Liv.
Mon sens de l’orientation m’a toujours fait défaut.
Du plus loin que je m’en souvienne, j’ai toujours eu besoin de répéter un trajet plusieurs fois et de me fixer des repères avant de l’intégrer.
Si je me suis améliorée avec le temps, la ponctualité demeure toutefois mon point faible.
En revanche, quand j’allais faire du shopping, ma décapotable me conduisait toute seule chez Chanel, Gucci, Dior… la crème de la crème.
Allez comprendre, le cerveau peut être sélectif.
Pour quelles raisons ?
Je l’ignore.
Mais ça, c’était avant.
Quand ma seule préoccupation consistait à choisir une tenue pour briller en soirée.
Épuisée et désespérée, j’ai l’impression de tourner en rond.
J’ai beau observer l’enfilade des bâtiments, ils se ressemblent tous.
Aujourd’hui, j’entre à l’université pour étudier ma dernière année, et, même si mon appréhension est à son comble, je suis convaincue d’avoir pris la bonne décision.
Si j’ai sélectionné l’Université Barowe, c’est parce que c’est l’une des meilleures de l’état, mais aussi parce que c’est la plus grande.
Avantage non négligeable pour quelqu’un qui, comme moi, veut se fondre dans la masse.
Je me ressaisis et remonte mes lunettes sur mon nez. Je me demande pourquoi aucun panneau d’indication n’est visible sur ce campus.
Je manque de me faire bousculer par des étudiants qui portent des écouteurs dans les oreilles et qui ont les yeux vissés sur leur smartphone.
Tout d’un coup, j’ai un déclic.
Comment n’y ai-je pas pensé plutôt ?
L’université possède une application mobile qui fournit une foule d’informations, notamment le plan du campus.
Éloignée des réseaux sociaux depuis quelques années, j’ai oublié ce détail.
Tout en accélérant le pas, je sors mon téléphone, le déverrouille et cherche l’application.
Seulement, je galère, le wifi ne passe pas et mon abonnement est sûrement insuffisant.
Je me maudis de ne pas avoir effectué le changement avant. Je croise les doigts pour que le téléchargement arrive à son terme.
Soudain, mon épaule percute quelque chose ou plutôt quelqu’un.
J’entends un juron fendre l’air et, avant même de poser mon regard sur la personne que je viens de bousculer, je m’excuse tout en rangeant mon portable dans la poche arrière de mon jeans.
Je dois lever le visage vers l’arrière pour distinguer la personne qui me fait face.
Ce sont des yeux azur éclatant, ornés de sourcils épais qui me transpercent intensément.
Le regard dur me fixe un moment puis déporte son attention au-dessus de ma tête.
Deux étudiantes passent près de nous et lui lancent des sourires et des œillades sans équivoque.
Je le détaille.
Profil séduisant qui arbore une barbe naissante et des cheveux blond clair soyeux.
Un style vestimentaire composé d’un pull gris, certainement du cachemire, et d’un jeans brut, le tout sublimé par une assurance indéfectible.
Je suppose qu’il est l’un des play-boys du campus.
Tout ce que je déteste.
J’attends qu’il daigne me présenter ses excuses. Après tout, il est tout aussi fautif que moi, nous étions tous les deux plongés sur nos écrans.
Quand il reporte son attention sur moi, il reprend un air sérieux et me toise tout en rangeant son téléphone dans la poche de son jeans.
Putain d’arrogance !
— T’es nouvelle ? Quelle année et quelle filière suis-tu ?
T’es le flic du campus ?
Toutefois, je réponds sans me montrer agressive, peut-être qu’il pourra m’indiquer où se trouve ma salle de cours.
— En dernière année. Option sciences sociales.
J’ai droit à un grognement.
Charmant.
Il lève la tête, fronce les sourcils et semble regarder autour de lui, comme s’il cherchait quelque chose ou quelqu’un dans l’espace vert qui nous entoure.
Je sursaute lorsqu’une voix féminine enjouée se matérialise derrière lui.
— Adrien est de retour. Je n’en reviens pas !
— La ferme, Rome, il gronde sans se retourner pour l’accueillir. Va retrouver ta clique de paumés tatoués.
La Rome en question ne s’offusque pas, au contraire, elle paraît amusée alors qu’à sa place je l’aurais envoyé chier.
