— … l’aube brûlera plus fort que la nuit, acheva-t-elle dans un souffle, alors que ses doigts effleuraient les dernières lettres gravées sur la stèle.
Elle connaissait ces lignes par cœur. Elle était venue ici tant de fois qu’elle pouvait en réciter le moindre mot sans même les regarder. Ses doigts restèrent une seconde de plus contre la pierre, la frôlant à peine, avant qu’elle ne lève la tête en direction de la statue qui la surplombait d’au moins deux mètres. Lentement, son regard parcourut le marbre poli de la sculpture, glissant sur les courbes de ses formes jusqu’à atteindre son visage. Le travail était d’une qualité telle qu’elle s’attendait presque à la voir se mettre en mouvement, sa robe bruissant autour d’elle en une danse voluptueuse. Et comme à chaque fois qu’elle venait ici, elle ne pouvait s’empêcher d’être frappée par la beauté de la femme représentée, une beauté si pure que l’on ne pouvait douter de ses origines divines.
— Une œuvre sublime, n’est-ce pas ?
Arrachant ses doigts à la stèle qu’ils effleuraient encore, Amaryllis recula dans un sursaut, heurtant sans le vouloir la prêtresse qu’elle n’avait pas entendu approcher, tant elle était perdue dans sa contemplation. Les joues légèrement rosies, elle bafouilla quelques excuses en inclinant respectueusement la tête.
— Ce n’est rien, sourit la prêtresse en apposant une main douce sur l’épaule de la jeune femme. Je sais à quel point il est aisé de se perdre dans ces moments de réflexion.
Ne sachant quoi répondre, Amaryllis se contenta de redresser la tête en souriant d’un air reconnaissant et la vieille femme hocha la tête avant d’ôter sa main. Puis, imitant sa visiteuse quelques secondes auparavant, elle leva à son tour la tête vers le haut de la statue, joignant ses mains devant elle en signe de déférence.
— Cette sculpture a toujours été ma préférée, reprit-elle tandis que ses lèvres s’étiraient en un sourire presque ému. Elle rend particulièrement bien hommage à son modèle, si vous voulez mon avis.
Pour toute réponse, Amaryllis acquiesça avant que ses doigts ne viennent machinalement coincer l’une de ses mèches derrière son oreille. Un geste qui trahissait sa nervosité lorsqu’elle était en présence d’inconnus. Loin d’être asociale, elle ne pouvait toutefois s’empêcher d’être sur la défensive lorsqu’elle était approchée par quelqu’un qu’elle ne connaissait pas.
Rien de bien étonnant, cela dit, lorsque le monde entier vous qualifiait d’Impure et souhaitait votre mort.
A cette pensée, une grimace vint étirer ses lèvres et elle se détourna brièvement pour ne pas attirer davantage l’attention de la vieille femme. C’est dans son geste qu’elle remarqua le large pendentif que la prêtresse portait autour du cou et elle le fixa quelques instants, intriguée.
— Vous êtes une Räelide ? s’enquit la jeune femme, attirant l’attention de la prêtresse qui l’observa d’un air surpris, comme si elle avait oublié qu’elle était capable de parler.
Son visage reprit cependant bien vite sa bienveillance et la vieille femme hocha doucement la tête avant de porter sa main à son pendentif, qu’elle caressa doucement.
— Aujourd’hui et à jamais, se contenta-t-elle de répondre de sa voix éraillée. Jusqu’à ce que le Néant me rappelle à lui, mon existence toute entière est vouée à Myarae.
