Après quelques heures à terminer son rapport et à rêvasser sur son canapé, Naela fronça les sourcils en regardant l’heure -14h29.
Merde, je suis en retard ,se dit-elle.
Alors, comme une fusée, elle se prépara à la vitesse de la lumière. Étant une personne très organisée, ses vêtements étaient déjà classés dans sa garde-robe, prêts à être enfilés. Elle mit une chemise blanche avec un ensemble tailleur couleur lavande. Des escarpins noirs à ses pieds allaient de pair avec son sac à main : un petit sac baguette noir en cuir verni, à la forme arrondie et compacte. Une pièce à la fois minimaliste et sophistiquée, parfaite pour aller en conférence.
Elle plaqua ses cheveux et les attacha en chignon, en prenant soin de laisser quelques boucles retomber. Bijoux et accessoires mis, parfumée au Tam Dao de Diptyque, elle était fin prête pour cette conférence.
Dans l’ascenseur, son téléphone ne faisait que vibrer. Elle décida de l’ignorer et ne le sortit que pour commander un taxi. Celui-ci arriva vite et elle partit vers l’Université Internationale de Gombe -UIG-
Une fois arrivée, aux alentours de 15h04, elle se précipita dans la salle de conférence où son supérieur l’attendait déjà, stressé et un peu énervé.
La salle du Centre universitaire vibrait d’un silence pesant. Lumière tamisée, rideaux tirés, murs garnis de photographies et de peintures de diverses cultures et régions du globe.
Naela, assise à la table des intervenants, jetait un coup d’œil à l’assemblée : des étudiants, des officiers, des journalistes, quelques têtes familières du Bureau central.
Un écran géant projetait le titre du jour :
« Crimes rituels en milieu urbain : symboles, patterns et mémoire collective »
Naela n’était pas là en tant qu’inspectrice aujourd’hui, du moins, pas officiellement. En dehors de ses enquêtes, elle donnait un module de criminologie appliquée à l’UIG. Un poste qu’elle acceptait chaque année avec un grand plaisir, car non seulement cela lui permettait d’informer les autres sur les nouveaux modules criminels, mais en plus, cela lui permettait aussi d’arrondir ses fins de mois.
Vous ne pensiez tout de même pas que c’est son travail d’inspectrice qui lui payait son appartement à Gombe, j’espère ? Soyons réalistes.
Très appréciée des étudiants -mais pas de tous ses collègues- c’est elle qui intervenait au début de la conférence. Son nom figurait à l’affiche :
«Mise en scène et mémoire criminelle : le poids des rituels»
Un intervenant du CAC -Centre d’Analyse Criminelle-, le professeur Kuanza, prit la parole juste après elle. Il développa une typologie des meurtres rituels non élucidés en RDC. Au bout d’un moment, une diapositive s’afficha, illustrée par une simple image floue d’un carnet jauni, barré d’un tampon rouge :
DOSSIER B-17 / NON DISPONIBLE/
Naela sentit son rythme cardiaque s’accélérer.
- Ce dossier, reprit Monsieur Kuanza, est resté inaccessible pendant près de cinq ans. Aucun nom officiel. Juste un surnom inscrit dans la marge par l’un des analystes : « Le Chuchoteur »
On aurait pu croire à une blague. Mais les symboles, eux, étaient bien réels.
L’image suivante montrait un extrait de rapport :
- Le rapport disait : Marque gravée : œil barré. Aucune cohérence temporelle. Toutes les victimes avaient un lien indirect avec l’enquêtrice principale.
Naela baissa les yeux. Elle entendait à peine le reste.
L’enquêtrice principale… c’était elle.
Mais ce détail n’avait jamais été publié.
Qui avait glissé cette archive dans la présentation ?
Elle sentit une sueur froide couler dans son dos.
Son téléphone vibra doucement. Elle le sortit discrètement.
Un nouveau message vocal.
Numéro masqué.
Elle hésita une seconde, puis mit ses écouteurs sans fil.
La voix, basse.
Intime.
Presque comme… un murmure.
« Tu dors encore, Naela. Mais j’arrive »
Elle ferma les yeux.
Un torrent d’émotions la submergea.
C’était lui.
Le Chuchoteur.
Après ce qui lui parut être une éternité, la conférence prit fin.
Elle se leva pour parler avec son chef, le commissaire Luvumbu Jean, de ce qu’elle venait de recevoir, et enfin reprendre le dossier.
Cette fois, je vais m’assurer de sa mort… en le tuant moi-même, se dit-elle.
Elle le retrouva entouré de hauts cadres. En se dirigeant vers lui, elle fut bousculée par une dame, qui ne prit même pas le temps de s’excuser.
Même pas un pardon, alors qu’elle m’a littéralement rentrée dedans, se dit notre inspectrice.
- Ah, la voilà ! Naela la prodige. Votre intervention était juste magnifique, dit-il en posant sa main sur son épaule.
- Merci, Commissaire, répondit-elle en se décalant.
- C’est l’une de nos meilleures agentes, poursuivit-il en se tournant vers les supérieurs.