— Ce que tu peux être détestable par moment, elle lui répond en rassemblant sa crinière noire en queue de cheval dont une mèche rose s’échappe le long de sa joue.
Visiblement agacé par sa présence, Adrien soupire et finit par pivoter vers elle pour lui jeter une œillade mauvaise.
— Tu ne me présentes pas ta nouvelle petite copine ?
Je manque un hoquet de surprise, trouvant l’idée totalement saugrenue.
Lui et moi ?
Cette fille délire, ma parole.
— Adrien et moi, nous nous connaissons depuis le jardin d’enfants et nous avons l’habitude de nous charrier, bien qu’on s’adore.
En quoi ça me concerne, sinon ?
— J’adore surtout quand tu brilles par ton absence, il marmonne en la regardant en biais.
Ce mec est bien plus que détestable.
Je n’ai pas le temps de répliquer qu’elle s’approche de moi et se présente.
— Je m’appelle Romane, mais tu peux m’appeler Rome. Je brûle d’impatience de savoir comment tu as rencontré cette tête de mule.
Hein ?
Elle a craqué !
— Rome, gronde Adrien en passant sa main dans ses cheveux blonds.
— Quand aura lieu la fête de la rentrée ? elle demande, sans prendre en compte l'avertissement de son ami.
— Ça n’arrivera pas.
Silence.
Rome le scrute et semble attendre la suite qui tarde. Moi, je me demande pourquoi je suis encore là, à écouter et observer des gens que je ne connais pas.
— Tu peux répéter ?
— Tu m’as bien entendu. Je n’organiserai pas de fête ce mois-ci, ni tout au long de l’année.
— T’es sérieux ? elle s’exclame en rigolant. Qu’avez-vous fait de mon ami ?! elle s’insurge de manière ironique, une main sur le cœur, ce qui m’arrache un sourire. Adrien, le « Roi de la Nuit » abdique ? Aucune fête ne peut rivaliser avec les tiennes. Tu en es bien conscient ?
— Désolé, c’est comme ça, avance Adrien d’un ton sec qui signifie que le sujet est clos.
— Et toi ? elle fait à mon attention, t’es nouvelle sur le campus ?
Je grimace.
— Ça se voit tant que ça ?
Rome pince les lèvres et fronce les sourcils en balayant ses pupilles marron foncé sur ma silhouette, et je percute.
C’est évident, je dénote parmi les étudiants aussi lookés que dans la série « Gossip Girl ».
Je m’en fiche, les fringues ne sont plus ma priorité.
Je ne suis pas là pour me faire des potes et encore moins me faire remarquer.
Le shopping est toujours une seconde nature pour moi, mais seulement quand mes moyens me le permettent, c’est-à-dire très rarement.
Aujourd’hui, j’aborde un style pratique et passe-partout, rien à voir avec les deux mannequins de tout à l'heure ni avec elle.
Avant qu’elle ne puisse émettre un avis, parce qu’elle en a sûrement un, je la devance.
— C’est bon, je sais ce que tu penses, je suis loin de ressembler aux bombasses qui déambulent sur ce campus.
Elle éclate de rire.
— Parce que tu crois que j’en suis une ?
— Ça risque pas, marmonne Adrien en se grattant la nuque.
— Vilain. Tu pourrais avoir un peu plus de respect pour ta plus vieille amie qui arrive encore à te supporter, elle le sermonne d’une petite tape sympathique sur le bras, en réussissant l’exploit de lui arracher un mince rictus.
— Bon, ça ne me dit toujours pas comment tu t’appelles. Adrien, pourrais-tu enfin me présenter ta copine ?
Adrien se raidit, comme si le mot « copine » signifiait une insulte et qu’associer ce terme à moi était le pire truc au monde.
Avec le regard qu’il me jette, je m’apprête à tout encaisser.
— Je ne la connais pas. Tu vois bien que, cette fille et moi, on n’a rien en commun.
Connard !
En apparence, on vient de deux milieux complètement différents.
En réalité, Adrien est loin d’imaginer que j’ai baigné dans le sien pendant la majeure partie de ma vie.
Je connais les codes et je sais comment ça fonctionne.
Montrer son pouvoir et être arrogant, c’est gage de respect.
Je vais me faire plaisir de le remettre à sa place.
