Impossible.
Car ça l’était, n’est-ce pas ? Plus de dix ans s’étaient écoulés depuis l’arrestation de ses parents, cette fameuse nuit, il était donc impossible que l’un d’eux ait pu survivre tout ce temps. Personne ne tenait aussi longtemps dans les cachots du Palais, on le lui avait suffisamment répété.
Alors pourquoi cet homme prétendait-il le contraire ?
Il ment forcément. Mais pourquoi ?
Elle avait du mal à réfléchir. Rien de ce qui se passait n’avait de sens. Mais…
Mais s’il disait la vérité ?
C’était impossible. Elle refusait d’y croire. D’envisager que cela pouvait ne serait-ce qu’être possible. Pas parce qu’elle ne souhaitait pas que cela soit vrai, c’était d’ailleurs tout le contraire. Elle voulait tellement que ce soit vrai qu’elle avait peur d’être déçue. Une peur viscérale. Faire le deuil de ses parents une première fois avait été suffisamment difficile comme ça, elle n’était pas prête à se l’infliger une seconde fois.
— C’est impossible.
Sa voix ne fut qu’un murmure, si bas qu’elle ne fut même pas certaine que l’homme l’ait entendue. Et pourtant, il inclina légèrement la tête sur le côté, la jaugeant du regard, avant d’ouvrir ses mains sans lâcher la dague, comme si c’était une évidence.
— Pourquoi me serais-je infligé toute cette route pour te servir des balivernes ? rétorqua-t-il en haussant un sourcil. Je n’ai aucun intérêt à te mentir, Amaryllis.
— Vous n’avez pas plus d’intérêt à me dire la vérité, répliqua-t-elle en plissant légèrement les yeux.
Il la considéra un instant, comme s’il tentait de lire en elle, puis il finit par enfouir une main dans la poche de son manteau, l’autre tenant toujours la dague de la jeune femme.
— C’est là que tu te trompes, très chère. J’ai besoin de toi autant que tu as besoin de moi, ajouta-t-il en la pointant du doigt.
Cette fois, la jeune femme l’observa d’un air perplexe et elle se redressa légèrement, perdant un peu de sa posture défensive. Elle ne voulait pas y croire. Elle ne devait pas y croire. Rien de ce qu’il racontait n’avait de sens.
Et pourtant…
Son regard coula sur sa gauche, jusqu’à cette stèle devant laquelle elle était encore agenouillée quelques minutes auparavant et son ventre se noua.
Est-ce que tu es vraiment en vie, quelque part dans les tréfonds de cet endroit maudit ?
Elle savait que c’était de la folie. Qu’elle risquait fort d’être déçue, encore une fois. Mais s’il existait ne serait-ce qu’une chance que ce soit vrai…
Son regard suffit à trahir sa décision : elle avait décidé de le croire. Du moins, pour l’instant.
— Comment le savez-vous ? se contenta-t-elle de demander.
— Ah, un bon informateur ne divulgue jamais ses sources, répondit-il en haussant les épaules.
— Et vous pensez vraiment que je vais vous croire sur parole et ensuite quoi ? Vous suivre bien sagement jusqu’à Myrefall ? lui rétorqua-t-elle sèchement.
Ce dont il ne sembla pas se formaliser puisqu’il se contenta d’incliner la tête sur le côté, sans la quitter du regard, alors qu’un sourire amusé vint étirer ses lèvres.
Amaryllis sentit qu’elle n’allait pas apprécier ce qui allait suivre.
— Si tu envisageais le contraire, tu te serais déjà démenée pour te débarrasser de moi.
Touché. C’est qu’il a raison en plus, cet abruti.
La jeune femme se retint de lever les yeux au ciel mais lui adressa un regard sans équivoque, trahissant sans mal le fin fond de sa pensée. Pour tout réponse, il lâcha une espèce de gloussement avant de se redresser, puis combla les quelques mètres qui les séparaient encore d’un pas tranquille. Amaryllis se raidit mais ne bougea pas pour autant. Non pas qu’elle ait décidé de lui faire confiance, loin de là. Mais il lui paraissait évident que s’il avait voulu s’en prendre à elle, il aurait pu le faire depuis longtemps.
Hors, elle était toujours en vie. Et libre. Et indemne. Tout cela, ce n’était pas rien.
