Je n’arrive plus à bouger.
Je suis complètement figée.
Son imposante posture bloque ma vision. Je ne vois plus que lui.
Ses yeux rouges me fixent, ses cheveux noir corbeau — courts, mais assez longs pour lui retomber sur le visage — sa mâchoire, qui semble pouvoir broyer n’importe quoi, et ses lèvres, charnues et légèrement entrouvertes, laissant apparaître ses dents blanches, parfaitement alignées.
— Alden !
Je me retourne et vois ma petite sœur s’approcher en me faisant un signe de la main.
Mes yeux se redirigent vers l’endroit où se trouvait l’homme… mais il n’est plus là.
Disparu.
Aurais-je juste… rêvé ?
Cela fait des jours que cet homme est apparu, et je n’arrive pas à me le sortir de la tête.
Qui est-il ?
Pourquoi était-il ici ?
Et surtout… comment est-il venu ?
C’est peut-être juste un démon qui a réussi à s’introduire à cause de la brèche provoquée par les épées tombées du ciel…
Ou alors c’est celui qui les a créées.
Je ferme les yeux et me roule en boule dans mon lit.
Je sais déjà que je ne fermerai pas l’œil de la nuit.
Je sombre dans le sommeil, et lorsque je pense me réveiller, j’entends à nouveau cette douce voix féminine m’appeler… Elle me guide vers le lac, m’incite à y pénétrer.
La fraîcheur de l’eau envahit mes pieds, puis mes jambes, jusqu’à ce que je sois entièrement immergée et que mon oxygène soit bloqué.
Je ne ressens pas le manque d’air, ni le besoin de respirer. Je me sens bien. Apaisée.
La voix continue de m’appeler, plus loin, plus profond.
J’aperçois une silhouette.
Une femme.
La source de cette voix.
Plus je m’approche, plus j’arrive à distinguer son visage. Sa peau est pâle, son nez droit, ses lèvres charnues. Elle paraît irréelle. Ses longs cheveux bleus se fondent dans la couleur de l’eau.
— Alden, répète-t-elle.
J’ai l’impression de la connaître, de l’avoir déjà vue, déjà entendue.
— Réveille-toi.
Ce n’est pas un conseil. C’est un ordre. Mais étrangement, il ne semble pas m’être destiné.
Mes yeux s’ouvrent, et la lumière du soleil m’aveugle.
Ce n’était qu’un rêve.
Aujourd’hui est un jour important.
La première épreuve du rite de passage à l’âge adulte va être dévoilée.
Tous les habitants d’Ilyanor se regroupent au centre du village. L’ambiance est très tendue : certains sont craintifs, d’autres excités.
Ma mère — que je n’avais pas vue depuis plus de deux semaines — apparaît sur l’estrade. C’est elle qui annonce l’épreuve.
Elle se tient droite, le visage dur, scrutant chaque personne, y compris moi.
— Cher peuple…, commence-t-elle d’un ton neutre, comme si elle allait nous annoncer la météo. Le conseil et moi-même avons décidé que la première épreuve du rite de passage, cette année, serait différente.
Elle marque une pause pour observer les réactions, puis reprend :
— Comme vous le savez tous, la première épreuve met à l’épreuve votre stratégie, votre intelligence et votre perspicacité.
Le silence est total. Tout le monde est suspendu à ses lèvres.
— Pour cette épreuve, un labyrinthe a été créé. Le principe est simple : il prendra la forme de vos émotions. Cette épreuve vous poussera à garder votre calme, peu importe la situation. Vous devrez résoudre des énigmes pour avancer. Il vous suffira d’atteindre le centre du labyrinthe pour y trouver un objet magique, qui vous servira lors de la deuxième épreuve.
Puis elle s’en va, sans un mot de plus.
Les murmures reprennent dans la foule, mais personne ne se pose les bonnes questions.
Que se passera-t-il pour ceux qui échoueront ?
À quoi va ressembler ce labyrinthe ?
Je suis anxieuse.
Très anxieuse.
Je sais que je vais y arriver. Mais…
Lydi, Lyen, et notre sœur Lyar ? Je n’en suis pas sûre.
Ils sont forts, je n’en doute pas. Mais ils sont trop naïfs, trop gentils.
Et on ne sait pas ce qui nous attend.
C’est bien ça, le plus effrayant.
L’épreuve commence dans deux heures. Tous les Elfs entre vingt et quarante ans doivent y participer.
Cette année est différente. Les années précédentes, le rite de passage n’était réservé qu’aux Elfs de quarante ans.
Notre fonctionnement peut sembler étrange.
Les Elfs vivent environ deux cents ans, et nous ne sommes fertiles qu’à partir de cent ans. C’est pourquoi notre peuple est peu nombreux.
À chaque naissance, un arbre apparaît dans la forêt du lac.
Et quand un Elf meurt, son arbre meurt aussi.
