Après avoir passé la nuit dans l’abri de fortune de la femme — qui s’était finalement présentée sous le nom de lieutenant Nyra Voss, ancienne militaire des forces spéciales de Velmoria — Nova se sentait différente. Plus lourde, mais aussi plus lucide.
Elle avait écouté son histoire avec attention, blottie dans un coin de la pièce, à moitié endormie mais les sens en alerte. Nyra avait raconté sa chute : comment, durant les jours sombres, elle avait tendu la main à ceux que l’État jugeait perdus, comment elle avait refusé de fermer les yeux. Et comment, pour cela, elle avait été marquée traîtresse par la cour martiale, jugée sans appel, puis exilée. Elle avait trouvé refuge ici, parmi ceux que le monde avait oubliés.
Cette histoire résonnait douloureusement en Nova. Cela expliquait tout. Pourquoi elle avait aidé Ash. Pourquoi elle n’avait pas hésité à les accueillir, eux aussi. La rousse avait ressenti un mélange étrange de gratitude et de colère sourde, dirigée contre ce système qui brisait les justes.
À l’aube, les deux jeunes reprirent leurs sacs et leurs vestes. Mais, suivant les conseils avisés de Nyra, ils les nouèrent autour de leur taille. Dans le désert, la chaleur ne pardonnait pas — même un vêtement de trop pouvait devenir une sentence.
Avant leur départ, la lieutenant leur tendit une besace pleine de vivres : de l’eau, des portions emballées, des comprimés de survie. De quoi tenir cinq jours. Autant que ce qu’elle avait pu donner à Ash.
Nova la regarda avec inquiétude.
— Vous êtes sûre que vous pouvez nous donner autant ? Et vous, comment allez-vous nourrir les autres ?
Nyra eut un sourire calme, presque amusé, et inclina doucement la tête.
— Ne t’en fais pas pour moi, petite. J’ai survécu ici pendant vingt ans. Je saurai me débrouiller pour vingt de plus.
Ce fut tout. Pas d’adieu dramatique, pas d’accolade. Juste un échange de regards où tout se disait en silence. Deux hommes les accompagnèrent jusqu’à la sortie. Grands, le visage fermé, mais les épaules trop étroites pour faire peur.
Ils avancèrent à travers les couloirs sombres et poisseux du sous-sol, la lumière filtrant à peine entre les plaques de métal déformées. Après plusieurs kilomètres, ils aperçurent enfin les fameuses bornes électriques : alignées comme des ruines d’un autre temps, partiellement englouties par la rouille et la mousse.
Quelques pas encore… et le vent changea. Une bouffée d’air chaud, dense et suffocante, leur frappa le visage, chargé de sable fin. Nova ferma les yeux sous la brûlure, et Elian leva une main pour se protéger. La lumière devenait plus crue, presque aveuglante.
Les murs de métal s’effaçaient peu à peu, remplacés par de la roche. Le tunnel s’élargissait, s’ouvrait comme une gueule béante sur le monde extérieur. Devant eux, une mer de sable jaune orangé s’étendait à perte de vue. L’air vibrait sous la chaleur, ondulant comme une illusion, rendant les contours flous, irréels.
Ils s’avancèrent, un pas après l’autre, le souffle court, les muscles tendus. Le sable, traître et mouvant, engloutissait leurs pieds à chaque foulée, rendant chaque avancée plus épuisante que la précédente. Il n’y avait ni route, ni repère. Rien qu’un ciel blanc de chaleur et des dunes infinies, comme des vagues figées d’un océan mort.
Ils marchaient, sans savoir réellement où aller. Alors ils décidèrent de suivre le nord, tout droit, guidés par la vieille boussole d’Elian, suspendue à son cou par un cordon usé. C’était son héritage, l’un des rares objets rescapés de sa lignée : les Thorne avaient toujours eu le sens de l’orientation, disait-il. Nova lui avait souri à cette idée, mais en cet instant, c’était peut-être tout ce qui les séparait de la perdition.