Amaryllis n’en avait encore jamais rencontré jusque lors. Elle connaissait leur existence, bien sûr. Malgré une adolescence délicate -et encore, le mot est faible-, elle avait eu droit à une certaine instruction et avait comblé ses lacunes en se perdant dans les quelques ouvrages auxquels elle avait pu avoir accès, aussi bien chez Alexander que dans la librairie où elle avait réussi à obtenir un emploi. Mais les Räelides étaient une espèce de prêtresses difficilement côtoyables, en théorie, à l’instar des autres Eveillées, ces prêtresses vouées à servir, corps et âme, l’un des quatre Dieux Primordiaux. Les seules capables de communiquer avec eux. Certaines rumeurs prétendaient que c’était parce qu’elles étaient les seules capables de se rendre à Lureasia, le Royaume Céleste dans lequel sommeillaient les Dieux, dans l’attente d’on ne savait quoi, mais c’était surtout le genre d’histoire que l’on racontait aux enfants lors de leur instruction religieuse.
Sans rien répondre de prime abord, son regard erra de nouveau jusqu’à la stèle devant laquelle elle s’était tenue quelques minutes auparavant et la prêtresse suivit son regard avant de se remettre à sourire.
— Connaissez-vous l’histoire de cette stèle ? lui demanda la vieille femme.
Pensive, Amaryllis laissa passer quelques secondes alors qu’elle réfléchissait.
— C’est un Chant traditionnel, commença-t-elle d’une voix incertaine, du moins le crois-je. J’avoue ne pas être vraiment calée sur le sujet.
— C’est bien plus qu’un simple Chant, lui répondit la vieille femme après l’avoir considérée une seconde. C’est une prophétie. Celle qui annonce l’arrivée de l’aube qui succèdera à la nuit.
Le regard d’Amaryllis se fit perplexe. Elle n’avait jamais été adepte des prophéties. Sans doute ne possédait-elle pas la sensibilité nécessaire pour les appréhender comme il se devait. Elle en venait parfois à se demander si elles possédaient réellement une quelconque utilité ou si elles n’étaient pas simplement l’expression de croyances anciennes qui se perpétuaient dans le temps. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’elle ne se tourne vers la prêtresse, qui l’observait toujours. Presque comme si elle voulait jauger ses réactions.
— Les prophéties se réalisent-elles vraiment ? s’enquit-elle finalement auprès de la vieille femme.
— Pourquoi, ne pensez-vous pas cela possible ? lui demanda-t-elle en retour.
Le visage d’Amaryllis se para d’une moue songeuse et elle reporta son attention sur cette stèle qui l’émerveillait tant. Elle n’avait jamais vraiment compris pourquoi cette pierre l’attirait à ce point, ni pour quelle raison elle éprouvait un certain réconfort chaque fois qu’elle venait passer quelques instants ici, devant cette statue. Lorsque les journées se faisaient trop longues, trop chargées en émotions, elle avait pris l’habitude de venir se réfugier un peu dans ce temple, le seul dans ce coin reculé de la région, pour laisser à son esprit le temps de retrouver une certaine sérénité. C’est Alexander qui le lui avait fait découvrir, quelques semaines après son arrivée chez lui, lorsque les cauchemars s’étaient fait trop présents.
“Si tes pensées commencent à t’étouffer, viens les confier aux Dieux. Ils sont d’une bien meilleure écoute que la majorité des êtres humains qui peuplent ce monde.”
Elle en avait douté. L’avait regardé d’un air dubitatif. Mais après une énième nuit de chaos, elle avait décidé de tenter le coup. Après tout, qu’avait-elle à y perdre ? Au mieux cela fonctionnerait. Au pire… eh bien, elle aurait profité d’une agréable balade matinale.
La première fois, elle n’était restée que quelques minutes, peu à l’aise avec l’atmosphère mystique du lieu.
La seconde fois, elle avait pris le temps de faire le tour du temple, se surprenant à détailler chaque sculpture avec une certaine admiration.
Puis elle s’était arrêtée devant la dernière, stupéfaite par la finesse avec laquelle l’artiste sculpteur l’avait réalisée. Non pas que les autres soient d’une moindre qualité, mais elle ressentait une forme de sensibilité particulière à l’égard de celle-ci. Une sensibilité qui se rapprochait presque de la familiarité. Alors lorsque son regard s’était posé sur la stèle qui gisait à ses pieds, elle n’avait pu s’empêcher de s’en approcher pour en distinguer les quelques lignes.
