PDV Léo
La journée s'achève sur une note positive, enfin. De nombreux détenus sont venus à ma rencontre, cet après-midi, prêts à adopter un comportement exemplaire et suivre mes conseils à la lettre. La route sera longue, mais offrir à ces hommes une liberté méritée vaut tout l'or du monde. Ce sentiment de satisfaction, après un cours, m'avait manqué...
— Pasquier !
Un dossier calé sous le bras, le directeur pénètre au pas de course dans ma cellule.
— Prenez vos affaires, vous emménagez dans le dortoir B.
Mon visage s'illumine. Joie !
Je rassemble mes effets personnels à la va-vite tel un cancre à qui l'on vient de rendre son droit de récréation et fais mes adieux à ces barreaux. Sans regret, Yeux Bleus !
En arrivant dans le dortoir, je réalise qu'il est bien plus grand que ce que j'imaginais. Des rangées de lits superposés s'étendent à perte de vue dans une immense salle aux murs blanchâtres et le plafond est parcouru de tuyaux et de bouches d'aération à l'arrêt ; j'ai l'impression d'entrer dans une usine... De hautes fenêtres à barreaux ainsi que des lucarnes, aussi étroites que celles de mon vieil appartement mansardé, laissent passer une faible clarté lunaire.
Trois détenus utilisent le coin urinoir situé dans un renfoncement près des portes et du poste où veille un gardien mollasson, caché derrière une vitre sans teint. Les émanations qui s'échappent des toilettes suffisent à me faire grimacer. Ma définition du mot "dortoir" vient de se mettre à jour...
Je suis Hamilton dans une allée, attentif à tout ce qui m'entoure. Il y a tellement de couchettes que je suis incapable de les dénombrer. Je ne serais pas surpris d'apprendre qu'il y a plusieurs centaines d'hommes dans cette unique salle. Nous sommes littéralement parqués comme des animaux, agglutinés les uns sur les autres.
Les détenus nous regardent passer d'un œil blasé, depuis leurs lits. Les solitaires lisent un livre ou écrivent, tandis que des groupes jouent aux cartes ou discutent derrière des rideaux de serviettes ou de vêtements, accrochés depuis les étages. L'un d'entre eux rédige une lettre, adossé contre son matelas, roulé en boule au creux de ses reins.
Comment ceux qui dorment font-ils pour se reposer ? Le brouhaha est constant. Entre les odeurs corporelles, le manque de ventilation, de lumière, et la surpopulation, j'ai déjà la sensation d'étouffer. Comment est-on censé vivre dans un tel endroit ?
Hamilton me désigne un lit au niveau du sol.
— Pourquoi c'est lui qui prend celui du dessous, monsieur ? se plaint mon voisin du dessus, visiblement agacé. Ça fait des mois que je demande à l'occuper après que Sergio soit parti !
— Tu la fermes, Dawson !
Le détenu me jette un œil noir. Eh bien, je sens que l'ambiance va être chaleureuse...
Alors que je dépose mon oreiller, ma couverture, ma trousse de toilette, ma serviette et mon lot de vêtements sur le lit, l'homme aux tresses africaines et au tatouage d'araignée sur le coude s'avance vers moi en compagnie de son groupe. Le chef de gang qui m'a fait tabasser dans les douches... Et Davis est à ses côtés. Mon rythme cardiaque s'emballe. Où est Rafael ?
Je tente de les esquiver, mais l'un d'entre eux me barre la route. Je me prépare déjà à être roué de coups.
— Tu nous rejoins enfin, Pasquier, s'enthousiasme L'Araignée.
Ma respiration s'accélère.
— Tranquille, tu es des nôtres maintenant, sourit-il en s'asseyant sur mon lit. Viens là, on va discuter.
— Discuter ? Frappe-moi tout de suite, qu'on en parle plus.
Il ricane.
— On se fout sur la gueule tous au moins une fois avant de devenir amis ou associés. Ne prends pas ce genre de choses trop à cœur.
Nos premiers échanges avec Rafael sont loin d'avoir été paisibles, je le reconnais. Entre sa gifle provocatrice et le moment où je lui ai collé mon poing dans la joue... Ici, les relations sont très différentes de celles de l'extérieur, la brutalité parait si naturelle...
Qui aurait cru que j'aurai entretenu une relation avec un meurtrier ? La violence physique est tout ce que je suis censé condamner. La prison remplacer nos principes par de nouveaux, je ne ferai pas exception. À quel point vais-je changer ? J'ai peur de découvrir celui que je serai devenu, dans six ans...
Je croise les bras avec une expression amère.
— Qu'est-ce que tu me veux, L'Araignée ? C'est bien comme ça qu'on te nomme ?
— Appelle-moi Ash, me répond-il, décontracté. L'Araignée c'est pour les fragiles et les gardiens. Allez, parle-moi un peu de toi.
