Les pans de la chambre conjugale s'ouvrirent brusquement sur le chef de clan, hors de ses gonds.
— Ma femme, explique-toi.
Yuna continua à peigner sa longue chevelure devant son miroir, silencieuse.
— Yuna !
— Tu le sais parfaitement.
Il se planta dans son dos.
— Es-tu devenue folle ?
— Je n'allais pas le laisser mourir par notre faute.
— Par notre...
— Tu sais ce que je veux dire, rétorqua-t-elle en se levant pour lui faire face.
Il releva le menton, lourd de rancune.
— Je suis fatiguée de toute cette haine. De ces histoires de frontières, de guerre latente. De ces secrets et de ces mensonges. Nous sommes tous fatigués... soupira-t-elle.
Elle s'agenouilla sur le matelas, affligée, et rabattit les pans de son kimono de soie rose sur sa poitrine.
— Encore aujourd'hui, des innocents continuent à payer le prix de conflits qui ne les concernent pas. Takeshi est l'une de ces victimes. Et toi, ce soir, tu l'aurais laissé mourir.
— Yuna, la seule règle que je te demande de ne pas enfreindre est de ne pas faire appel à... eux. Pas chez nous.
— C'est vrai. Les Kimura doivent préserver les apparences, avant même la vie des autres.
Kazuhiro ferma les yeux, crispé de tous ses membres.
— Tu as transgressé cette règle, Yuna.
— Et toi, n'as-tu pas transgressé les tiennes il y a longtemps avec nos enfants, en utilisant sur eux...
Elle s'interrompit face à l'air sombre de son époux. Parmi les sujets à ne pas évoquer, celui-ci était le plus obscur. En proie aux regrets, elle se pinça les lèvres et baissa un regard coupable.
— Fais attention à ce dont tu parles... gronda-t-il en lui jetant un œil noir. Tu es tout aussi impliquée que moi dans cette histoire. Ne l'oublie jamais.
Kaito ouvrit les yeux, réveillé par les gémissements de Takeshi. Il se retourna vers lui, remonta la couverture sur ses épaules et créa un cocon réconfortant d'énergie dorée autour d'eux.
— Kaito...
Le prince sourit à ce murmure. Se savoir dans les rêves de son convalescent l'attendrissait. Mais les grimaces douloureuses qui déformaient son visage trahissaient la lutte de son corps affaibli. Jusqu'à ce que son énergie vitale fût régénérée, il ne devrait plus le quitter des yeux.
Kaito l'attira contre lui et l'emprisonna entre ses bras. Pour une raison inavouée, son cœur battit soudain plus fort. Au creux de son torse, bercé par sa chaleur bienfaitrice, Takeshi en oublia ses souffrances ; ses traits se radoucissaient.
Kaito ouvrit son kimono ivoire et dévoila sa gemme : un rubis du dragon, symbole de toute-puissance. Son éclat incarnat scintilla de mille feux dans la pénombre lorsqu'il s'en empara. Il extirpa lentement sa chaîne en or pour l'enfiler autour du cou de son protégé, et glissa le cristal rutilant entre les pans de soie blanche de son vêtement pour la placer sur sa poitrine. Puis, il posa sa tête dans ses cheveux et referma les yeux dans un murmure.
— Prends soin de lui...
Un voile de sang diffus dans une immensité translucide. Oppression. Douleur vive. Angoisse.
Takeshi se réveilla brusquement, le souffle court. La fébrile clarté du jour le ramena à la rassurante réalité. Il soupira. Lorsqu'il découvrit le visage de Kaito, à quelques centimètres du sien, ses joues rosirent. Sa position le fit rougir de plus belle : il était littéralement captif de ses bras. Il sourit. En ce moment, l'indomptable prince au cœur de pierre avait tout d'un tendre ange gardien.
Bien que cette situation l'embarrassât, Takeshi se sentait incroyablement bien. Si les souvenirs de son assassinat étaient encore gravés dans son esprit, son corps, lui, ne semblait en conserver aucune séquelle ; étrange constatation. La douce lueur pourpre sur sa poitrine attira son attention. Comment s'était-il retrouvé avec une pierre autour du cou ? Un rubis magnifique, qui plus est.