Des lignes qu’elle n’avait pu s’empêcher de venir relire, encore et encore, durant les semaines qui avaient suivi cette visite. Peut-être la beauté simple de ces vers parvenait-elle à apaiser ses tourments, lorsque son esprit se faisait trop agité.
Un bruit à côté d’elle tira Amaryllis de ses pensées et elle réalisa qu’il devait s’être écoulé un long moment sans qu’elle ne réponde. Elle cligna des yeux plusieurs fois puis finit par hausser les épaules, sans quitter la pierre des yeux pour autant.
— Je l’ignore, lâcha-t-elle d’un ton incertain. Pour être tout à fait honnête, tout cela me paraît un peu… abstrait, ajouta-t-elle en embrassant le temple d’un large geste du bras.
Le silence sembla s’étirer entre elles pendant quelques secondes, secondes durant lesquelles la prêtresse la considéra d’un air étrange et Amaryllis se demanda si elle n’avait pas froissé son hôtesse. Elle s’apprêtait d’ailleurs à s’excuser pour ses propos potentiellement offensants mais elle n’en eut pas le temps.
— Et pourtant, commença la prêtresse, vous ne pouvez vous empêcher de venir vous recueillir entre ces murs. Devant elle, précisa-t-elle en indiquant la sculpture d’un mouvement de la main. Je me trompe ?
La bouche de la jeune femme forma un arrondi surpris et elle cilla légèrement.
— Je…
Les mots ne venaient pas. Amaryllis chercha une justification, quelque chose à répondre, mais elle ne sut quoi dire face à l’affirmation, puisque c’en était manifestement une, de la prêtresse. Car elle ne savait comment expliquer cette envie -non, ce besoin- de venir apaiser son esprit ici. Mais ce qui la surprenait d’autant plus, c’était que la prêtresse sache pertinemment que ce n’était pas sa première visite, loin de là.
— Ne soyez pas surprise, reprit la vieille femme en joignant ses mains devant elle. Mes sœurs et moi avons un rapport tout particulier avec ce lieu. Ou plutôt, avec elle, ajouta-t-elle en désignant la statue de la main. Rien de ce qui se passe ici ne nous échappe. Jamais.
Le regard d’Amaryllis suivit le geste de la prêtresse puis glissa jusqu’au bandeau gravé qui se trouvait à ses pieds, juste à côté de la stèle.
Myarae, Déesse de la Vie et de la Réminiscence.
Avant qu’Alexander ne lui fasse découvrir ce temple, elle ne s’était jamais vraiment intéressée aux légendes qui entouraient les origines du monde. Elle savait que la religion occupait une place prépondérante au sein de la société mais elle n’y avait jamais vraiment prêté attention. D’autant plus que, dans ses souvenirs, le village dont elle était issue n’était pas très croyant. Elle ignorait même si ses parents possédaient la moindre conviction à ce sujet.
Mais depuis qu’elle avait commencé à y venir, sa curiosité l’avait poussée à se renseigner davantage et, aujourd’hui, elle était capable de réciter les noms des différents Dieux sans se tromper.
A cette pensée, son regard se détourna vers les autres sculptures qui se dressaient tout autour du centre du temple, comme autant de gardiens figés dans le marbre qui jugeraient les visiteurs des lieux.
Ils étaient au nombre de quatre. Majestueux. Exultant une puissance indéniable.
Les Dieux Primordiaux.
Tout d’abord, venait Altharion. Dieu de l’Harmonie Cosmique. Certains disaient de lui qu’il était à l’origine de la magie élémentaire.
A sa gauche se dressait Elirne, Déesse du Temps et des Destinées. De ses doigts agiles, elle tissait les fils du destin qu’aucun Dieu ni mortel ne pouvait altérer.
Ensuite, venait Myarae, Déesse de la Vie et de la Réminiscence. C’était, de loin, la plus douce des quatres, celle qui veillait sur le cycle de la vie, des âmes et sur les mémoires des anciens.
