09 Février 2024
Les vibrations de mon téléphone sur le bois de la table de chevet m’extirpent du sommeil. Un grognement m’échappe. Je reporte le réveil de cinq minutes en appuyant sur la touche « verrouiller ». Mes paupières sont lourdes, mon esprit embrumé. Je souffre de mon corps fourbu quand je tente de me retourner vers mon partenaire. Nicolas, toujours endormi, passe un bras autour de moi. Une des rares occasions de tendresse, entre nous. J’ai encore moins envie de sortir du lit. À ce rythme, je vais – encore – être en retard. Mon portable ne me lâche pas. Ma gorge se noue, j’inspire plus fort. Nicolas grince entre ses dents :
— Merde, Alice, lève-toi ou éteint au moins ton putain de réveil. Il me reste du temps, à moi.
Évidemment, tu n’as pas d’injonction, ni au brushing ni au maquillage. Tellement plus simple, d’être un homme.
Une petite voix dans ma tête essaie de me souffler qu’ils subissent d’autres genres de pressions sociales. Elle renforce mon aigreur. Je quitte la chaleur des draps. La différence de température m’arrache quelques frissons désagréables. Je pose le pied avec prudence sur le parquet : ma cheville me fiche presque la paix, je peux marcher normalement. Ma pile de vêtements m’attend déjà dans la salle de bain, alors je navigue à tâtons dans la semi-obscurité de la pièce. Quelques raies de la timide lueur matinale filtrent à travers le volet roulant. Il ne ferme plus complètement et les lames du haut ne s’emboitent plus assez. J’ai proposé d’acheter des rideaux, histoire de compenser. Une dépense inutile, selon mon conjoint. Qui a préféré investir dans une console de jeux.
Faut dire que lui, ça ne le gêne pas quand il dort. Moi, j’ai tiré un trait sur les grasses matinées.
Les chaussons de mon conjoint traînent au milieu du passage, je manque de tomber, me rattrape… le mal est fait : trop bruyante.
— Alice ! Sérieux !
Je ravale ma fierté, et l’envie de lui jeter ses fichues pantoufles à la figure. À la place, je ferme les paupières, compte quelques secondes, le temps que mes émotions se stabilisent… et sors de la chambre.
Je pousse la porte coulissante de la salle de bain. Mes yeux papillotent. Je peine à m’adapter à la luminosité. En me frottant les yeux, j’approche de la vasque. Mon regard croise par mégarde mon reflet. Mes traits tirés, les cernes sous mes yeux, les rougeurs à mes joues, ma lèvre gercée par l’épreuve du froid de la veille. Je me trouve hideuse.
Ne pleure pas. Pas encore. Pas déjà. Tiens le coup, ne pleure pas.
Les yeux fermés, la gorge enserrée, je me concentre sur ma respiration. Mon chemisier long en satin glisse sur mes épaules, comme une caresse affectueuse dont je suis souvent privée. Commence ainsi ma routine « mensonge à toute épreuve ». Brossage des dents, en premier. Puis, un peu d’eau fraîche sur le visage et des crèmes anti-rougeurs, qui ne fonctionnent pas. Enfin, le combo : fond de teint-correcteur-poudre, pour camoufler cette horrible couperose. Puis fard à paupières discret, mascara et encre à lèvres. Une paire de boucles d’oreilles rigolotes, la seule fantaisie que je m’accorde au quotidien. Je termine par l’enfer de la coiffure. Mes cheveux fins limitent les possibilités. Une simple natte – comme d’habitude – fera l’affaire, le patron ne pourra pas me reprocher de ne pas être suffisamment apprêtée.
Une touche de parfum, un peu de déodorant et je peux m’habiller. Chemisier et jean noir, blazer assorti.
Professionnellement pro. Bien joué Alice, tu rentres dans le moule.