Pour autant, elle ne le quitta pas un instant du regard alors qu’il se rapprochait d’elle, ce qui lui permit de mieux distinguer ses traits. A vue d'œil, il ne devait pas avoir plus de trente ans. Trente cinq, tout au plus. Et si, de loin, elle avait remarqué la blondeur de ses cheveux, ils tiraient davantage sur le blond polaire que sur le blond vraiment doré, ce qui lui donnait un charme non négligeable.
Mais ce qui la frappa surtout, ce furent ses yeux.
Non pas qu’ils eurent quoi que ce soit d’exceptionnel. Ils semblaient osciller entre le bleu et le vert en fonction de la luminosité ambiante.
Ce qui la frappa, ce fut cette sensation étrange qu’elle ressentit lorsqu’elle y plongea son propre regard. Comme si elle les avait déjà vus, quelque part. Une familiarité qui ne fit que s’accroître à mesure que les secondes passaient. Elle fronça les sourcils sans cesser de le fixer et se mit à fouiller son esprit pour tenter de trouver la réponse à sa question.
Mais rien. Impossible de mettre le doigt sur l’origine de ce sentiment.
— Si tu continues à me fixer ainsi, je vais finir par croire que je t’ai tapé dans l'œil, tu sais, la taquina-t-il.
Elle ne fit même pas mine de réagir à sa vaine tentative de plaisanter avec elle.
— On se connaît, non ? se contenta-t-elle de lâcher.
S’il perdit un peu de son sourire, l’homme ne sembla pas troublé pour autant, mais il prit quelques secondes avant de lui répondre.
— Je doute que l’on se soit déjà croisés ici. Et puis, je pense que tu t’en souviendrais, tout de même.
Cette fois, elle ne se priva pas de lever les yeux au ciel puis elle croisa les bras contre sa poitrine, le défiant du regard.
— Soit. Disons que je vous crois et que je suis prête à vous suivre. Pourquoi avez-vous besoin de moi et comment fait-on pour aider mon père ?
— Calme, calme, souffla-t-il en levant les mains en signe d’apaisement. Chaque chose en son temps, très chère. Tout d’abord, il va nous falloir nous rendre à la capitale et voyager de nuit n’est pas très prudent, en ce moment. Mieux vaut attendre le petit matin pour prendre la route.
— Si vous croyez que je vais vous laisser dormir chez nous, c’est hors de question. Je doute qu’Alexander nous laisse partir ainsi, l’air de rien.
— C’est une bonne chose, dans ce cas, que ton petit Gardien soit retenu au Palais, non ?
La jeune femme cilla et relâcha légèrement ses bras.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? l’interrogea-t-elle.
— Je veux dire qu’il se prépare quelque chose de suffisamment important pour que l’ensemble des Ombregardiens soit convoqué au Palais pour la semaine à venir, répondit-il. Et, la coupa-t-il alors qu’elle ouvrait la bouche, inutile de gaspiller ta salive en me demandant comment je le sais : pars du principe que j’en sais beaucoup sur ce qui se passe à la capitale. Ça nous fera économiser du temps à tous les deux. Du temps et de l’énergie.
Ben voyons. Elle le fusilla du regard mais ne l’interrogea pas outre mesure. Elle avait bien compris que cela ne la mènerait nulle part.
— Et pour ce qui est de votre besoin ?
— Ah ça…
Il laissa passer quelques secondes puis approcha sa bouche de son oreille, comme s’il voulait lui confier un secret et elle ne put s’empêcher de se crisper davantage.
—... nous verrons cela en temps voulu, acheva-t-il dans un souffle.
Tandis qu’il se redressait, elle lui lança un regard peu amène puis elle prit quelques secondes pour réfléchir. Après tout, quel autre choix avait-elle ? Elle pouvait très bien décider d’ignorer tout ce qu’il venait de lui dire mais serait-elle capable de l’oublier totalement ?
Elle connaissait parfaitement la réponse.
Certainement pas.
Un soupir résigné s’échappa de sa bouche et elle laissa retomber ses bras en pinçant les lèvres.
— Soit. Faisons ainsi. Mais avant toute chose…
Elle tendit la main devant elle et en ouvrit la paume.
—... ma dague, je vous prie, l’intima-t-elle en haussant un sourcil.