Quant à la dernière, Amaryllis ne s’en approchait jamais. Le port altier, l’homme semblait se dresser fièrement, presque comme s’il cherchait à s’élever au-dessus des autres. Et, bien que parfaitement immobile, il avait semblé à la jeune femme que la statue la suivait du regard, lorsqu’elle venait déambuler au sein des allées du temple.
Son regard glissa à son tour jusqu’au bandeau, supposé se trouver au même endroit que sur la sculpture qui lui faisait face mais elle savait déjà qu’elle n’y trouverait rien. Comme si son nom avait été effacé volontairement.
Elle n’en avait toutefois pas besoin. Elle savait qui il était.
Myknos, Dieu de la Désunion et des Abysses.
Le responsable de tous ses maux. Du moins était-ce ce que la légende contait.
A cette pensée, quelque chose s’agita en elle et elle frissonna, subitement mal à l’aise.
Comme si elles reconnaissaient leur créateur.
— Que savez-vous sur celui-ci ? s’enquit Amaryllis en désignant la sculpture du doigt, avant de tourner son regard vers la vieille femme.
Le changement fut immédiat et la jeune femme fronça les sourcils lorsqu’elle vit le visage de la prêtresse se refermer subitement. Inutile de lui demander ce qu’elle pensait des légendes qui couraient à son sujet, visiblement.
— Rien qui ne soit suffisamment digne d’intérêt pour être partagé de la sorte, se contenta-t-elle de répondre. Et vous ne devriez pas chercher à en savoir davantage, mademoiselle Norwood. Pas maintenant.
Comment ne pas vouloir en savoir plus après un avertissement pareil ?
Amaryllis se retint de sourire et se contenta d’acquiescer. Elle savait lorsqu’une bataille était perdue d’avance et qu’elle ne tirerait rien de cette vieille femme. Et puis, de toute façon, elle s’était suffisamment attardée ici pour aujourd’hui. Tout en remontant son sac sur son dos, elle adressa un sourire poli à la prêtresse avant d’incliner respectueusement la tête dans sa direction.
— Merci pour le temps que vous m’avez accordé, Mya Räelide, souffla Amaryllis avant de se redresser. Peut-être nous recroiserons-nous lors de mes prochaines visites.
Pour toute réponse, la prêtresse se contenta de lui sourire. Un sourire énigmatique, presque malaisant et qui effaça quelque peu celui d’Amaryllis.
— Je doute que votre chemin vous ramène ici de si tôt, mademoiselle.
Cette dernière phrase, à peine soufflée, fit de nouveau tiquer la jeune femme qui considéra son interlocutrice une seconde encore avant de se détourner afin de quitter le temple. Alexander était censé rentrer de mission ce soir-là et elle ne voulait manquer son retour pour rien au monde.
D’une démarche tranquille, elle se dirigea vers l’entrée du temple, étrangement pressée de se retrouver à l’extérieur.
Mais alors qu’elle avait presque atteint les portes massives, un détail la frappa et elle pila net, prise d’un curieux sentiment.
— Attendez ! appela-t-elle en se retournant.
Ses yeux ne rencontrèrent que le vide. La prêtresse avait déjà disparu. Et avec elle, la réponse à une question qui lui taraudait désormais l’esprit.
Son nom.
Elle l’avait appelée par son nom.
Le ventre d’Amaryllis se noua et le malaise subsista alors qu’elle quittait le temple.
Par les Dieux, comment le connaissait-elle ?
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Le ciel se parait déjà des premières lueurs chaudes du crépuscule lorsqu’elle arriva devant la petite maison qu’elle partageait avec Alexander et la jeune femme ralentit le pas pour se laisser le temps de s’imprégner de l’atmosphère des lieux. Lorsque le Gardien l’avait amenée ici, après son sauvetage, les débuts avaient été très difficiles pour elle. Elle qui avait toujours été habituée à être entourée des siens avait eu beaucoup de mal à accepter ce soudain isolement, la maison de son bienfaiteur se trouvant à bien dix kilomètres, au moins, de toute forme de civilisation.
