Il est difficile pour une personne ayant vécu une enfance normale de s’imaginer ce que cela signifie de grandir dans le manque. Qu’est-ce que le manque ? Comment un enfant vit-il le manque de quelque chose ?
Si vous avez de la chance, vous vous imaginez sûrement le jouet que vous n’avez jamais eu, la sucrerie qui vous a été interdite, un endroit où vous n’aviez pas le droit de trainer ou un ami que vous ne pouviez plus fréquenter. Ça vous manque un temps, mais on finit par passer à autre chose.
Si vous avez un peu moins de chance, vous avez plutôt pensé à un parent qui n’était pas ou plus là, à un proche qui vous a quitté plus ou moins brutalement, à des produits d’hygiènes, des médicaments et des équipements scolaires basiques que votre famille ne pouvait pas vous acheter, ou même à des amis qui n’existaient pas ou trop peu. On se dit que ça va passer, qu’on peut apprendre à vivre sans, mais ça nous manque toujours un peu malgré nous.
Maintenant, si vous êtes comme moi, vous n’avez pensé à rien. Absolument rien. Parce que pour manquer de quelque chose, il faut d’abord savoir que ce quelque chose existe.
Je n’étais qu’un bébé quand mes parents sont morts et les seules informations que j’ai sur eux m’ont été racontées par mon oncle ; c’est-à-dire quasiment rien. Je crois qu’il me blâmait d’avoir causé la perte de sa sœur et sa seule famille. Malgré tout, c’est à lui qu’est revenue ma garde et c’est avec lui que j’ai grandi. Il n’a jamais pris le temps de m’expliquer qui j’étais vraiment et, pendant longtemps, j’ai cherché à obtenir l’affection de ce père qui ne voulait pas en être un. Puis j’ai fini par me demander ce qui clochait chez moi. Parce que le problème venait forcément de moi si mon propre père me grondait tout le temps.
Mais les années passaient et l’humeur de ce père ne faisait que se dégrader. J’ai vite compris qu’il ne fallait pas que je pose de questions, que je me contente d’effectuer le travail qu’il me donnait et de me faire la plus discrète possible. Même en respectant toutes ces consignes, je n’étais jamais à l’abri d’un bon coup de ceinture. Pour moi, c’était normal, c’était mon quotidien. Et je ne parle même pas de mes conditions de vie qui – bien que je n’en eusse aucune notion à l’époque – étaient vraiment déplorables.
Tout cela a duré pendant vingt ans et aurait pu durer encore longtemps si je n’avais pas fait la rencontre de personnes qui m’ont ouvert les yeux. Et pour cela, je ne les remercierai jamais assez.
Je me suis réveillée à vingt ans avec l’étrange sensation de n’avoir pas existé avant cet instant. Je voyais le monde et ma vie pour la première fois dans leur entièreté et leur vérité la plus palpable. Et alors j’ai réalisé qu’on m’avait volé quelque chose de précieux et d’irrécupérable, une chose qui m’a manqué pendant tout ce temps et qui me manquera toujours. Mon enfance.
Oui, il est difficile pour une personne ayant vécu une enfance normale de s’imaginer ce que cela signifie de grandir dans le manque. Le manque d’affection. Le manque de savoir. Le manque de repères. Le manque de nourriture. Ce genre de manque, ça ne s’imagine pas. Ça se subit. Mais ça se voit aussi, et ça se sent. Et dans ces cas-là, il est très facile de faire un geste. Le geste qui peut tout changer.
C’est ainsi qu’a commencé mon réveil. Avec une simple main tendue.