Le soleil martelait leurs nuques. Le silence, brisé seulement par le crissement de leurs pas et le souffle du vent, devenait oppressant. Le temps s’étirait, devenait flou. Ils marchèrent pendant ce qui leur parut des heures, jusqu’à ce que les ondulations du sable laissent place à des formes plus anguleuses, des silhouettes de pierre et de métal tordus.
Une ville en ruine se dessinait à l’horizon. Fantomatique, croulante, dévorée par la rouille et les souvenirs. Des murs éventrés, noircis par le feu ou l’usure, s’élevaient encore par endroits, comme des vestiges d’un monde que personne ne pleurait plus.
Ils échangèrent un regard, muet, entendu. Et s’en approchèrent, prudents mais déterminés. Peut-être qu’Ash s’y était réfugié. Peut-être qu’il attendait, caché derrière une façade brisée, à demi-mort, à demi-espoir.
Nova sentit son cœur se serrer. Elle glissa lentement sa main dans celle d’Elian, ses doigts cherchant la chaleur rassurante de son allié, de son ancre. Il la serra en retour, sans un mot. Il comprenait. La peur. L’angoisse de tomber sur des cadavres. Ou pire. Sur ces créatures difformes qu’on appelait mutants. Des êtres nés du chaos, nourris de violence, qui déchiquetaient sans réfléchir.
La rousse déglutit, resserrant sa prise.
— On reste ensemble, murmura-t-elle.
Elian hocha la tête. Il savait qu’à partir de maintenant, chaque pas pouvait être un piège.
Ils fouillèrent bâtiment après bâtiment, les mains tâtonnant la poussière, les yeux cherchant dans les ombres des indices, des traces, un signe de vie. Ce qu’ils trouvèrent, pourtant, n’était que silence et mémoire. Des fragments d’un monde d’avant. Des objets oubliés, des meubles rongés par le temps, des écrans noirs comme des yeux morts. Des vestiges d’une époque que plus personne ne comprenait vraiment. Une époque dont on ne parlait que dans les manuels, avec des mots vagues et une distance feinte, comme si ce passé était trop douloureux pour être assumé.
Nova s’arrêta devant une affiche à moitié arrachée, aux couleurs fanées, représentant deux hommes en costume qui se serraient la main sous un drapeau étoilé. Elle fronça les sourcils. Elle se souvenait de ces images dans les livres d’histoire. Les premières pages. Celles qu’on lisait à voix basse, comme des reliques interdites.
Tout cela remontait à plus de cent cinquante ans. À ce qu’on appelait la Dernière Guerre. Une guerre née d’orgueil et d’absurdité. Deux grandes nations qui s’affrontaient sur des termes devenus flous, illisibles, même pour les plus grands historiens. Le pouvoir, la peur, la politique. Personne ne savait plus vraiment pourquoi. Mais ils avaient appuyé. L’un des deux avait pressé ce fameux bouton rouge, celui dont on parlait toujours comme d’un mythe. Et en quelques heures à peine, le monde s’était consumé dans un feu de cendres et de radiation.
Les missiles n’avaient pas visé juste. Ils s’étaient éparpillés dans les airs, avaient changé de cibles, et d’autres fusées étaient parties en réponse, en boucle, dans une spirale d’autodestruction. Tout ça n’avait duré que quelques heures. Mais cela avait suffi à rayer de la carte la quasi-totalité de l’humanité.
Seuls quelques survivants avaient émergé des ruines. En Amérique du Nord, ceux qui étaient restés en vie s’étaient regroupés dans les rares zones encore respirables. C’est là qu’était née Velmoria. Une ville construite sur les cendres du vieux monde. Une société façonnée par les femmes, nées du chaos, décidées à ne plus jamais laisser les hommes mener le monde à sa perte. Selon les archives, elles avaient pris les rênes après avoir constaté que c’étaient eux qui avaient mené la planète à sa fin. Par orgueil. Par soif de domination.