Ils la regardèrent en souriant tout en hochant la tête.
- Commissaire, je voudrais vous parler de quelque chose d’important, dit Naela.
- Une promotion ? Mais bien sûr, c’est déjà en route, haha ! lança-t-il.
- Non chef, c’est sérieux, renchérit-elle.
- Eh bien allez-y, je suis tout ouïe.
- Ici ? Ne devrions-nous pas nous déplacer ?
- Pas de ça voyons, allez-y, je vous écoute.
Elle hésita un moment, puis se lança
- Il est revenu, Chef. Vous savez… le chuch-
Il fronça les sourcils aussitôt et la saisit par le bras violemment.
- Excusez-nous, Messieurs, nous avons besoin d’un petit moment pour parler d’un sujet important. Je vous reviens.
Ils s’éloignèrent un peu plus loin, près du buffet.
- J’espère pour vous que c’est juste une blague de mauvais goût, lança le chef en relâchant son bras.
- Si seulement…, dit-elle en massant son bras.
- Comment pouvez-vous en être sûre ?
- J’ai reçu un message vocal, et je peux vous assurer que c’est bien lui. Je reconnaîtrais sa voix entre mille.
- Montrez-le-moi tout de suite.
Elle prit son sac pour y chercher son téléphone, mais celui-ci s’était volatilisé.
- Eh bien ? Où est votre preuve, inspectrice Moyembe ?!
- Je ne retrouve plus mon téléphone. Pourtant, je suis sûre de l’avoir immédiatement remis dans mon sac, chef. Je peux vous le jurer. Pourquoi diable irais-je inventer un truc aussi grave ?
- Je n’en sais rien. Peut-être que le sujet abordé lors de la conférence vous a perturbée. Vous avez sûrement égaré votre portable.
- Absolument pas ! On m’a volé mon téléphone ici même ! J’en suis sûre. C’est un coup monté.
- Écoutez, Naela. Vous êtes sur les nerfs et vous voyez le mal partout depuis cette fameuse nuit. Peut-être que je vous en ai trop demandé ces temps-ci… Prenez quelques jours de congé, ça vous fera du bien.
- Mais chef, je vais bien. Je vous assure que c’est un complot.
- Vos congés seront payés, si c’est ce qui vous inquiète. Reposez-vous, et revenez dans deux semaines… ou trois. Peut-être même dans un mois. Ce serait mieux.
- Mais chef ?!
- On ne discute pas. Retrouvez votre téléphone et profitez du buffet. Et Naela… si vous ne vous sentiez pas à l’aise avec l’affaire du dossier B-17, pourquoi l’avoir choisi ?
- Mais je pensais que c’était vous qui l’aviez…
Ils furent interrompus par l’un des supérieurs qui souhaitait s’entretenir avec le commissaire Luvumbu.
- Bon, je pense qu’on s’est tout dit, Naela. Prenez des vacances et oubliez un peu cette vieille histoire.
- Mais chef, je-
Il s’éloigna.
Elle resta là, avec des milliers de questions qui resteraient sans réponse si elle ne faisait rien.
Mais sa priorité était de retrouver son téléphone.
À quel moment aurais-je pu le perdre ?
Elle se repassa en boucle les événements…
Et là, une étincelle traversa son esprit… la fille !
Celle qui l’avait bousculée tout à l’heure.
Elle aurait juré avoir ressenti un petit tiraillement sur son sac.
Oui ! C’est sûrement elle. Mais où puis-je la retrouver maintenant… ? La plupart des invités sont déjà partis.
Dépité, elle voulut sortir pour prendre l’air, mais elle devait d’abord passer au lieu d’aisance, à cause d’une envie pressante. Sûrement due au stress qu’elle ne voulait pas laisser paraître.
En entrant dans les toilettes des filles, presque exposé pour qu’on le trouve, Naela reconnut son téléphone posé près d’un lavabo.
Elle l’inspecta pour vérifier que le message était encore là…
Mais rien. Il avait disparu.
Cet incident lui coupa net l’envie.
Elle sortit en trombe des commodités, puis se dirigea vers la sortie.
Une fois dehors, elle commanda un taxi et grimpa dedans dès son arrivée, pour rentrer chez elle.
Dans le taxi, plusieurs questions concernant les événements d’aujourd’hui faisaient des allers-retours dans son esprit.
Et si c’était un canular ? Trop bien orchestré pour être une mauvaise blague… Et puis, personne d’autre ne pouvait être au courant, à part les membres de la cellule d’enquête.
Ça ne pouvait être que lui.
Il était bel et bien de retour dans le royaume des vivants.
Ne croyant pas aux zombies, Naela savait que cela ne pouvait vouloir dire qu’une chose :
Ils m’ont menti ! Se dit-elle.
Ils m’ont menti sans scrupules… mais pourquoi ?
Son cerveau s’emballa.
L’impensable venait de prendre forme.
Précis. Implacable.
Ce n’était qu’un murmure au départ.
Puis, en une seconde, tout devint limpide.
Il faut que je sache. Il faut que je le retrouve. Il faut que je le tue !