C'est d'abord la sensation de froid qui me tire du sommeil. J'ai l'impression qu'on m'a ouvert le crâne pour le remplir de coton. Mon corps et perclus de douleur et à mesure que mes sens s'éveillent je réalise que je suis étendue sur un sol dur.
Mes paupières papillonnent mais tout est flou. Ma langue est pâteuse dans ma bouche.
J'ai soif.
— Ah, vous êtes réveillée. C'est parfait.
Je me redresse lentement, les bras tremblant sous l'effort et les muscles encore ramolli.
Où suis-je ?
Ma vue se précise peu à peu et je découvre une cave austère, sans fenêtre aux murs de briques grisâtres. Ce pourrait tout aussi bien être une cellule aux vues de la lucarne grillagée qui perce l'unique porte.
Il y a un matelas posé à même le sol dans un coin et un seau.
Je remarque alors le verre d'eau claire posé devant moi. Je tends la main vers lui, avide lorsque la voix que j'ai déjà entendue reprend :
— Buvez, vous en avez besoin.
Aussitôt, je suspends mon geste. Les souvenirs me reviennent peu à peu. La porte ouverte, l'intrus dans la maison, ses mains sur moi et cet autre homme au regard d'acier oxydé. La méfiance s'allume comme un phare dans mon esprit et je lève les yeux.
Je m’attends à trouver un de mes kidnappeurs, mais non. Installé sur une chaise, un homme d'âge avancé les cheveux blancs comme le sel m'observe de ses yeux noisette. Il porte une veste élégante et une cravate de soie piquée d'une perle aussi grosse qu'un raisin.
Ses mains noueuses et tâchés par l'âge s'appuient sur une canne de bois ornées de ronces qui s'enroulent jusqu'au pommeau où s'épanouissent des roses.
Je dégluti, la gorge en feu.
— Qu... Qui êtes vous ? coassé-je.
Il hausse un sourcil. Bien sûre que je sais qui il est. Sa posture, son élégance d'homme riche et sa canne ornée de rosiers épineux me donnent assez d'indice pour cela.
— Pardonnez ma grossièreté, déclare-t-il en me tendant une main.
Par reflexe, presque sans y penser et parce que mon éducation m'y pousse, je pose la mienne dans sa paume. Il s'incline sur mes doigts et les effleure de sa moustache.
— Sir Silas Clarke, pour vous servir mademoiselle Hawthorne.
Pour me servir. Bien sûr. Cet homme n'est rien de moins que le chef de la Rose Noire en personne. S'il voulait vraiment me rendre service, il ne me retiendrait pas dans un cachot lugubre contre mon gré.
J'humecte mes lèvres et toise à nouveau le verre d'eau avec envie. Et si elle était empoisonnée ?
— Si je voulais vous tuer, vous imaginez bien que nous ne serions pas en train de discuter vous et moi, dit-il d'une voix posée comme s'il lisait dans mes pensées.
Le calme avec lequel il évoque la possibilité de m'assassiner me glace tout entière. Néanmoins je ne résiste pas longtemps et m'empare du verre pour boire à longue gorgées. Lorsque je le repose par terre et me redresse, un peu ragaillardie, je le le toise à mon tour.
— Vous m'aviez donné cinq jours, accusé-je.
— C'est exact. Lorsqu'on m'a rapporté votre projet de vendre la maison, ainsi que l'extrême dénuement dans lequel vous vous trouviez, j'en ai conclu que vous n'aviez aucun moyen de rembourser ce que vous me devez... Ai-je eu tort ?
— Comment... Comment savez-vous ça ? m'écrié-je, indignée.
Il agite une main, évasif.
— Je possède des abeilles un peu partout. Elles bourdonnent beaucoup mais passent pratiquement inaperçue.
Je repense au clerc timide qui m'a ouvert la porte chez Maître Steelworth. A-t-il écouté à la porte notre conversation ?
— Si vous savez que je ne peux vous rembourser... et que vous ne voulez pas me tuer... hésité-je. Qu'est-ce que je fais ici ?
Vais-je passer le reste de ma vie emprisonnée pour payer ma dette ? Que veut-il de moi pour l'amour du ciel ?
Le regard de Silas Clarke se fait soudain plus métallique. Son attitude charmante n'est qu'une façade qui s'évapore en un battement de cils. J'entrevois l'acier et la glace sous les bonnes manières, la détermination crue et inflexible, celle d'un homme qui ne ploie jamais, mais sait faire ployer.
Et j'ai peur, je dois l'admettre.
— Je cherche votre frère, mademoiselle. Lord Peter Hawthorne.
J'éclate de rire. C'est probablement nerveux, mais la situation me semble soudain parfaitement absurde.
— Vos abeilles ne vous tiennent pas si bien informé que cela, répliqué-je le souffle court. Sinon, elles vous auraient signalé que Peter s'est enfui depuis plusieurs semaines. Et que je n'ai pas la moindre idée de l'endroit où il se trouve.
Mon cœur se serre en prononçant ces mots. C'est la première fois que j'énonce cette vérité dans toute sa cruauté. Mon frère n'a pas mystérieusement disparu. Il s'est sauvé. Il m'a abandonnée.
Je retiens avec peine les larmes qui menacent de couler.
Silas Clarke pince les lèvres et continue de m'observer en silence. Il tapote le sommet de sa canne avec ce qui ressemble à de l'impatience.
— Vous savez que c'est sur vous que retombe sa dette n'est-ce pas ? Vous feriez mieux de me dire où il se cache dès à présent.
Il se penche à nouveau vers moi et un sourire froid étire ses lèvres. Un sourire qui n'atteint pas ses yeux.
— Vous ne quitterez pas cet endroit tant que je n'aurais pas mis la main sur lui, Miss. Mon offre est simple : soit vous révélez ce que vous savez, soit j'attends qu'il vienne de lui-même à votre secours.
Il se redresse et après une pause, ajoute :
— Je ne compterais pas tellement sur cette dernière éventualité, si j'étais vous...
Je blêmis. J'ai envie de protester : quelqu'un finira par se rendre compte que j'ai disparue, on se posera des questions et on me cherchera... Mais je sais que c'est faux. Depuis que Peter est parti, je n'ai plus personne. La longue maladie de mon père m'a isolée pendant les mois passés à son chevet. À dix-huit ans, je n'ai pratiquement aucune vie sociale, aucun ami, pas de famille à laquelle me raccrocher. Je suis la captive idéale pour la Rose Noire.
— Je vais vendre la maison, je travaillerai, je... je vais trouver de l'argent, bredouillé-je.
Je mets ma fierté de côté. Je suis à deux doigts de joindre les mains et de le supplier à genoux.
Silas Clarke se lève avec un soupir.
— La valeur de votre maison ne rembourse pas le quart de ce que votre frère me doit. Quant à travailler...
Il me parcourt de haut en bas et son expression ne laisse aucune place à l’interprétation : je ne suis bonne à rien avec ma silhouette frêle et mes mains blanches.
— Nous verrons cela plus tard. Peut-être.
Il se dirige vers la porte, sa canne claque sur le sol de pierre. Lorsque le battant claque derrière lui, me laissant parfaitement seule, je m'autorise enfin à laisser couler mes larmes.