Elle s’attendait presque à devoir batailler pour récupérer son bien mais, à sa grande surprise, l’homme la lui tendit sans discuter. Elle tendit une main hésitante vers son arme mais, voyant que l’homme ne faisait pas mine de bouger, elle s’en empara sans plus attendre et la fit glisser dans son fourreau. Il se dirigeait déjà vers le chemin qu’elle avait emprunté pour venir lorsqu’elle redressa la tête vers lui, comme s’il savait exactement où il devait se rendre.
Elle s’apprêtait d’ailleurs à l’apostropher à ce sujet mais il stoppa sa marche à côté du sac à dos qu’elle avait laissé tomber à l’entrée de la clairière et le considéra un instant avant de se pencher pour le ramasser.
— On devrait se dépêcher, lui lança-t-il en levant le nez vers le ciel, l’air soudain plus sérieux. Il ne fait pas bon traîner dehors une fois la nuit tombée, ces jours-ci.
— Pourquoi, vous avez peur du noir ? rétorqua-t-elle en lui arrachant le sac des mains avant de le remettre sur son dos.
L’étonnement était manifeste sur le visage de l’homme alors qu’il reportait son attention sur elle.
— Une plaisanterie ? Fais attention, d’ici quelques minutes tu pourrais bien devenir aimable.
Crétin. Amaryllis leva les yeux au ciel et le dépassa sans même faire mine de vouloir lui répondre.
— Mais pour répondre à ta question, reprit-il en la rejoignant sans effort, tu devrais en avoir peur, toi aussi.
Si elle s’abstint d’ajouter quoi que ce soit, la jeune femme coula vers son compagnon un regard intrigué mais l’homme observait les alentours, comme s’il s’attendait à ce qu’un danger surgisse d’un instant à l’autre. D’ailleurs, remarqua-t-elle en baissant légèrement le regard, sa main s’était naturellement posée sur le manche de l’épée qui battait sa cuisse et ses doigts semblaient quelque peu crispés autour de lui, prêts à la dégainer au moindre problème.
Le reste du trajet se fit dans le silence et il sembla à la jeune femme que son visiteur ne se détendit qu’une fois la porte de la maison refermée derrière lui. Dans un silence total, il fit le tour de la pièce principale, qui comprenait une cuisine et un salon, tous deux séparés par une ouverture voûtée dépourvue de porte. Un couloir étroit menait ensuite aux chambres et à la salle de bain mais un épais rideau en masquait l’entrée. Il ne dit rien mais son regard ne cessait de courir sur tout ce qui l’entourait, sous l'œil méfiant d’Amaryllis qui ne savait toujours pas sur quel pied danser avec lui.
Finalement, il se tourna vers elle et capta son regard, qui lui arracha un nouveau sourire.
— C’est pas très grand, commenta-t-il en embrassant une nouvelle fois la pièce du regard.
— On a pas besoin de plus, répliqua la jeune femme d’un ton acerbe. Et puis, Alexander est absent la plupart du temps, donc je n’ai pas besoin de plus.
— Hmm hmm, se contenta-t-il de répondre avant de reporter son attention sur elle. Tu devrais aller dormir. Nous partons tôt demain matin, ajouta-t-il en se dirigeant vers le canapé, sur lequel il se laissa lourdement tomber.
— Vous ne préféreriez pas un lit, plutôt que ce vieux canapé ? Alexander est absent, donc sa chambre est libre, s’empressa-t-elle de préciser alors que son invité ouvrait déjà la bouche, un éclat malicieux dans le regard.
— T’en fais pas, le canapé sera très bien. Et cesse donc de me vouvoyer. C’est pas comme si on avait quarante ans d’écart.
— Je ne vous connais pas, se borna-t-elle à répondre.
L’homme laissa échapper un soupir trahissant son agacement puis se laissa tomber sur le côté afin de s’allonger sur le canapé, les yeux clos, sans même prendre la peine de détacher son fourreau de sa taille. Comme s’il voulait garder son arme à portée de main.
— Riven, annonça-t-il en se désignant d’un geste de la main, puis il la désigna à son tour sans même ouvrir les yeux. Amaryllis. Les présentations sont faites, maintenant.
— Quelle joie, rétorqua-t-elle en se détournant. Sers-toi dans les placards si t’as faim. Je vais me doucher, conclut-elle en se dirigeant vers le couloir.