Il devait y avoir, disaient-ils, une grande ville par continent. Des refuges. Des cocons artificiels dans un monde encore trop toxique pour être habité. Le reste, les terres désertes, n’étaient qu’attente. En attente de redevenir viables. En attente de rédemption.
Nova passa la main sur un cadre retourné. Une photographie figée dans le verre brisé. Un enfant, une femme, un homme. Tous souriaient. Des visages sans nom. Un instant de paix, balayé depuis longtemps. Son cœur se serra.
— Ce monde ne sait plus ce qu’il a perdu, murmura-t-elle.
Elian, non loin d’elle, leva les yeux vers un plafond effondré.
— Ou peut-être qu’il ne veut pas s’en souvenir.
Elle hocha la tête doucement, puis serra les sangles de son sac. Ils devaient continuer. Peut-être qu’Ash était passé par ici. Peut-être qu’il s’était arrêté dans un de ces abris. Peut-être… Il fallait fouiller encore.
Le vent soulevait un peu de sable, comme pour ensevelir à nouveau ce passé qui refusait de mourir.
Alors qu’elle allait sortir d’une pièce dévastée — ce qui avait peut-être été un bureau —, un reflet attira son attention. Là, sous un vieux meuble à moitié effondré, quelque chose brillait faiblement, pris dans un étau de poussière et de verre.
— Attends… murmura-t-elle en se penchant.
Elle tendit la main et extirpa délicatement un vieux rouleau de papier jauni, maintenu fermé par un élastique sec qui se brisa aussitôt. C’était une carte. Ancienne. Fragile. Les bords étaient rongés par l’humidité, mais au centre, malgré l’usure, les lignes restaient lisibles. Elle la déplia lentement, les mains tremblantes.
Chicago.
Le nom la frappa en plein cœur. C’était là que leur famille avait vécu, il y a des générations. Là où tout avait commencé, selon les récits de leur grand-mère. Mais ce n’était pas ça qui lui serra la gorge. C’étaient les annotations griffonnées à l’encre noire, nerveuses et précises, presque illisibles pour un œil étranger. Mais elle, elle les reconnut immédiatement.
C’était l’écriture d’Ash.
— Elian… regarde ça.
Il s’approcha, essuyant ses doigts sur son pantalon pour ne pas abîmer le papier, et se pencha sur la carte. Plusieurs lieux étaient encerclés : une ancienne station de métro, une bibliothèque municipale, un vieux silo industriel. À côté, des notes. Des dates. Des heures. Et au centre, une phrase, tracée plus lentement, presque comme une prière :
“Pour Nova. Si tu retrouves ça, suis les points. Je vais vers l’origine.”
Nova sentit sa gorge se nouer. Elle relut la phrase encore et encore, ses yeux accrochés à ces quelques mots comme à une bouée dans un océan de sable.
— Il savait que je viendrais… Il m’a laissée une piste.
— L’origine ? répéta Elian à mi-voix. Tu crois qu’il parle de quoi ?
— Je ne sais pas… Mais il croyait à quelque chose. Il cherchait une vérité que personne ne voulait voir.
Elle roula lentement la carte, plus précieuse que n’importe quelle relique, et la rangea dans la poche intérieure de sa veste. Ses doigts tremblaient toujours, mais cette fois, ce n’était pas de peur. C’était de détermination.
— On ne s’arrête pas. Pas maintenant. Il est passé par ici, et il a voulu qu’on le retrouve. Alors on va le faire.
Elian hocha la tête, plus grave que jamais. Le soleil se couchait quelque part derrière les dunes, étirant leurs ombres dans les ruines d’un monde oublié. Mais dans le cœur de Nova, une lueur venait de renaître.
Une direction.
Une promesse.
Pareil avec les mutants qui me rappellent les fondus. D’ailleurs, j’imagine trop qu’en fait, les mutants sont des personnes lambda qui ont été abandonnées par les dernières villes !