— Pourquoi je le devrais ?
— Je t'oblige à rien, Pasquier. C'est juste conseillé de créer des liens. Être protégé par Ramos, c'est mignon, mais avoir des alliés puissants est bien plus intéressant pour toi.
— Et pourquoi voudrais-tu devenir mon allié ?
— Tu as beaucoup à apporter à cet endroit. Et je parle pas de... enfin, tu vois quoi.
Quelques rires s'élèvent. Le sentiment d'humiliation me fait grincer des dents. Était-il obligé de soulever à nouveau le sujet ? Je fusille du regard les membres qui se moquent de moi.
— Barrez-vous ou je vous en colle une, bande de guignols, grogne Ash avec un geste menaçant. Excuse-les, ils ont pas la lumière à tous les étages.
Je m'assois près de lui, soulagé par cette remise en place. En revanche...
— Lui, il part.
Je vise Davis, adossé au lit devant moi.
— On est rochon, Frenchie ?
— Va te faire foutre.
Davis fait quelques pas vers moi. Je me lève pour lui faire face, la rage au ventre, et le toise d'un œil noir. Il m'adresse un rictus mauvais.
— Toi, je rêve de démolir ta jolie p'tite gueule. Et te défoncer autre chose.
Une sueur froide me traverse. Je me sens faiblir. Ash se lève à son tour, se dirige vers lui et lui assène un poing magistral dans la mâchoire, puis lui encastre un genou dans l'estomac. Plié en deux, Davis se retient à la structure du lit pour ne pas tomber. Je suis sans voix. Ash lui murmure quelques mots à l'oreille :
— Qu'est-ce qu'on avait dit, hein ? Tire-toi avant que je m'énerve vraiment.
Le souffle court, Davis part sans demander son reste. Ash glisse une main sur son crâne tressé et se retourne vers moi en soupirant.
— Bon. Si on repartait sur de bonnes bases ?
Je me réinstalle sur mon lit. Ash est le seul capable de maîtriser Davis et son influence est conséquente. Je me dois de reconnaître que j'ai besoin de lui. A moi de ranger ma fierté de côté. J'acquiesce, satisfait de cette alliance.
— J'en déduis que tu as entendu parler de mes « services juridiques »...
— Tu apprends vite comment ça fonctionne. Laisse-moi t'expliquer ce qu'il va se passer : d'ici demain, une centaine de détenus te connaîtra et tu seras bientôt fiché comme le mec qui peut faire sortir n'importe qui d'ici.
— Mais ce serait totalement stupide de penser ça... ! Il y a de nombreuses conditions à prendre en compte et certains types de détenus ont des peines encore impossibles à réduire...
— L'espoir rend fou.
Je me prends le front dans la main.
— Ces gars seront prêts à tout. Ils te paieront ce que tu veux ou te feront chanter jusqu'à te faire céder. Les détenus les plus pauvres n'ont pas grand-chose à t'offrir, ils utiliseront tout ce qui est à leur portée pour arriver à leurs fins.
— Eh bien, qu'ils essayent ! Je suis avocat. Je n'aiderai pas gens violents qui ne sont pas prêts à changer.
— Tu m'as l'air bien intègre pour un homme de loi, remarque-t-il en m'invitant à faire quelques pas dans l'allée. Qu'est-ce qui t'a envoyé à Glenwood ?
— Un sénateur m'a utilisé pour couvrir ses détournements de fonds. Sans le savoir, je me suis parjuré devant la cour. Et ça, la justice ne pardonne pas. Surtout pas aux jeunes comme moi.
— Et ils se sont vengés en te collant ici.
Je marmonne un « oui ».
— Tu sais, c'est sympa d'être clean mais, dans ce trou à rats, ce sont les plus forts et les plus malins qui s'en sortent le mieux. Tu vas devoir t'adapter où Glenwood ne fera qu'une bouchée de toi.
— Et si je refusais de t'aider, tu utiliserais quel genre de menace, toi ?
Je siffle entre mes dents. Je ne connais même pas les crimes de cet homme et je devrais le défendre aveuglément ? Il s'arrête devant moi.
— Pasquier, je fais partie de ceux qui ont le plus à t'offrir, si ce n'est celui qui a le plus à t'offrir. Ces gars te paieront en alcool, en clope, en bouffe, en services quelconques... y'en a même qui te proposeront de la drogue. Mais aucun ne t'offrira la sécurité dont tu as besoin. Et crois-moi, la sécurité, c'est ce qu'il y a de plus précieux en taule.
— Surtout pour un mec comme moi, c'est ça ?
La vérité m'agace. Je détourne une moue contrariée. Ce marché est impossible à refuser si je tiens à m'en sortir après que Rafael soit sorti...
— Le gang auquel tu appartiens s'effrite et perdra bientôt la seule personne capable de te défendre. Tu as toutes les cartes en main, Pasquier.