Le visage de Kazu apparut derrière la porte de la chambre. Les deux amis échangèrent un sourire, puis la jeune femme, discrète, déposa deux bols de thés fumants sur la petite table basse avant de s'éclipser. Kaito se réveilla en sursaut lorsque le pan de riz se referma.
— Tout va bien, l'apaisa Takeshi, c'était juste Kazu.
Le prince laissa retomber sa tête. La proximité de leurs deux corps lui sauta alors au visage. Il libéra vite Takeshi de son étreinte et se déplaça à l'extrémité du matelas.
— D-désolé, bredouilla-t-il.
Takeshi lui rendit un sourire cordial, mais ne put s'empêcher d'être déçu.
— Dis-moi, cette pierre... murmura-t-il en la prenant dans sa main.
— C'est la mienne.
— La... tienne ?
Takeshi osa à peine la toucher à nouveau. Les informations de Kazu au sujet des gemmes lui revinrent en mémoire. Le reflet de son âme.
— Comment te sens-tu ? s'enquit Kaito en écartant les pans de son kimono pour l'examiner. Tu as mal quelque part ?
— Ça va, ne t'en fais pas, affirma sereinement Takeshi.
En découvrant les ecchymoses sur son corps, Kaito serra les dents.
— Je vais bien, maintenant, le rassura Takeshi, c'est tout ce qui compte.
— Non, tu ne vas pas bien. Tu étais pour ainsi dire... mort. J'ai des raisons de m'inquiéter.
Takeshi ne put réprimer un gloussement attendri.
— Qu'y a-t-il ?
— Rien, rien...
Il se mordit la lèvre et baissa les yeux.
— En effet, tu vas mieux, tu as retrouvé l'humour... grommela le prince.
Alors qu'il gommait les derniers hématomes restants sous ses paumes, Kaito froissa une moue troublée. Le magnétisme organique qu'il percevait était étrange. L'énergie vitale de Takeshi, pourtant si basse il y a peu, connaissait un pic. Son rubis était-il en cause ? Rien n'était moins sûr. La protection était une chose, mais l'énergie vitale ne pouvait se régénérer aussi miraculeusement.
— Ton énergie vitale... tu t'es rétabli très vite...
— Oh ? Vos soins sont vraiment efficaces.
Kaito resta dubitatif. Il récupéra sa gemme du cou de Takeshi, puis noua ses cheveux dans son grossier chignon habituel.
À peine installés à la petite table pour se restaurer, le chef de clan fit irruption dans la chambre. Takeshi manqua d'en renverser son bol. Le patriarche se posta devant le disciple, déjà planté sur ses deux pieds pour le saluer avec déférence. Kaito l'imita calmement puis se rassit pour entamer son thé vert.
— Père, que peut-on faire pour vous ?
Kazuhiro toisa Takeshi d'un mauvais œil.
— Je lui ai offert l'hospitalité dans ma propre maison. Et hier, tu as risqué ta vie pour lui.
— Que dois-je comprendre ?
— Takeshi ne vivra plus sous mon toit. S'il tient à rester sur notre territoire, il occupera un logement comme tous les autres citoyens, en ville.
Kaito reposa son bol sur le bois. Il n'en croyait pas ses oreilles. Imposer cette condition à son ami, dans son état actuel, lui faisait prendre des risques inconsidérés. En guise de gratitude, Takeshi s'agenouilla devant le chef de clan et joignit les paumes tout en courbant la tête entre ses bras, reconnaissant pour l'accueil qui lui avait été gracieusement offert jusqu'alors.
— Père, vous savez ce qu'il arrivera si...
— Je me suis montré bien assez patient, fils !
Cette soudaine autorité, injustifiée à ses yeux, cingla le prince. Il serra la mâchoire, piqué, mais se replongea dans son bol avec toute la désinvolture du monde.
— Soit. Alors, j'irai habiter avec lui.
Kazuhiro s'étrangla.
— Que dis-tu ?!