Mais seul le silence lui répondit et elle se tourna une dernière fois vers lui, pour s’assurer qu’il avait bien compris, tandis que sa main agrippait le rideau dans l’intention de l’ouvrir.
La régularité et la profondeur de sa respiration lui firent comprendre qu’il s’était endormi.
Comment un être humain normalement constitué peut s’endormir aussi vite ?
Mais tandis qu’il reposait là, paisible et vulnérable, elle eut de nouveau cette sensation déconcertante, presque familière.
Riven.
Un nom qui sonnait étrangement dans son esprit. Mais, incapable de mettre le doigt sur ce qu’elle cherchait, elle se contenta de hausser les épaules avant de se détourner pour regagner sa chambre.
Riven avait raison. Elle devait se reposer. Car les jours qui suivraient s’annonçaient déjà particulièrement éreintants.
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— N’oublie pas tout ce que je t’ai dit, surtout.
Sans répondre, Amaryllis coula un regard blasé en direction de Riven qui haussa un sourcil interrogateur. L’heure qui venait de s’écouler n’avait été ponctuée que d’avertissements et conseils divers et variés supposés aider la jeune femme à ne pas se faire remarquer, une fois arrivés à la capitale. S’il ne l’avait pas interrogée directement à ce sujet, Amaryllis se doutait que son compagnon estimait qu’elle devait être détentrice de la même forme de magie que ses parents, ce qui expliquait son isolement et sa méfiance exacerbée. Aussi n’avait-elle pas cherché à mettre ce sujet sur le tapis ni à le détromper. Elle était suffisamment en danger comme cela, il n’avait pas besoin de savoir à quel point sa magie était spéciale. Les Dieux seuls savaient ce qu’il pourrait faire de cette information.
— Ne t’inquiète pas pour moi, finit-elle par lui répondre en tournant son regard vers la fenêtre. J’ai l’habitude de devoir me cacher.
Pour toute réponse, Riven émit un son qui s’apparentait à un grognement approbateur mais elle ne lui prêta pas plus d’attention, ses yeux accrochant déjà les hautes murailles qui se dessinaient au loin.
Myrefall. Capitale du royaume d’Athea et, surtout, fief de la famille royale.
Par conséquent, un endroit qui grouillait d’Ombregardiens.
Le pire endroit où elle aurait pu se trouver dans ce monde.
Et pourtant, elle s’y rendait, et de son plein gré en plus. Tu fais sûrement une belle connerie, ma pauvre fille.
Pour autant, elle n’était pas mécontente d’arriver enfin à destination. Elle ignorait combien de temps avait duré le trajet mais les heures s’étaient enchaînées lentement -un peu trop, d’ailleurs- et elle commençait à être assez engourdie au niveau du bas du corps. Il fallait dire que les voyages en calèche n’avaient rien de bien confortable, même pour les calèches les plus richement équipées. Ce qui n’était, en outre, pas le cas de celle qu’ils avaient empruntée.
— Lorsque nous arriverons, tu te rendras dans une auberge, située dans les quartiers modestes de la ville, reprit Riven après quelques minutes. Le coin est assez tranquille et les rondes peu communes. Personne ne viendra t’embêter, là-bas.
Détachant son regard des murailles qui se rapprochaient inexorablement d’eux, Amaryllis reporta son attention sur son compagnon de route et acquiesça en silence. Nul besoin de demander de quelles rondes il parlait.
Elle s’apprêtait à reprendre sa contemplation de l’extérieur lorsqu’un détail attira son attention. Elle fronça les sourcils et jeta un regard quelque peu suspicieux à Riven.
— “Tu” ? Pas “nous” ? s’enquit-elle.
— J’ai des choses à régler en arrivant, lui répondit-il en hochant la tête à son tour. Des personnes à voir pour préparer notre infiltration au Palais. Et puis, ajouta-t-il avec une moue blasée sur le visage, ma présence a tendance à attirer l’attention. Et tu n’as clairement pas besoin de ça, encore moins à Myrefall.
Un discours qui faisait sens, elle fut forcée de le reconnaître. Néanmoins, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir une légère pointe de déception à l’idée de se retrouver livrée à elle-même sitôt arrivée à la capitale. Malgré le peu de confiance qu’elle lui accordait, elle trouvait la présence de Riven un tantinet réconfortante. Il ne faisait aucun doute que sans cela, elle ne l’aurait jamais suivi jusqu’ici.