— Tu connais déjà ma réponse...
Nul besoin de confirmer l'accord, son air ravi parle de lui-même. Je me masse une tempe. Je dois le considérer comme un client lambda. Dès que nous serons tranquilles, je m'entretiendrai avec lui pour travailler sur son dossier. En m'occupant ainsi, le temps me paraîtra au moins un peu moins long... C'est aussi le moyen de conserver un lien avec le monde extérieur. Ce métier était toute ma vie, avant d'atterrir ici...
— C'est toi l'avocat qui fait les cours ? s'écrie un détenu.
— Oh oui ! C'est lui, c'est lui ! renchérit un autre.
Plusieurs groupes d'hommes parlent entre eux tout en me désignant. Je sens que je croulerai bientôt sous les demandes. Trois détenus m'abordent pour me convaincre d'accepter leur dossier en me confiant leurs histoires personnelles – touchantes, certes, mais insuffisantes pour garantir la réussite de leur démarche.
Au bout d'une minute, c'est une dizaine d'hommes qui m'encercle. Je fais quelques pas en arrière, pris au dépourvu, et percute bien vite la façade d'un lit. Tous haussent le ton pour se faire entendre et m'oppressent de chaque côté, se disputant mon attention. Où est passé Ash ? Mon stress monte en flèche. Une bagarre éclate à deux mètres et un duo de gardiens arrive, matraques en main. Je me retrouve compressé contre la structure métallique du lit, ballotté et écrasé par le mouvement de foule.
Le bruit m'étourdit, ma poitrine s'échauffe et ma gorge se serre. Je commence à suffoquer. Je fais volte-face pour m'accrocher aux barreaux. De l'air, j'ai besoin d'air !
Les détenus se décollent soudain de moi et un parfum familier m'embaume. Je tourne la tête et lève les yeux.
— Rafael ?
Agrippé à mon bras, il m'extirpe de la masse et m'entraîne entre deux lits. Je respire enfin...
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— Ils veulent que je les aide, tous...
Il se pince l'arête du nez.
— Attirer l'attention sur toi, c'était la dernière chose à faire. Et puis, d'ailleurs, qu'est-ce que tu fais ici ?
— Ils ont fini par me transférer en dortoir ! C'est génial, hein ?
Je souris de toutes mes dents, exalté par l'idée de me retrouver avec lui.
— Léo, c'est le dortoir B... Moi, je suis dans le A...
Le soulagement s'envole en une fraction de seconde.
— Tu plaisantes ?
— Je peux te faire transférer dans son dortoir, si tu veux, déclare Ash en venant vers nous.
Rafael lève les yeux au ciel et croise les bras.
— Salut, Ash.
— Tout va comme tu veux, mon ami ? fait ce dernier en enroulant un bras autour de ses épaules.
— Arrête ça.
— Tu ne veux donc pas que je l'aide ?
— Pas par du chantage, s'agace Rafael en se dégageant.
— Loin de moi cette pensée, je te respecte trop pour en passer par là.
— Bien. Parce que c'est pas comme ça que je te rejoindrai.
— Et si je te dis que j'ai un contrat de travail avec ta femme de prison en échange de ma protection, même après ton départ, tu changerais d'avis ?
J'écarquille de grands yeux ahuris. Comment m'a-t-il appelé ? Je me plante devant Ash.
— Tu m'as pris pour qui, sans déconner ? m'écrié-je, révolté.
— Léo, calme-toi.
— Non, je ne me calme pas ! Je ne suis pas ta femme de prison !
Rafael me saisit par les épaules.
— Ne parle pas si fort... !
— Donc, on peut me traiter comme un prostitué et j'ai pas le droit de me faire respecter ? Tu cautionnes ça, toi ?
— Martinez tient juste à te protéger. À vous protéger.
Je lâche un rire offusqué.
— Je suis un homme, articulé-je. Un homme ! Pas une femme ni un objet !
— Tu vas pourtant devoir te faire à ce titre, reprend Ash. C'est le mieux que tu puisses obtenir dans cette prison.
— Les gays sont aussi mal vus que les pédophiles, ajoute Rafael.
Je pose sur lui un regard exorbité. Mon visage se décompose. Je secoue la tête, incapable d'intégrer ces mots. Une rancœur indescriptible grandit en moi. Être méprisé, maltraité, considéré comme un bout de viande, je sais ce que c'est, j'ai vécu l'homophobie toute ma vie. Mais jamais je n'avais été placé au même rang que les criminels sexuels. Pire, que les ordures qui s'en prennent aux enfants. Cette pensée a l'effet d'un poing dans le ventre.
La main de Rafael se referme sur mon épaule.
— Léo.
— Laisse-moi.
Je chasse son bras et rebrousse chemin vers mon lit pour m'isoler un moment, débordant de haine, mais surtout, blessé au plus profond de moi.