— Takeshi est sous ma responsabilité, selon vos propres directives. Je m'installerai donc en ville avec lui, le temps qu'il faudra.
— Toi... grogna le chef de clan en le pointant du doigt. Tu es aussi borné que ta mère.
Takeshi déglutit, caché derrière son voile de cheveux. Kazuhiro fixa les deux garçons, puis finit par relever le menton. S'il ne pouvait soumettre son fils à sa volonté, il existait bien un moyen de l'éloigner du danger.
— Très bien. Puisqu'il est ton disciple, il sera enrôlé dans mon armée.
Kaito faillit s'étouffer avec une gorgée. Il figea un regard ahuri sur son père. Comment pouvait-il déjà parler d'armée alors que son élève ne savait même pas encore manier le sabre ?
— À partir d'aujourd'hui, tu le formeras rigoureusement. Il doit être prêt pour la guerre de La Grande Plaine.
Les deux amis se décomposèrent. Kaito se leva brusquement de table, suffoqué.
— Père ! Vous partirez d'ici peu, il ne pourra pas...
— Ce n'est pas mon problème ! tonna Kazuhiro en se détournant. S'il ne m'apporte pas satisfaction d'une manière ou d'une autre, il quittera nos terres. Sois certain que je m'en assurerai moi-même...
Les pans de la porte claquèrent ; un silence pesant s'abattit dans la pièce. Takeshi prit son front dans sa main et laissa échapper un rire nerveux. Les poings de Kaito se serrèrent contre ses cuisses. Pour quelle raison son père haïssait-il son ami à ce point ? Ce jeu de supériorité était déplorable. Pour autant, il était hors de question de céder à la panique.
— Nous nous y mettrons dès que tu seras prêt.
— Je le suis. Commençons aujourd'hui.
Kaito le dévisagea. Il reconnaissait bien là la détermination d'un survivant. Celle aussi d'un combattant. La crainte ne l'enchaînait pas, elle alimentait sa bravoure.
— Bien. Tu dois être installé d'ici ce soir. Descendons en ville.
Cité des Invocateurs
— Alors, c'est ça, cher vieux camarade...
D'un revers de main enfumé de noirceur, Tsubasa Hatano fracassa à distance une table contre un mur.
— C-chef de clan, ce chasseur l'a peut-être confondu... balbutia le messager.
— Confondu mon fils ? Vermine ! Disparais de ma vue avant que je ne te brise les os !
Au moment où l'homme s'enfuit de la salle, Takeda Hatano fit son entrée dans son humble et large kimono bleu nuit. Tsubasa se tourna vers lui.
— Tu étais au courant ? beugla-t-il.
— Non, mon frère, je ne l'étais pas...
Nouveau mobilier volant contre un mur.
— Après ma sœur, cette raclure s'approprie le seul enfant qu'il me reste... écuma Tsubasa, hors d'haleine.
Takeda garda le silence. Cela faisait bien longtemps qu'il ne révélait plus le fond véritable de ses pensées. Son frère n'en ferait toujours qu'à sa tête, ses ressentiments n'avaient plus de secrets pour lui. Souligner les conséquences de ses actes n'aurait fait que lui attirer ses foudres.
— Je sais parfaitement ce que tu penses, grinça Tsubasa, mais j'ai beau l'avoir banni, ce vieux sournois n'avait pas à récupérer mon fils pour en faire un... un Kimura !
Un ombrage épais émergea de son corps et envahit la pièce, absorbant sa luminosité comme en pleine nuit.
— C'est mon fils ! Il est et restera un Hatano !
Il éjecta un noyau nébuleux contre l'un des murs extérieurs et le perfora sur le coup.
¾ Je suis seul maître de son avenir ! fustigea-t-il. Je ne l'ai pas banni pour qu'il rejoigne l'ennemi !
Il se tourna vers son frère, l'artère temporale enflée.
— Dis-moi que tu comprends, Takeda.
Se gardant bien d'émettre la moindre opposition, l'aîné soupira.
— Je comprends ce que tu peux ressentir, Tsubasa, abdiqua-t-il en refermant ses doigts sur son épaule.