Et puis, finalement, elle avait appris à apprécier cette solitude, y trouvant même un certain réconfort, un certain sentiment de sécurité. Personne, en dehors des rares connaissances d’Alexander ou des artisans qu’il embauchait pour quelque raison que ce fusse ne venait jamais leur rendre visite. Cela réduisait donc à l’impensable l’hypothèse que les Ombregardiens viennent la chercher un jour.
Sans compter sur le fait qu’elle soit hébergée par l’un d’entre eux, évidemment. Un fait que, si elle l’appréciait sans conteste, elle n’était jamais parvenue à justifier. Elle avait tenté d’interroger Alexander sur ses motivations une fois ou deux, peu de temps après son arrivée ici. Interrogations auxquelles il s’était contenté de répondre qu’il n’avait pu se résoudre à achever une adolescente, que cela ne lui semblait pas juste, elle qui n’avait pas choisi de naître et vivre dans une communauté telle que celle-ci.
Une communauté d’Impurs.
Amaryllis n’avait rien répondu, ce soir-là. Elle s’était contentée de sourire, dissimulant ses pensées derrière un masque de reconnaissance manifeste.
Si tu savais, Alex.
Elle était pourtant persuadée qu’il l’avait vue faire, cette nuit-là. Elle se souvenait de son regard terrifié, lorsqu’elle avait laissé sa magie exploser sur ces Gardiens qui tentaient de s’emparer d’elle.
Lorsqu’elle les avait laissées réduire ces hommes à des tas de charpie.
Rien que la magie élémentaire ne puisse réaliser, elle le savait très bien.
Cette nuit-là, elle avait compris qu’elle était différente. Qu’elle était comme eux. Une Impure. Et lorsqu’elle avait croisé le regard d’Alexander, elle était persuadée qu’il l’avait compris également.
Mais peut-être son jeune esprit lui avait-il joué des tours puisqu’il l’avait recueillie sans broncher, la dissimulant aux regards de ses collègues alors qu’ils achevaient de brûler le village et d’emmener ses occupants.
C’était la dernière fois qu’elle voyait ses parents. Car tout le monde savait que ceux qui étaient conduits dans les cachots du Palais n’en ressortaient jamais. Pas vivants, du moins. Alors si vous y étiez conduit pour « pratique d’un art sombre » (un synonyme de trahison pour la royauté d’Athea)… votre espérance de vie se réduisait à pas grand chose.
A cette pensée, elle leva le nez vers le ciel. A vue d'œil, elle avait encore une bonne quarantaine de minutes avant que le jour ne disparaisse entièrement. Plus de temps qu’il n’en fallait pour faire un petit détour dont elle ne pouvait se passer.
Tournant sur sa droite, elle emprunta un petit sentier qui contournait la maison et le suivit jusqu’à ce qu’il la fasse pénétrer dans un petit bois où elle avait l’habitude de se promener, lorsque le temps le permettait. Ou lorsque Alexander ressentait une soudaine envie de préparer un bon ragoût de champignons. Personnellement, elle n’en était pas friande mais elle savait que son mentor appréciait tout particulièrement ce fonge. Quant à elle, elle se plaisait à partir en quête de ce précieux produit, prenant un plaisir non dissimulé à les traquer sous les branchages et diverses feuilles qui ornaient le sol du petit bois.
C’était, d’ailleurs, lors de l’une de ses sessions de cueillette qu’elle avait découvert la toute petite clairière dans laquelle ses pas la menèrent au bout de quelques minutes, avant qu’ils ne ralentissent d’eux-mêmes, comme si son corps reconnaissait et respectait aussitôt la solennité du lieu. Cachée par les feuillages touffus des arbres qui l’entouraient, la température autour de la jeune femme avait chuté de quelques degrés mais elle n’en tint pas compte alors que son attention se focalisait toute entière sur les deux stèles qui se dressaient au centre de cette clairière, simplement ornées de quelques fleurs sauvages ramassées au gré de ses pérégrinations.
