Il est onze heures moins le quart quand Jonas quitte son bureau pour se rendre dans les appartements d’Aliona. La jeune femme et lui ne font que se croiser ces derniers temps, c’est pour ça qu’ils ont décidé de déjeuner ensemble. À la grande surprise de Jonas, ce n’est pas Aliona, mais Madame Noura qui lui ouvre la porte des appartements royaux.
— Il y a un problème ? Où est Aliona ? s’inquiète le jeune homme.
— Aucun. Vous n’êtes donc pas au courant ? La Reine a annulé tout ce qui était prévu ce matin pour se rendre au Conseil, lui explique la femme de chambre.
— Non. Je ne suis pas au courant puisque je suis là pour la voir, répond Jonas vexé. Vous pensez qu’elle sera quand même disponible pour que l’on puisse manger ensemble ?
— Elle ne devrait pas tarder. Vous pouvez l’attendre dans le petit salon, l’invite-t-elle à entrer.
Jonas serre les dents, mais s’exécute. Il s’installe dans le canapé et observe la pièce. C’est la première fois qu’il reste seul ici. Il prend le temps d’admirer les murs richement parés. Les moulures qui ornent le plafond, les tableaux accrochés çà et là, les dorures sur lesquelles se reflètent les rayons du soleil. Le tout est parfaitement équilibré. Une petite bibliothèque se trouve dans un coin du salon. Le jeune homme décide de s’approcher pour examiner les titres qui s’y trouvent. Il sourit quand il se rend compte que ce sont principalement des livres d’histoires sur les cinq royaumes. Il saisit un ouvrage au hasard et va s’installer sur le canapé en velours qui trône au milieu de la pièce.
Confortablement assis, Jonas lit le titre du livre qu’il a emprunté : La musique à travers les royaumes. Il se met à parcourir les pages sans vraiment les lire jusqu’à ce qu’un chapitre retienne son attention : Les symboliques des éléments à travers les instruments. Jonas se fait happer par les propos de l’auteur.
« Chaque royaume d’Elementum entretient un rapport différent à la musique. Selon les ressources et l’histoire de chacun, des instruments variés ont vu le jour. Arietis, riche de son minerai a rapidement fait fondre ses ressources pour créer les cuivres. Aquilae, avec ses immenses forêts, a pu fabriquer des bois. Le royaume de Leporis, grâce aux peaux tendues des animaux, a inventé les percussions. Enfin, Ceti a su mettre au point les cordes… »
Le chapitre se poursuit, entrant dans les détails de la symbolique de chaque instrument. De la perfection du violon à la créativité du piano en passant par le romantisme de la guitare. Les pages défilent sans que Jonas ne s’en rende compte. Il est emporté par les mots qui dansent sur les pages et se trouve une avidité de savoir qu’il ne se connaissait pas.
Aucun son ne vient perturber cet instant. Le temps s’écoule au rythme des pages que Jonas tourne.
La porte du salon s’ouvre dans un fracas subit. Jonas sursaute et fait tomber le livre au sol. Aliona vient d’entrer. Son regard est incendiaire et la jeune femme est rouge de fureur.
— Comment ont-ils pu ? Me faire ça à moi ? Aucune considération, rien ! Comme si j’étais un grain de sable gênant ! Si j’avais pu, je les aurais… enrage la jeune femme sans même se rendre compte de la présence de son fiancé.
Les mains d’Aliona tremblent. Elle se tourne vers la cheminée et y jette une boule de feu. L’âtre s’embrase immédiatement.
— Qu’est-ce qui se passe, Ali ? demande Jonas complètement décontenancé.
Aliona le regarde comme s’il s’agissait d’un inconnu. Ses yeux rougis sont baignés de larmes. Son teint s’est échauffé. Son cou et ses bras sont marqués par de larges plaques rouges.
— Ali ? Que se passe-t-il ? insiste Jonas en s’avançant vers elle.
La température dans la pièce a considérablement augmenté. De la sueur perle sur le front du jeune homme. Aliona, elle, est tremblante de colère, et ses cheveux sont collés sur son visage moite.
— J’ai voulu assister au Conseil, explique la jeune femme.
— J’en déduis que cela ne s’est pas passé comme prévu, constate Jonas.
