Le vent est froid ce matin. Je n'ai pas l'habitude d'accomplir mes tâches aussi tôt dans la journée et pourtant me voilà, devant la maison qui hante mes rêves. Les souvenirs des rires d'autrefois, partagés avec cet inconnu de mon enfance, flottent dans l'air comme une mélodie oubliée. Je remplis mes poumons d'air froid, et ferme les yeux, les flashs de mon rêve défilent derrière mes paupières mais je tente de les faire disparaître. Je ne suis pas seule. Il est là, derrière moi.
Son regard est calme, sa main posée sur son revolver. Ce n'est pas un geste de défense. C'est une habitude. L'homme derrière moi est mon époux. Haut gradé, impitoyable, le meilleur de sa promotion. Un prodige. Mon époux est un prédateur. Et moi, je suis sa proie.
Dans notre culture, une épouse est une chose précieuse. Elle est convoitée par tous. Les hommes jugés dignes d'en posséder une sont enviés, glorifiés. Avoir une épouse, c'est recevoir la confiance de l'État.
Ce n'est pas un droit. C'est un privilège.
Il m'a choisie il y a dix ans.
On m'avait convoquée dans les bureaux du service d'État civil. Une dizaine d'autres femmes étaient déjà là, assises autour d'une longue table de réunion, dans un silence presque religieux. Nous n'avions pas le droit de parler ; les échanges se faisaient à travers des regards. Certaines soutenaient ceux de leurs rivales avec une intensité presque mécanique. Devenir épouse est un honneur qu'on n'ose refuser ; pour quelques-unes, c'est l'aspiration de toute une vie.
Mais deux d'entre elles semblaient ailleurs. L'une triturait compulsivement le bord de sa manche, les doigts blanchis par la pression. L'autre clignait des yeux trop vite, comme si la lumière lui brûlait la rétine. Leurs gestes ne suivaient pas le rythme calme et mesuré imposé par l'attente, par le système. Elles étaient... différentes. Plus fragiles. Plus nerveuses. Et pourtant, elles ne disaient rien. Personne ne disait jamais rien. Personne ne les regardait vraiment. Mieux valait ne pas voir ce qui déborde.
Si un responsable était passé par là, il aurait pu se poser des questions : des questions qu'on ne veut jamais entendre à voix haute.
L'attente, interminable, pesait sur la pièce. Puis, il est entré. Entouré de deux hommes, des évaluateurs, il s'est installé en bout de table. Nous avons toutes baissé les yeux, attendant les instructions, les questions. C'était simple, rapide. Il nous a observées une à une, a lu nos noms à voix basse, et puis, il s'est arrêté sur moi. Ses yeux dans les miens, l'espace semblait se resserrer, chaque seconde pesant plus lourd que la précédente. Enfin, il a prononcé mon nom, et le mariage était scellé.
J'avais été choisie.
— J'arrive pas à y croire. J'ai des choses bien plus importantes à faire que venir récupérer un putain de corps.
Sa voix claque dans l'air froid du matin, sèche, pressée. Il ajuste la bâche sur le chariot d'un geste contrôlé et sous tension.
— Une anomalie s'est échappée à l'aube. T'as conscience de ce que ça veut dire ? Je devrais être sur le terrain. Pas ici, à traîner dans cette foutue maison.
Je reste silencieuse. Il déteste quand je lui réponds, et je sais qu'il a raison. Ce n'est pas sa mission. Transporter les corps jusqu'à la Chambre des Morts ne fait pas partie de ses attributions. S'il est ici, c'est uniquement parce que la défunte était de ma famille et son rôle d'époux l'oblige à m'assister.
Il agrippe les poignées du chariot dans lequel se trouve le corps, et tourne les talons. Sa silhouette est avalée par le brouillard matinal. Le crissement des roues sur les pavés mouillés m'accompagne un instant, puis le bruit de son pas lourd et colérique s'éteint. Il ne reste plus que nous deux : la maison et moi.