Quelque chose dans son regard dût le faire comprendre à Riven puisqu’il pencha la tête sur le côté, un sourire taquin sur le visage.
— Ne t’inquiète pas va. Je n’aurais même pas le temps de te manquer. Je ne m'absenterai que quelques heures.
— Crétin, marmonna-t-elle en levant les yeux au ciel, pas suffisamment bas toutefois pour que cela échappe à Riven qui se mit à rire.
Elle n’eut toutefois pas le temps de le tancer davantage puisque la calèche se mit à ralentir, avant que le meneur d’attelage ne toque contre le petit carreau qui nous séparait de lui. La jeune femme comprit, par ce signal, qu’ils avaient atteint leur terminus et un coup d’oeil à l’extérieur confirma ce qu’elle pensait.
Les murailles de Myrefall se dressaient droit devant eux.
Un frisson se mit à lui parcourir l’échine alors qu’elle réalisait enfin où elle se trouvait. Ainsi que l’énormité du danger qu’elle courait alors. Mais elle était consciente qu’il était bien trop tard pour faire marche arrière. Alors elle inspira un grand coup avant d’attraper son sac à dos posé à ses pieds puis, sans même jeter un regard à son compagnon, elle ouvrit doucement la portière de la calèche, ses yeux se plissant devant la luminosité qui régnait à l’extérieur.
Ce qui la frappa de prime abord, ce fut la différence de température qu’il y avait entre la capitale et leur petit coin. Elle n’était jamais venue à Myrefall mais Alexander lui avait toujours dit, à travers ses lettres, à quel point le temps était doux quand il travaillait et il était de notoriété publique que la majorité des membres de la famille royale maîtrisait la magie élémentaire. Elle ignorait toutefois si ces deux faits étaient véritablement liés, mais c’était du moins la rumeur qui courait.
Derrière elle, Riven se racla la gorge et elle réalisa qu’elle s’était arrêtée sitôt descendue de la calèche, l’empêchant ainsi de descendre à son tour. Elle marmonna une vague excuse puis s’avança de quelques pas, laissant le soin à son compagnon de refermer la porte derrière eux. Son regard, quant à elle, ne quittait pas les imposantes murailles qui se dressaient un peu plus loin, au bout du large chemin pavé à l’entrée duquel la calèche les avait déposés. Elle s’attendait presque à voir les Ombregardiens jaillir devant elle, alertés par sa simple présence. Un frisson glacé la parcourut à cette pensée.
Un bruit au-dessus de sa tête la fit légèrement sursauter et elle leva les yeux vers l’homme qui menait l’attelage et qui s’était penché vers elle, s’accrochant à la petite barre qui lui servait d’accoudoir afin de ne pas tomber. Ce fut la première fois qu’elle y prêtait attention depuis le début du trajet et, vu ce qu’elle en voyait, elle n’en était pas mécontente. Rien, sur le visage de cet homme, n’inspirait la confiance, et le sourire qu’il lui adressa la conforta dans sa première impression. Le visage rougeaud et émacié, il dissimulait ses cheveux gras et grisonnants sous un chapeau sombre qui semblait fermement enfoncé sur son crâne. Alors qu’il lui souriait, elle put remarquer sans mal qu’il lui manquait trois dents à l’avant et que les autres semblaient particulièrement jaunies. En le regardant, elle ne pouvait s’empêcher de le comparer au croquemitaine qui peuplait les contes horrifiques que les enfants se racontaient pour se faire peur plutôt qu’à un gentilhomme bien sous tout rapport. Et, lorsqu’il se mit à lui parler, sa voix était aussi rauque que s’il avait fumé tout un paquet de cigarettes durant le trajet. Et pour autant qu’elle le sache, peut-être était-ce le cas.
— Bienvenue à Myrefall, mam’zelle. J’espère qu’vot séjour se passera bien ! déclara-t-il tout en attrapant le bord de son chapeau afin de la saluer.
Pour toute réponse, elle se contenta de lui sourire poliment puis se détourna au moment où Riven la rejoignait enfin. Elle nota le regard peu amène que son compagnon lança au meneur d’attelage qui se redressa avant de reprendre sa route, sans demander son reste.