Aliona lui lance un regard noir qui aurait pu le carboniser sur place. Inutile de souligner l’évidence.
— J’ai… Enfin ils ont… Bon sang ! Que quelqu’un ouvre les fenêtres, j’étouffe !
Alertées par le bruit, les femmes de chambre, Madame Noura à leur tête, entrent dans le salon et s’empressent d’ouvrir les fenêtres. Jonas ne réfléchit pas et vient desserrer le corset d’Aliona pour l’aider à respirer. Ses doigts effleurent la peau nue de la jeune femme. Elle est brulante.
— Ali, il faut que tu te calmes, lui suggère-t-il de plus en plus inquiet.
La jeune femme ne répond pas immédiatement. Elle semble absente et manque de défaillir.
— Je vais bien, dit-elle la voix pâteuse sans vraiment savoir qui elle cherche à convaincre.
Le cerveau de Jonas carbure. Aliona est littéralement en train de s’embraser. Il faut trouver un moyen de l’aider à se refroidir.
— Madame Noura, préparez un bain d’eau froide s’il vous plait. Rapidement.
L’armada de femmes de chambre ne se fait pas prier. Jonas a à peine le temps de dévêtir Aliona que le bain est prêt. La jeune femme, simplement vêtue d’une chemise, ne bronche pas. Elle se laisse faire tandis que Jonas invoque ses pouvoirs pour qu’une brise légère vienne souffler sur la peau nue d’Aliona afin de la rafraichir. Avec l’aide de Madame Noura, Jonas porte Aliona jusque dans le bain. Son corps est si chaud que l’eau se met rapidement à bouillir et que de la vapeur se forme.
— Par tous les dieux ! s’exclame Madame Noura.
— Retournez chercher de l’eau, ordonne Jonas.
La baignoire est à nouveau remplie. L’eau cesse de bouillir et les plaques sur le corps d’Aliona diminuent. La jeune femme reprend doucement ses esprits.
— Jo…
— Chute, détends-toi, tu me raconteras plus tard, murmure Jonas.
Voyant que la situation est maitrisée, les femmes de chambre décident de laisser le jeune couple en tête à tête. Jonas use de ses pouvoirs pour refroidir l’eau du bain. Aliona s’immerge totalement dans l’eau, seul son nez dépasse pour qu’elle puisse respirer. Ils restent ainsi, en silence, pendant de longues minutes. Aliona se redresse légèrement dans la baignoire et ferme les yeux. Jonas se met à lui masser la tête afin de l’aider à s’apaiser. La pièce est de nouveau calme et silencieuse. Seuls le clapotis de l’eau et le souffle de leur respiration viennent troubler la tranquillité de l’instant.
— Ça va mieux ? demande Jonas.
— Grâce à toi, répond Aliona.
Maintenant que l’air est à nouveau respirable dans les appartements royaux et qu’Aliona ne menace plus d’imploser, Jonas l’interroge pour savoir ce qui s’est passé.
— J’ai voulu assister au Conseil restreint. J’en avais marre qu’on me tienne à l’écart, explique la jeune femme.
— Et ensuite ?
— Les conseillers se sont montrés plutôt hostiles à ma présence. Ils n’ont pas hésité à me rabaisser et à me faire comprendre que je n’avais pas mon mot à dire. Tu te rends compte ? On m’annonce que je dois être reine et quand j’accepte enfin ce rôle qu’on a choisi pour moi on me rejette. Je ne suis qu’une façade pour que ces hommes maintiennent leur pouvoir. Et le pire dans tout ça, c’est que mon père n’a pas dit un mot. Il semblait presque gêné que j’aie pris l’initiative de m’impliquer dans les affaires d’État.
— Il doit avoir ses raisons, tente Jonas.
— Puis il y a eu Cyrus aussi !
— Tu t’attendais à quoi venant de sa part ? Ton frère n’a jamais été tendre. Dès qu’il peut t’enfoncer, il le fait. Ce Conseil était l’occasion rêvée pour lui.
— Tu as raison. C’est juste que je me suis sentie si faible, si négligeable… J’ai quitté le Conseil pour ne pas leur donner la satisfaction de craquer devant eux. Mais après… Mon esprit est entré dans une boucle négative et j’ai perdu les pédales… Comment je peux gouverner un royaume si je ne suis pas capable de gérer mes émotions ? Et si j’avais perdu pied devant eux ? Il ne faut plus que cela se reproduise.