— Évidemment qu’on n’a rien en commun. Tu me considères sans doute comme la fille de la femme de ménage qui bosse chez tes parents depuis des années. Tu pues l’arrogance, mec ! Alors, oui, je t’ai bousculé par inadvertance tout à l’heure, et je me suis excusée. Tu n’avais qu’à me dire : « Ce n’est rien, bonne journée ». À la place, tu bavais devant ces filles qui sont passées près de toi.
— Jalouse ? il me balance l’air de rien, une étincelle malicieuse dans ses pupilles, alors que je vire au rouge.
Non, mais il se prend pour qui ?
— Pas du tout, tu n’es pas du tout mon style de mec en plus.
— Ouais, je vois, il rétorque en replaçant la lanière son sac à dos sur son épaule. Je vais te faire une fleur pour cette fois parce que tu ne sais pas qui je suis ici. Mais la prochaine fois, je ne serai pas aussi charitable. Les gens comme toi m’indiffèrent, et j’ai un profond mépris pour ceux qui me manquent de respect.
Rome grimace, ce qui confirme ses propos.
Ce mec est ignoble et je n’ai pas l’intention de me laisser faire.
— Tu n’as pas besoin de te montrer supérieur aux autres, parce que tu as beaucoup d’argent.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ? il demande toujours sur un ton hautain.
— Tout le monde ne peut pas se permettre de porter du Gucci, du Balmain ou du Prada. De plus, je suis prête à parier que tu possèdes une Audi ou une Porsche, garée sur un emplacement qui t’est réservé ?
Mouché, il a besoin de quelques secondes pour réagir.
J’ai touché dans le mille, ça lui apprendra à se comporter comme s’il était le tout-puissant sur ce campus.
— Ce n’est pas bien de porter un jugement sur le physique des gens et de se fier aux apparences. Sauf qu’en toute modestie, par rapport au tien, le mien est plutôt pas mal.
Connard !
Et il parlera de jugement.
— Et puis, tu m’as l’air d’en savoir beaucoup pour une fille qui porte un pull deux fois trop grand, un jeans usé et des Converse qui datent d’il y a deux ans.
Je reste bouche bée par sa mesquinerie.
Personne, jusqu’à aujourd’hui, ne m’avait critiqué directement sur mon apparence.
Bien que j’essaie de minimiser ses propos, ils me touchent quand même.
Cependant, ma peine cède la place à une rage sourde lorsque je vois son air triomphant, preuve qu’il a conscience d’avoir atteint sa cible.
— Il y a des gens qui galèrent pour s’en sortir.
— Ce n’est pas mon problème, il fait en haussant les épaules de manière désinvolte, ce qui m’énerve davantage. Tu crois toujours qu’on forme un couple ? il interroge Rome en se tournant vers celle-ci qui se met à soupirer.
— J’avais espéré que tes six mois passés au vert t’avaient changé, mais tu continues à te comporter comme gros connard.
Et c’est tout ce que j’entends après avoir détalé.
Une seconde de plus et il aurait eu ma main sur son visage.
Quel manque de tact !
Quand je pense que j’ai été comme lui, le karma fait bien les choses.
Mon esquive s’avère de courte durée lorsqu’Adrien m’interpelle pour me dire quelque chose qui va jouer un rôle déterminant sur le reste de mon année. Je stoppe net et tends l’oreille sans me retourner.
— Attends, ta salle d’auditoire se trouve de l’autre côté de l’étang. Tu te trompes de chemin.
Je pivote et ancre mon regard dans le sien, qui, pour une fois, me semble sincère.
Aucun froncement de sourcils ni sourire diabolique, seulement un mec qui donne un renseignement à une fille.
— En face de nous, il indique de son pouce, ce sont les étudiants en médecine.
— C’est le mien, glisse Rome, gênée. D’ailleurs, j’y vais. À plus.
Après avoir inspiré une grande goulée d’air, je repère l’imposant bâtiment situé de l’autre côté de la rive et décide de le croire. Au pire, j’aurais perdu mon temps.
Je le remercie et accélère le pas, contourne l’étang où des canards barbotent joyeusement et suis un groupe d’étudiants.
Dans la mêlée, je dépasse même un homme grisonnant rondouillard qui tient un attaché-case dans une main.
Je m’arrête devant le bâtiment, l’étudie.
C’est quand même foireux ce style d’architecture, je n’arrive pas à faire la différence avec les autres façades.