— J’avais pas besoin de toi, tu sais, lui lança-t-elle en secouant la tête.
Il la considéra un instant puis haussa les épaules, l’air de dire qu’il n’en avait que faire.
— Capuche, se contenta-t-il de répondre en rabattant sa propre capuche sur sa tête.
La jeune femme leva les yeux au ciel mais l’imita sans attendre, puis le duo se mit en marche silencieusement.
Les gardes de la grande porte ne semblèrent même pas les remarquer tandis qu’ils la franchissaient mais Amaryllis refusait de se fier à cette impression. Les gardes de Myrefall étaient choisis et triés sur le volet, et rien ne pouvait échapper à leur regard. Elle savait pertinemment que, même s’ils n’en avaient rien laissé paraître, ils l’avaient certainement disséquée de haut en bas à mesure qu’elle se rapprochait de la porte, autant que son compagnon. Et s’ils étaient parvenus à la franchir, c’était qu’ils n'avaient, visiblement, rien de suffisamment dangereux pour qu’ils les empêchent d’entrer dans la ville. Du moins, en apparence. A cette pensée, elle lâcha un petit ricanement suffisamment bas pour que ces tuniques rouges ne le perçoivent pas, au contraire de Riven qui émit un petit claquement de langue désapprobateur. S’ils avaient su, ils l’auraient certainement fait arrêter sans attendre et conduite devant leur maître. A moins que, dans de sombres dispositions, ils n’aient eu l’envie de la flageller directement en place publique ? Qui pouvait bien le savoir. Peu importait toutefois puisqu’ils étaient parvenus sans difficulté aucune à pénétrer dans l’enceinte de la ville, ne ralentissant leur marche que lorsqu’ils s’estimèrent suffisamment éloignés de la porte principale. Elle prit alors une grande inspiration, relâchant un peu la tension qui l’avait habitée depuis qu’ils étaient descendus de la calèche puis baissa le regard vers ses mains qui tremblaient légèrement.
Malgré cette première victoire, elle ne pouvait se détendre complètement. Car si elle était entrée dans la ville sans encombre, elle savait que le plus dur restait encore à venir. Néanmoins, elle ne prononça pas un mot et se contenta de suivre son guide.
Et il fallait reconnaître que malgré le danger manifeste que représentait, pour elle, cet endroit, elle ne pouvait s’empêcher d’observer avec un certain émerveillement les bâtiments devant lesquels elle passait. Rien d’étonnant pour une première visite à la capitale. Évidemment, ses parents avaient toujours pris un soin tout particulier à l’en tenir à l’écart, et Alexander n’avait pas agi différemment. Elle ne leur en voulait pas le moins du monde, évidemment, toute consciente qu’elle était de ce qu’elle était et, surtout, de ce qu’elle représentait pour le Roi. Après tout, cela avait conduit ses parents à leur perte. Enfin, ma mère surtout. Mais se retrouver là, au cœur du royaume, au sein même de la capitale royale… Elle ne pouvait empêcher une certaine excitation de venir agiter son esprit.
Tout semblait parfait. Propre au possible. Qu’il s’agisse des murs en briques claires de certaines bâtisses, des pavés qui recouvraient le sol par endroit ou des diverses enseignes, tout paraissait poli, sans la moindre bavure comme si les habitants passaient leur temps à briquer la ville. Cette idée fut toutefois rapidement occultée par la beauté manifeste des lieux. “Myrefall, la Cité Lumière”, était-elle surnommée. Et Amaryllis ne pouvait nier qu’elle méritait aussi bien son surnom que sa réputation. Si les nombreux massifs de fleurs et les statues traditionnelles qui ornaient les rues attiraient indubitablement son attention, c’était bien la luminosité ambiante qui la frappa le plus, comme les rayons du soleil venaient accorder une brillance presque mystique aux pierres pavées qu’ils parvenaient à frapper de leur clarté.
Après l’avoir guidée à travers moultes ruelles, Riven les fit déboucher sur une petite place bruyante, remplie de petits étals qui ne laissaient que peu de doute quant à son utilité.
— Venez donc jeter un œil à mes étoffes, mademoiselle ! Elles iraient à merveille avec votre teint, j’en suis certaine ! cria une vieille dame d’une voix étonnamment forte pour son âge alors qu’Amaryllis passait devant son étal.