Les mains de Jonas descendent lentement sur les épaules d’Aliona. Il les masse, essayant de dissiper les dernières tensions de la jeune femme.
— Je devrais en parler avec Cassandre. Elle pourra peut-être me donner des conseils pour que cette situation ne se reproduise plus. Je ne sais pas comment ça se serait fini si tu n’avais pas été là, reprend Aliona. D’ailleurs, qu’est-ce que tu faisais ici ? dit-elle en se tournant pour faire face à Jonas.
— On devait manger ensemble. Tu as oublié ?
Les yeux de la jeune femme s’écarquillent.
— Oh non ! Ça m’était totalement sorti de l’esprit ! Pardonne-moi, s’excuse-t-elle.
— Ne t’en fais pas, je comprends, répond Jonas.
En vérité, non. Il ne comprend pas comment elle a pu l’oublier, le faire passer au second plan. Il est blessé, mais ce n’est pas le moment de faire culpabiliser Aliona. Elle semble si vulnérable en cet instant. Il a eu si peur en la voyant entrer dans cet état. L’important, c’est qu’au final ils passent quand même du temps ensemble. Mais il ne peut s’empêcher de penser qu’aux yeux de la jeune femme, il passe toujours au second plan. Aliona le tire de ses pensées.
— Il n’est pas trop tard pour déjeuner, dit-elle après avoir jeté un coup d’œil à l’horloge.
Il est à peine midi et demi.
— Laisse-moi me sécher et allons pique-niquer dans les jardins !
La jeune femme se lève. L’eau glisse sur son corps. Sa chemise blanche, devenue transparente, moule chacune de ses formes. Jonas ne peut défaire son regard de cette vision. Réfléchir devient impossible. Il passe la langue sur ses lèvres devenues subitement sèches.
— Tu peux me passer une serviette s’il te plait ? demande Aliona en désignant la pile de serviettes laissée par Madame Noura.
Jonas cligne des yeux et se gratte la gorge pour reprendre contenance avant de s’exécuter.
— Oui, bien sûr. Tiens, voilà !
Jonas a à nouveau chaud alors qu’Aliona sort du bain. La jeune femme va chercher une chemise sèche et un corset pour se changer. Elle se tient devant le miroir pour mettre le corset en place.
— Je ne peux pas l’attacher toute seule, dit-elle en se tournant vers Jonas.
Le jeune homme vient alors l’aider à nouer les lacets. Quand il a fini, Aliona se laisse aller contre son torse. Il enroule ses bras autour d’elle et lui embrasse la tempe.
— Si tu es fatiguée, je te laisse te reposer, dit-il, sa voix ayant baissé d’une octave.
— Non, il était prévu qu’on mange ensemble, on mangera ensemble. Prendre l’air me fera le plus grand bien, affirme la jeune femme sans pour autant continuer à se préparer.
Les mains de Jonas remontent sur sa poitrine alors que ses lèvres descendent lentement vers son cou. Aliona ne peut retenir les faibles gémissements qui s’échappent de ses lèvres.
— Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, articule-t-elle avec un brin de lucidité.
— De quoi tu parles ? demande Jonas d’un air faussement innocent.
— Le but n’était pas de me refroidir ? fait remarquer Aliona. Je ne pense pas que me réchauffer comme tu le fais soit une bonne idée vu ce qui vient de se passer.
L’atmosphère est déjà en train de se réchauffer sous le coup de leur excitation. Ils doivent rester calme sinon le pouvoir d’Aliona la consumera pour de bon, et Jonas par la même occasion. Même si l’idée de brûler ainsi ne lui déplait pas, ce n’est certainement pas quelque chose qu’ils devraient essayer.
— Tu as raison, dit Jonas en se reculant. Habille-toi et allons manger.
Il se recule et va ramasser le livre tombé par terre un peu plus tôt. Il s’installe dans le canapé et fait mine de lire pendant qu’Aliona termine de se préparer. La jeune femme soupire de frustration avant d’aller cherche une robe simple qu’elle peut mettre seule. Elle relève ses cheveux humides en un chignon déstructuré et une fois prête, elle rejoint Jonas pour qu’ils se rendent dans les jardins.