elle est blessée… à cause de moi ? Mes mains se mettent à trembler, et malgré la colère, je sens que je lâche prise. Je lis sa haine dans ses yeux. Elle me glace. Me fait douter. Juste une seconde.
Putain, non…
Pas le temps de reprendre mes esprits. Viktor disparaît. Il veut vraiment qu’on se batte maintenant ? Même avec Amyris dans mes bras ? Qu’est-ce qu’il espère ? Que je la lâche pour me protéger ? C’est mal me connaître. Je ne le laisserai pas me la voler. Et je ne me défendrai pas non plus. Je me concentre sur elle, j’encaisse les coups, parce que je préfère crever que de la laisser filer. Je l’enlace, une main dans son dos, l’autre derrière sa tête. Ça ne dure que quelques secondes, mais je sens son corps se crisper de stupeur. Chacune de ses courbes se moule parfaitement à mon corps, et toute ma rage s’évapore. Jusqu’à ce qu’une pluie de coups invisibles me frappe. Précis. Violents. Ils me percutent de plein fouet. Dos. Côtes. Jambes. Nuque. Je suis obligé de la libérer, et elle tombe dans le sable.
Viktor en profite, il me balance son meilleur coup de poing en plein ventre. Je sens mes tripes se nouer, la bile monter, tous les verres que j’ai descendus la veille, prêts à sortir. Je crache sous l’impact, plie un genou au sol.
Putain, ce mec…
Je dois admettre que, ses muscles, ce n’est pas juste de la gonflette. Il a plus de force que ce que j’imaginais, plus que ce que je n’aurais jamais. Et ça me coûte de l’admettre.
Amyris me fixe, une main couvrant sa bouche, et l’humiliation me frappe en plein visage. J’ai honte qu’elle me voie comme ça, à terre, vulnérable. Incapable de la protéger.
— Kyle… Ça va ?
Elle s’est relevée, et tend sa main vers moi. Ses yeux brillent d’inquiétude. Ce n’est pas du tout ce que j’attendais, mais c’est au-delà de ce que j’espérais. Je me redresse, encore sonné par les coups. Je voudrais attraper sa main, mais Viktor se plante entre nous deux, face à elle. Je ne vois pas son visage, mais j’imagine qu’il doit être choqué de sa réaction. Oui, il vient de la sauver, elle devrait lui être reconnaissante, pas s’inquiéter pour moi.
— Euh, tu devrais plutôt me remercier, lâche-t-il, son ton oscillant entre confusion et amertume.
Je vois le déclic dans le regard d’Amyris, le moment où elle comprend qu’elle s’est trompée. Son instinct l’a trahie, et son corps a réagi pour celui qu’elle aime vraiment : moi. Je jubile intérieurement, tellement que j’en oublie le goût acide qui me brûle la gorge. Viktor m’a peut-être démonté la tronche, mais j’ai gagné. Là où ça compte vraiment.
— Viktor, je... Merci. Vraiment.
Ses remerciements sonnent aussi creux qu’une bouteille vide. Je me retiens de rire. Viktor baisse la tête et serre les poings. Sa déception est palpable, mais tellement savoureuse.
Et ouais, connard, son cœur est à moi, qu’elle le veuille ou non.
Amyris se mord la lèvre, son regard fuyant, et je sens l’exaltation monter en moi. Voir Viktor se prendre cette claque de réalité, ça vaut tous les coups qu’il a pu me donner.
— Tu vois, mec, je ricane entre mes dents. Elle est toujours à moi, peu importe ce que tu fais. Peu importe ce que JE fais.
Je sens la lueur de triomphe faire briller mes yeux, ma fierté balayant tout le reste. Sans un mot de plus, Viktor s’en va, les épaules lourdes. Il l’aime peut-être, mais ce n’est pas réciproque. Ça ne le sera jamais.
Je me retrouve seul face à Amyris. Ses yeux sont perdus dans le vide, à l’endroit où se tenait Viktor. Elle a l’air de regretter ses paroles. Et puis, sa tête se lève vers moi. Sa mâchoire se crispe, ses yeux me fusillent. Elle peut être en colère contre moi, je m’en fous. Je ne suis pas coupable dans cette histoire, elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même.
— Va te faire foutre, Kyle, siffle-t-elle en me toisant. Peu importe ce qu’il vient de se passer. Je préfère crever qu’avoir des sentiments pour toi !
Ses mots claquent dans l’air comme une promesse. Je devrais m’inquiéter, mais je sais que ça ne servirait à rien. Quoi qu’il arrive, elle me reviendra. Et à ce moment-là, elle paiera le prix fort pour avoir fricoter avec ce salaud.
— Tu crois vraiment que tu peux m’ignorer ? Tu le regretteras.
— Je n’ai pas peur de toi ! hurle-t-elle en serrant les poings.
Elle me défie du regard, comme au premier jour, et j’adore ça. Cette fille me rend dingue… et je la veux encore plus pour ça. Je sais ce qu’il me reste à faire. Je m’approche d’elle, mais elle me repousse brutalement avec son pouvoir. Je sens une force invisible appuyer sur la côte que Viktor a cognée, et la douleur me coupe le souffle.
— Un pas de plus, et je te coupe en deux, me prévient-elle d’une voix tremblante.
Elle utilise son pouvoir contre moi, la petite garce…
Le cœur battant, je la regarde courir après Viktor et disparaître dans le vaisseau. Peut-être qu’elle était sérieuse, finalement. Et que c’est moi qui vais regretter.