Elle ralentit le pas, juste assez pour voir qu’il était rempli de tissus tous plus colorés les uns que les autres, mais dont la qualité semblait un tantinet douteuse. Sentant que la vieille commerçante attendait sa réaction, elle se contenta de lui adresser un sourire poli tout en secouant la tête et accéléra le pas pour rattraper Riven, qui semblait s’efforcer de traverser la place sans trop attirer l’attention. Et pour cause : malgré la foule qui se massait de plus en plus sur cette petite place animée, Amaryllis n’avait pu manquer les binômes de gardes qui sillonnaient les environs, leurs armures rougeâtres jurant fortement avec la clarté des bâtiments environnants, ce qui permettait de les distinguer assez facilement.
Alors que Riven se dirigeait vers une artère passante sur leur gauche, un éclat sombre attira l’attention de la jeune femme qui ralentit le pas en rivant son regard dans sa direction. Elle mit quelques secondes à la distinguer mais elle finit par remarquer la silhouette sombre, encapuchonnée, qui semblait adossée contre le mur, immobile. La carrure de la personne lui permit de déterminer, sans trop de difficulté, qu’il devait s’agir d’un homme, mais elle se trouvait bien trop loin pour en apercevoir quoi que ce soit d’autre. Tout ce qu’elle parvenait à distinguer, c’était qu’il portait une cape d’un bleu nuit très sombre dont le tissu semblait d’une qualité assez riche et qui le couvrait presque complètement, ainsi que des bottes de cavalier toutes aussi sombres.
Et pourtant… Bien qu’elle ne puisse pas distinguer son visage, elle était persuadée qu’il était en train de l’observer. Elle le sentait. Un frisson lui parcourut l’échine et elle cessa complètement d’avancer, dardant un regard méfiant en direction de cet inconnu. Ce qu’il sembla remarquer puisqu’il se redressa quelque peu, se décollant du mur alors qu’il relevait suffisamment sa tête pour que la jeune femme puisse apercevoir le bas de son visage.
Elle n’aurait su dire combien de temps s’était écoulé avant qu’elle n’esquisse un pas dans sa direction, sans vraiment s’en apercevoir, alors qu’une sensation étrange s’était emparée d’elle. C’était comme si… Comme si un fil s’était tendu entre eux, à l’instant même où elle l’avait remarqué. Un fil qui l’attirait de plus en plus, à chaque seconde qui passait, tandis que sa curiosité prenait le pas sur tout le reste.
L’homme, à son tour, sembla faire un pas dans sa direction.
Jusqu’à ce qu’une main bourrue n’attrape le bras d’Amaryllis et la tire en arrière, lui arrachant un cri de surprise.
— Eh ! cria-t-elle avant de croiser le regard agacé de Riven. T’es malade ou quoi ?
— Je pourrais te retourner la question, persifla-t-il. C’est trop compliqué de me suivre ? T’allais où comme ça ?
— Je… commença-t-elle en tournant de nouveau la tête vers la ruelle.
Mais la silhouette avait disparu. Tout simplement.
Evidemment.
— Peu importe, reprit Riven d’un ton irrité. Dépêchons-nous de rejoindre l’auberge, avant que tous les gardes du coin ne remarquent notre présence. C’est une chance qu’on ait pas encore croisé d’Ombregardien, alors évitons de trop tenter le diable.
Remarquant qu’il lui tenait toujours le bras, Amaryllis se dégagea brusquement puis croisa les bras en haussant les sourcils.
— “Nous” ? Je croyais que tu avais des choses à faire, tout ça tout ça…
Sans lui répondre de prime abord, Riven la considéra d’un œil blasé, de haut en bas.
— Tu serais capable d’aller on ne sait où, finit-il par lui répondre. Mieux vaut que je t’escorte jusqu’au bout. Je partirais ensuite, conclut-il en se détournant pour reprendre sa route.
C’est qu’il me prend pour une gamine en plus !
Elle le fusilla du regard mais le suivit tout de même, non sans jeter un dernier regard par-dessus son épaule. Et alors que ses yeux parcouraient, encore une fois, l’entrée de cette ruelle désormais vide, une pensée lui revenait en boucle : elle n’avait pas rêvé. Quelqu’un l’avait vue.
Comme s’il l’attendait.