Je serre les dents et pousse la porte. Tout semble en ordre, figé dans une immobilité presque artificielle. L'odeur du renfermé, mêlée à celle de la mort, m'envahit les narines. C'est là que je prends conscience de l'ampleur du chantier. Je pose mon matériel sur le comptoir de la cuisine.
Une fine couche de poussière recouvre chaque surface. J'ouvre en grand les fenêtres, et un courant d'air soulève les particules qui se glissent dans ma gorge. Je tousse. Les premiers rayons du soleil pénètrent la bâtisse, glissent sur les meubles glacés et réveillent la poussière en suspens. Elle danse lentement dans la lumière.
Je reste figée un instant. Je ne saurais dire pourquoi. Ce ballet silencieux me trouble, sans que je n'en comprenne la raison. Je cligne des yeux. Je n'ai pas le temps pour ce genre de pensées.
Tout doit disparaître. La bibliothèque, les tapis, les souvenirs. Bientôt, les nouveaux occupants viendront envahir les lieux avec leurs propres meubles, leurs propres odeurs.
Je commence par la pièce principale.
Chaque objet est à sa place, comme s'ils attendaient qu'on les débarrasse. Je décroche les cadres un à un, les retourne, dévisse les attaches. Les vis grincent, la poussière me colle aux doigts. Les photos ne disent rien — les visages sont figés, les regards sont vides. Je les glisse dans un sac en toile. Rien ne doit rester.
Je passe au buffet. Les tiroirs débordent de torchons râpés, de lettres froissées, d'objets sans usage. Je trie à peine. Tout ce qui semble ancien finit dans la caisse de bois qui servira pour le feu.
Je nettoie les meubles un à un. Bois noirci, coins poussiéreux, vernis terni. À mesure que j'avance, la maison se vide, se rétracte. Comme si elle expirait enfin.
Dans la chambre, je décroche les rideaux. Une lumière pâle glisse sur le lit défait. Une odeur âcre se dégage des tissus, ancienne, stagnante. J'ouvre les fenêtres plus grandes encore. L'air du matin envahit la pièce.
Je ne m'arrête pas. Même les objets dont je reconnais vaguement l'utilité sont mis de côté. Rien n'a de valeur ici. Ni pour moi, ni pour ceux qui viendront.
Je continue par ce qui va vite : plier les couvertures, jeter les oreillers, retourner le matelas. Sous le sommier, un tas de poussière est entassé. J'avance le bras pour l'aspirer, mais ma main heurte quelque chose.
Je me fige.
Nous n'avons pas le droit de cacher quoi que ce soit sous un lit. Rien ne doit y être entreposé. Pourtant, quelque chose est là. Un papier. Glissé entre deux lattes.
Je saisis un chiffon, mes doigts sont déjà poisseux de produit. Je tire doucement. L'objet résiste, puis cède.
C'est une enveloppe.
Jaunie, cornée. Fermée d'un sceau de cire à demi brisé. Aucune adresse. Juste une lettre, fine, noire, en plein centre : K.
Je reste accroupie, l'enveloppe dans la main. Mon cœur bat plus vite — pas de peur, pas vraiment. Mais d'alerte. Nous n'avons pas le droit aux secrets. Un objet dissimulé, une lettre non répertoriée... cela suffit à vous condamner.
Je jette un regard vers la porte.
S'il entrait maintenant...
Je serre l'enveloppe contre moi. Un frisson me parcourt la nuque.
Je pourrais l'ouvrir.
Je ne devrais pas y penser.
Et pourtant, la pensée est là, suspendue, palpitante, impossible à étouffer.
Je me redresse lentement. Mon regard reste accroché à l'enveloppe, à cette lettre unique, noire, minuscule, qui semble peser plus lourd que tout ce que j'ai jeté aujourd'hui. Sans réfléchir davantage, je la glisse dans la poche de mon tablier.
Je referme la fenêtre. Le silence retombe.