Le chef de clan scruta un instant la triste résignation de son frère, puis balaya les ombres d'un geste de la main.
— Je veux me venger.
Takeda acquiesça mollement, simple spectateur du drame.
— Et que comptes-tu faire ?
Un fin rictus creusa les joues de Tsubasa. Il griffonna quelques phrases sur un manuscrit, en appui sur le seul débris de bureau encore stable, et glissa la lettre sous le pan du kimono de Takeda.
— Je vais proposer un choix à mon vieil ami, sourit-il, sardonique. Ainsi, les évènements à venir seront uniquement sa faute...
Le soleil de midi était haut dans le ciel. Dans les humbles auberges des bas quartiers se restauraient les plus fortes têtes de la Cité des Lumières. Dans l'une d'entre elles, trois compères s'affligeaient devant leurs bols de riz, au milieu de la cacophonie ambiante.
— On aurait dû l'amener quand même à Kyō, ronchonna l'un d'eux.
— Ce chien nous aurait vendus pour une poignée de pièces, se défendit Miyami, d'humeur exécrable. Tu voulais te faire expulser de la cité ?
— Parce que tu crois qu'avoir tenté de le tuer était une meilleure idée ? Tu peux prier pour que...
La porte en bois s'ouvrit brutalement. Une clarté soudaine éblouit l'auberge à la charpente sombre. Dès lors que le prince héritier fut reconnu sur le seuil, tous se courbèrent respectueusement. À l'instant même où son regard d'acier se figea sur les trois comparses, un silence de mort s'abattit. Leurs cœurs cessèrent de battre.
Ils bondirent hors de table, chacun poussant l'autre dans son propre intérêt, et tentèrent de fuir par la porte personnelle du vieil aubergiste, au fond de la salle. Kaito lança un œil perçant au gérant, qui comprit d'emblée et se précipita sur l'issue pour en bloquer l'accès. Piégés et acculés par le prince, les deux complices s'aplatirent au sol de tout leur long, bras joints en avant.
— Kimura-sama, pardonnez-nous ! l'implorèrent-ils. Ne nous bannissez pas !
Kaito haussa un sourcil.
— Bannir ?
Le rictus qu'il leur renvoya leur glaça le sang.
— Rassurez-vous, vous ne serez pas bannis.
Le long crissement qui suivit les tétanisa. Le temps d'un souffle, la lame avait coulé sur leurs avant-bras, les sectionnant jusqu'aux coudes. Leurs hurlements parvinrent aux oreilles de Kaito sans qu'il ne s'en soucie. Il avait mieux à faire.
Son regard tempétueux se cristallisa sur le leader, liquéfié contre la porte. Pris de panique, ce dernier prit l'aubergiste en otage et glissa une dague sous sa gorge. Le sexagénaire déglutit, transpirant soudain à grosses gouttes.
— K-Kimura-sama, je vais quitter le clan, bredouilla-t-il en se déplaçant vers l'entrée, vous n'entendrez plus parler de moi !
Sans jamais le lâcher des yeux, Kaito le laissa se rapprocher de la porte. Sur le point d'atteindre sa liberté, Miyami projeta à terre l'aubergiste. Le prince s'embrasa d'une haine solaire. Ses poings se muèrent en novas. Avant même que les doigts de l'assassin n'aient effleuré le pan de bois, Kaito l'irradia d'un bref revers de main et le statufia dans un cocon de lumière. Un battement de cil, et le corps de l'assassin retomba au sol, dénué de vie.
Les citoyens demeurèrent bouche bée, spectateurs d'une scène encore jamais vécue. Si effroyable et exceptionnelle, la sanction était à n'en pas douter méritée par les trois hommes ; comme prévu, aucun client ne remis l'acte en cause. Pour nombre de citoyens, le prince héritier aurait pu être le fils-même d'Amaterasu, bien plus fidèles à ses valeurs divines que leur chef de clan.
En compensation, Kaito déposa dans la main de l'aubergiste une généreuse bourse de pièces, puis quitta les lieux, orné de son halo d'or, aussi glacial et souverain qu'à son arrivée.