En cherchant l’entrée, je distingue sur ma gauche une poubelle jaune, un banc ainsi qu’un petit écriteau planté dans l’herbe partiellement dissimulé par une rangée de buissons qui indique le nom du campus.
Alléluia !
Soudain, une voix dans le creux de mon oreille me prend par surprise.
— Tu longes cette allée et la porte se trouve au bout à une dizaine de mètres.
Lorsque je pivote, Adrien poursuit sa route, je n’ai pas d’autres choix que d’élever le ton pour qu’il puisse entendre mon remerciement.
Adrien fait volte-face, toujours en reculant, et me sert un sourire appuyé d’un clin d’œil et me répond.
— Ce n’est rien, bonne journée.
Je crois qu’il me prend pour une imbécile, ce con. Il n’a rien perdu du message que je lui ai envoyé.
Une fois la porte principale passée, je monte les escaliers quatre à quatre jusqu’au premier étage et pénètre dans la salle de classe numéro trois déjà bondée.
Je pousse un soupir de soulagement quand je constate que le prof n’est pas encore arrivé.
Grâce à Dieu, je ne serai pas l’élève qui arrive en retard le premier jour et cataloguée direct.
Après un rapide coup d’œil, je remarque que les premières rangées restent vides.
Je prends place au troisième rang, en espérant me coltiner personne.
Quelques secondes plus tard, l’homme dépassé plus tôt entre.
Il dépose son attaché-case sur le bureau, sort un mouchoir en tissu de sa poche et éponge son front dégarni.
Ensuite, tel un juge d’un tribunal, il fait claquer un petit maillet et tout le monde se tait.
— Voilà, maintenant que vous m’écoutez, nous allons pouvoir commencer. Je suis monsieur Poels, votre professeur principal. Aujourd’hui, je vais vous présenter la matière dans sa globalité, mais avant, je vais prendre vos présences.
Alors que des quintes de toux innombrables l’assaillent, il s’efforce de communiquer avec précision et clarté dans ses consignes.
De temps en temps, Monsieur Poels éponge la sueur qui macule son front et tente de se reprendre après ses raclements de gorge.
Consternée, j’essaie d’éviter de me focaliser sur les nombreux postillons qui sortent de sa bouche en me concentrant sur mon cahier.
Je viens de comprendre pourquoi personne ne se trouve devant.
Soudain, la porte s’ouvre sur un jeune homme qui interrompt le monologue de Monsieur Poels.
— Monsieur Anderson, vous nous faites l’honneur de votre présence. Prenez donc place. Inutile que je reprenne au début, vous demanderez à un camarade de classe de vous prêter ses notes comme l’année passée.
Quelques étudiants rient de la répartie de monsieur Poels. J’entends deux filles deux rangs plus hauts dire à voix basse, sur un ton d’extase.
— C’est Nathan. On dit qu’il est célibataire.
— Une chance pour nous. Il est trop sexy.
Le Nathan en question, muni de son sac à l’épaule, affiche un sourire en coin, ayant perçu les murmures peu subtils en observant la foule.
Sans façon, je me replonge dans mes notes en écoutant la suite du prof.
Un mouvement, à côté de moi me fait relever la tête et je constate que le deuxième play-boy de la journée s’est assis à ma droite.
Il me lance un clin d’œil qui se veut amical.
Génial ! Moi qui voulais être seule.
— T’es nouvelle ?
Son souffle chaud sur mon épaule dénudée me met mal à l’aise si bien que je me décale.
C’est quoi ce comité d’accueil ?
Je vais y avoir droit tout le temps ?
Je ne réponds pas mais lui offre un rapide sourire crispé pour lui faire comprendre que je suis concentrée.
En se calant sur son siège, Nathan déclare d’un ton si bas, sûrement plus pour lui que pour moi.
— Ce ne serait pas étonnant qu’il casse sa pipe en plein cours.
Il n’a pas tort, Monsieur Poels a le visage rougi et semble avoir du mal à se remettre, son état de santé est inquiétant.
— Content de rencontrer une nouvelle tête, me confie mon voisin. Au fait, je m’appelle Nathan et toi ?
Discrètement, je lui donne mon prénom qu’il accueille, dans un grand sourire, puis il ouvre son pc.
Avant de me concentrer à nouveau sur Monsieur Poels, je divague quelques secondes et j'ai comme l'impression que ce nouveau départ ne sera pas aussi paisible que je le pensais.