On les appelle les Arbres de Vie.
C’est l’heure. La première épreuve commence dans sept minutes.
Tous les Elfs entre vingt et quarante ans sont regroupés devant un gigantesque mur végétal de plusieurs mètres de haut.
Lydi s’approche de moi. Elle est ma meilleure amie depuis qu’on est toutes petites.
Bien qu’elle soit un peu idiote, elle est très gentille, et c’est ce que j’aime chez elle… même si cela devient parfois un défaut.
— Tu stresses ? me demande-t-elle, un petit sourire narquois collé aux lèvres.
— Tu rêves ! pouffai-je, en souriant de la même manière qu’elle.
2 minutes.
— Dis… tu penses qu’on va y arriver ?
Je hoche la tête.
— Tu vas y arriver, Lydi. N’oublie juste pas de rester calme… et de réfléchir.
Elle me donne un coup de coude dans les côtes, en riant.
Une alarme retentit, faisant taire tout le monde.
« L’épreuve numéro une commence dans… »
« Trois… Deux… Un… »
Puis une autre alarme. L’épreuve a officiellement commencé. Interdit d’aider les autres. Interdit de parler aux autres. Et surtout… interdit de ressentir quoi que ce soit.
Je me perds rapidement dans le labyrinthe. Il fait de plus en plus sombre et froid.
J’ai déjà vécu ça…
Je continue de marcher pendant une dizaine de minutes, jusqu’à tomber sur un petit ordinateur avec, en grand, « ÉNIGME » affiché sur l’écran bleu.
Je m’approche un peu plus, et l’énigme apparaît, accompagnée d’une indication : « Répondez à voix haute et la porte s’ouvrira. »
« Je suis toujours devant toi, mais tu ne peux jamais m’atteindre. Qui suis-je ? »
J’ai toujours adoré les énigmes de ce genre. En tout cas, je les adorais… avant la mort de ma grande sœur. Maintenant qu’elle n’est plus là, j’ai mal au cœur. Je me sens triste.
Le sol tremble. Les murs bougent.
— Putain de merde, faut que je me calme…
Je ferme les yeux. Inspire lentement. Puis je me concentre.
« Je suis toujours devant toi, mais tu ne peux jamais m’atteindre… »
Je réfléchis. Encore. Encore…
Jusqu’à ce que me reviennent ces après-midis passés avec ma sœur, perchée sur un arbre. C’était son énigme préférée.
— L’avenir… murmurai-je.
Les murs tremblent à nouveau. Celui en face de moi disparaît. J’ai réussi la première énigme.
Étrangement, je ne croise personne depuis le début de l’épreuve.
Aucun bruit. Aucun cri. Juste moi… et mes pensées encombrantes.
— Ils ont dit qu’il y avait plusieurs énigmes… alors pourquoi je marche depuis des heures sans rien trouver, bordel ?
Une petite lumière attire mon regard. Elle tranche dans l’obscurité.
C’est une magnifique fleur bleue, aux pétales presque transparents, mais étrangement éblouissante.
— Jolie fleur.
Je me retourne brusquement. Une voix… grave, envoûtante. C’est lui.
Ses yeux rouges m’observent comme la dernière fois. Et toujours… rien. Mon pouvoir ne fonctionne pas sur cet homme.
— Qui êtes-vous ?
Mon ton est aussi froid que je le voulais. Je place ma main sur la dague coincée à ma ceinture. Ses yeux suivent mon geste. Ils semblent capables de lancer du feu.
— Tu n’as pas besoin de savoir qui je suis.
Je grince des dents. Malpoli.
— On se tutoie, maintenant ? lançai-je.
Il ricane. Pointe sa paume vers moi.
— À quoi bon vouvoyer une morte ?
Une dague jaillit de sa main. De l’obsidienne.
Je l’esquive, mais elle m’entaille profondément la joue.
— Putain… Qui êtes-vous, bon sang ?!
Il a disparu. Encore.
Je passe ma main sur ma joue… plus rien. L’entaille a disparu.
Je comprends.
— Putain de labyrinthe…
Ma frustration a créé cette illusion.
Après quatre heures dans ce labyrinthe, et une dizaine d’énigmes simples, j’arrive enfin au centre.
Je me fige.
Un immense arbre, aux feuilles identiques à la fleur de tout à l’heure, se dresse devant moi.
Un objet scintille entre ses racines.
— J’ai réussi l’épreuve…
Je saisis ce qui semble être un médaillon, et l’accroche autour de mon cou.
Aussitôt, le décor change radicalement. Je ne suis plus seule.
Tous les survivants sont là.
Lydi. Lyen. Lyar.
Ils vont bien.
Un poids s’envole. Mais cette satisfaction ne dure pas.
Un rugissement strident déchire l’air.
Des putains de créatures ailées foncent droit sur nous.