Deux stèles, mais deux tombes sans corps.
— Salut papa, souffla-t-elle en s’approchant finalement. Salut maman.
Lorsque Alexander lui avait proposé de les dresser, elle n’en avait pas vu l’utilité sur l’instant. Pourquoi dresser des pierres tombales pour des gens qu’on ne pourrait jamais enterrer ? Pourquoi se donner la peine de leur ériger un autel mortuaire alors qu’ils ne pourraient jamais y reposer ? Mais il avait insisté, arguant que cela pourrait lui apporter une certaine forme d’apaisement, alors elle avait fini par céder.
Dès le lendemain, elle avait été forcée de constater qu’il avait entièrement raison.
Sans même lui jeter un regard, elle laissa glisser son sac au sol puis parcourut les quelques mètres qui la séparaient des stèles avant de s’agenouiller devant elles. Comme à son habitude, elle porta ses doigts à sa bouche afin d’y apposer un doux baiser puis les déposa, tour à tour, sur les deux noms qui avaient été gravés sur les pierres.
Alistair et Miranda Norwood.
Un triste sourire vint étirer ses lèvres.
— Désolée, je n’ai pas pu passer avant. Beaucoup de boulot à la librairie.
Une légère brise vint lui caresser le visage, laissant quelques mèches blondes glisser et pendre sur le côté de sa tête et elle sourit un peu plus. Elle entendait presque la voix de ses parents l’assurer que ce n’était rien de grave.
Et même si elle savait qu’ils ne pourraient lui répondre, elle fit ce qu’elle faisait toujours, chaque fois qu’elle venait : elle leur parla. Les mots sortirent naturellement alors qu’elle leur racontait ses journées, ses pensées, qu’elle leur confiait ses tracas. Elle passa sous silence son étrange rencontre au temple, sans vraiment savoir pourquoi elle ne désirait pas l'évoquer, puis elle continua son monologue, laissant son discours se faire avec aisance.
Elle sut qu’elle avait terminé lorsqu’elle se sentit soudain vidée, comme si elle avait enfin évacué tout ce qui la pesait jusque lors. Généralement, c’était à ce moment précis qu’elle décidait de partir et elle se releva d’ailleurs, prête à rentrer chez elle.
Un craquement retentit derrière elle et elle se figea, alerte.
Instinctivement, sa main se porta à la dague qu’elle portait à la ceinture et dont elle ne se séparait jamais, peu importaient les circonstances.
Cela pouvait être n’importe quoi : le vent, un animal, une branche qui tombe… Son côté rationnel lui soufflait qu’elle en faisait sans doute trop.
Jusqu’à ce qu’un second craquement retentisse, baillonnant pour de bon sa rationalité.
Ce bruit, elle le connaissait bien, pour le provoquer tous les jours : c’était quelqu’un qui marchait.
Et les visiteurs, dans cette partie de la région, étaient inexistants. Personne ne venait ici par hasard. Et encore moins dans cette clairière.
Cette fois, une alarme se déclencha dans sa tête et elle pivota lentement, sortant avec lenteur sa dague de son fourreau. Si les Ombregardiens l’avaient trouvée…
Si ces bâtards m’ont trouvée, je tâcherais d’en emporter quelques uns avec moi.
A cette pensée, la magie s’agita en elle, comme si elles se délectaient de cette éventualité.
Amaryllis grimaça puis fit quelques pas en avant afin d’attraper son sac, l’air de rien. Mais son regard, lui, ne cessait de fouiller les bois autour d’elle, à l’affût du danger. Un danger qui, de prime abord, ne semblait pas vouloir l’approcher.
Allez, approchez…
Un mouvement fugace sur sa gauche attira son attention et elle se tourna subitement, la main qui tenait le manche de sa dague légèrement vers l’arrière, à hauteur de sa tête.
