La campagne était si calme. Le soleil était haut dans le ciel, et mes jambes me portaient jusqu'à l'inconnu, jusqu'aux limites de la forêt. J'étais libre. Je riais avec lui. La vie était si lumineuse. Et cette odeur... celle de la nature, du vent, de l'herbe, des arbres et de la rivière, elle était partout. L'odeur de la vie. Je n'avais aucune idée de qui il était, ni de ce que ma vie deviendrait, mais tout ça n'avait pas d'importance.
J'étais loin de cette maison, de la dureté et de la froideur de ma grand-mère, des interrogations incessantes de ces hommes et femmes. J'étais avec lui. Et c'était tout ce qui comptait. Tout ce que je savais, c'est qu'à ses côtés, j'étais moi. J'étais honnête. Plus de mensonges, plus de cachotteries. Je pouvais vivre au grand jour sans craindre quoi que ce soit. J'étais vivante.
Il était grand. Ses cheveux étaient aussi orange que le coucher du soleil. Il avait de petites taches près du nez et sous les yeux. Ils étaient grands, rieurs, verts. Comme les feuilles des arbres baignées de lumière. Son rire était clair ; il résonnait dans mon cœur et dans mon corps, comme lorsque l'on se tient sur une colline et que le vent souffle si fort qu'il vous coupe le souffle. Je ne savais pas ce qu'aimer voulait dire. Mais je savais que l'idée qu'il ne vienne plus me voir me serrait le cœur.
Cela faisait des années que je n'avais plus rêvé de lui. Je ne me souviens plus de son visage. Quelques détails me reviennent parfois en rêve, et je suis à chaque fois troublée. Personne ne doit savoir pour mes rêves. Surtout pas lui.
Il fait froid, maintenant. La lumière a disparu. Il fait sombre, et le vent ne souffle plus. L'odeur de la vie est remplacée par celle du nettoyant que j'utilise pour la maison. Le carrelage qui entoure mon lit est glacé. Je suis seule, et le monde qui m'entoure est désormais gris.
Je ne sais pas d'où elle vient, mais une légère fragrance fleurie me parvient jusqu'aux narines. Peut-être que mon rêve s'accroche encore à mes sens. Peut-être qu'il n'est pas tout à fait fini. Mais je ne suis plus dans la forêt. Et l'inconnu qui me hante n'est jamais revenu me voir. J'avais six ans la dernière fois que je l'avais vu. J'en ai vingt-huit aujourd'hui. Et ma vie est bien différente.
Aujourd'hui, je suis une épouse. Une nettoyeuse.
Le réveil sonne. Il est six heures du matin. Le sol est glacé. Et je dois effacer ce qu'il reste de ma grand-mère.