Lorsque ses yeux se posèrent sur lui, son visiteur n’eut pas le temps d’approcher davantage que la lame fila dans sa direction, se plantant dans le tronc situé à quelques centimètres de sa tête.
L’air légèrement surpris, l’homme observa cette dague fermement plantée dans le bois, la jaugeant en silence, puis il se tourna de nouveau vers Amaryllis, avant d’enfoncer ses mains dans ses poches. Comme si elle ne représentait aucun danger.
Elle ignorait pourquoi, mais cette vision l’agaça prodigieusement.
— Cela aurait été gênant, pour nous deux, que tu atteignes ta cible, lui lança-t-il d’un ton calme.
Plissant les yeux, la jeune femme se redressa légèrement mais campa sur sa position, l’homme ne semblant pas faire mine de vouloir avancer vers elle. Toutefois, bien qu’il ne porte pas l’uniforme caractéristique des Ombregardiens (ce qui semblait démontrer qu’il n’en faisait pas partie), elle ne baissa pas sa garde. Personne ne viendrait ici par hasard. Cet homme était venu pour elle.
— Et qui vous dit que je ne l’ai pas atteinte ? persifla-t-elle en retour, ignorant le fait qu’il l’avait tutoyée.
Pour toute réponse, ses lèvres s’étirèrent en un sourire amusé et il passa une main dans la tignasse blonde qui ornait sa tête.
— Tant mieux pour moi, dans ce cas, je suppose.
Ce disant, il se tourna vers la dague qu’il arracha d’un geste vif avant de l’observer d’un air pensif durant quelques secondes. Puis, cette fois, il fit un pas vers elle et Amaryllis recula tout autant, une main légèrement tendue devant elle.
— Qu’est-ce que vous me voulez au juste ? lui lança-t-elle, sans cesser de bouger en même temps que lui.
Il le remarqua sans conteste puisque son sourire s’élargit alors que son regard se mit à pétiller d’amusement. Ce salaud se fout de ma gueule. Néanmoins, il cessa d’avancer vers elle.
— Moi ? Pas grand chose, répondit-il en haussant les épaules. En revanche, toi, tu vas vouloir quelque chose de moi, d’ici quelques instants.
La jeune femme haussa les sourcils puis stoppa tout mouvement.
— Qu’est-ce que vous racontez ? Je ne vous connais même pas, renchérit-elle en croisant les bras, dardant sur son étrange visiteur un regard méfiant.
L’homme plissa alors les yeux à son tour, jaugeant la jeune femme puis il inclina légèrement la tête sur le côté. Comme s’il exultait à la simple idée de ce qu’il s’apprêtait à lui répondre.
— Tout ce qui compte, c’est que moi je te connais, Amaryllis Norwood.
Son cœur manqua un battement et elle regretta immédiatement de ne plus avoir sa dague. Dague qui se trouvait désormais entre les mains de cet inconnu qui la faisait lentement tournoyer entre ses doigts.
— Et que, la coupa-t-elle alors qu’elle ouvrait la bouche pour répondre, j’ai une information qui devrait grandement t’intéresser.
Il ponctua sa phrase d’un nouveau sourire en coin et, malgré elle, Amaryllis sentit son intérêt piqué, davantage pour l’information qu’il semblait pressé de partager avec elle que par le fait qu’il la connaisse manifestement.
— Et comment savez-vous qu’elle pourrait m’intéresser ?
Elle feignit l’indifférence mais au fond d’elle, elle savait que sa curiosité grandissait à mesure que les secondes passaient. Et vu le regard sceptique qu’il lui adressa en retour, il le savait également.
Rien, toutefois, n’aurait pu la préparer aux prochains mots qu’il prononça.
Il laissa passer quelques instants, comme s’il les choisissait avec soin.
Puis le couperet tomba. Implacable.
— Je ne sais pas… Cela t’intéresserait-il de savoir que ton père est toujours en vie ?