Satisfaite de ce mensonge monté de toute pièce, je me prépare à sortir. Mon regard se détourne vers l’extérieur, et jauge la météo qui m’attend, dehors. Le soleil se lève doucement et par la fenêtre un magnifique tableau se dessine, au-dessus des toits parsemés de givre. Le ciel se pare des premières lueurs du jour : bleu, violet, rose, orange. Quelques nuages cotonneux s’étirent avec paresse.
Il va faire beau. Froid, mais beau.
Le quartier Saint-Pierre est encore calme. Le clocher de l’église, juste derrière notre maison, sonne et m’arrache un sursaut. Je secoue la tête, les breloques à mes oreilles tintent. Je dois me dépêcher, si je veux arriver assez tôt au travail et être la première.
Je descends les escaliers en vitesse, tant pis pour ma cheville et le sommeil de Nicolas. À la hâte, je lace mes bottines, cale mon ordinateur dans mon sac à dos, attrape le collier avec badge et clé de la machine à café. J’emporte aussi une gourde de compote ainsi qu’un paquet de biscuits secs. Je passe manteau et écharpe puis récite ma checklist, mentalement :
Mes papiers, OK. Mon ordi avec son chargeur, OK. Mes téléphones pro et perso, OK. Mon trousseau, OK. Et le casque…
Je le trouve à sa place, sur la patère et le juche sur ma tête. Le sac sur le dos, j’attrape ma trottinette électrique et sors enfin de la maison.
Sur le trottoir, je déplie la « bête », la mets en route et jette un œil à l’heure sur mon portable : sept heures et quarante-sept minutes. J’enfile genouillères et mitaines : me voilà prête à partir.
Nathalie ne débarque pas avant neuf heures. Solène par contre… Allez, dix minutes pour arriver au parking. Ça va le faire.
***
L’avantage de la trottinette, c’est le gain de temps par rapport au bus, et la facilité de stationnement. L’entreprise ne dispose pas d’un parking assez grand pour tout le personnel, elles sont donc attribuées à l’ancienneté, en théorie…
Bon… les cadres, même fraîchement arrivés, passent devant, évidemment.
Et comme tout, aux abords de la boîte, est payant… À plus de dix euros la journée, c’est impensable. Vraiment, la location de trottinette a été une révélation. Le bus aurait été plus abordable ; sans louper en permanence celui qui permet d’arriver à l’heure. Reste l’option de la marche, en composant avec la météo picarde… Non, je ne regrette pas mon choix.
Après avoir traversé l’esplanade de la gare, je me dirige vers la rue Jules Barni et slalome entre les étudiants qui trainent des pieds sur la voie cyclable. Je marmonne, sans oser dire quoi que ce soit. J’ai déjà failli me faire pousser par l’un d’eux. Même avec les protections, les chutes ne sont jamais agréables. Je passe la boutique de la fleuriste, qui installe sa devanture avec un sourire rêveur et poursuis ma route jusqu’au kebab, à l’angle. Là, je tourne à gauche, et descend la rue en pente qui longe la voie ferrée. Le virage passé, je freine en approchant de l’entrée du garage. Par habitude, j’ouvre mon manteau, attrape le collier au bout duquel pend mon badge. L’interface émet un bip : la lourde porte coupe-feu peinte en rouge se déverrouille.
Au moins, pour le parking à vélo, pas besoin d’ancienneté, il y a assez de place.
Je prends garde à ne pas glisser sur le sol lisse et gris du couloir. Au bout, je passe la tête pour observer l’endroit. La tension me quitte : personne ne se trouve ici. Devant la grille du box à vélos, je dois utiliser mon badge à nouveau pour en ouvrir l’accès. J’accroche « Tinette » à l’aide de mon antivol, récupère la batterie – au cas où – et me débarrasse du casque, des gants et des genouillères, qui finissent au fond du sac à dos. Ma poitrine se serre. Je ne m’attarde pas sur la sensation et sors du parking en empruntant le chemin inverse.
Dehors, la brise souffle, fraîche. Je remonte la fermeture et resserre les pans de mon manteau autour de moi avant de longer le trottoir, jusqu’aux tourniquets de l’entreprise. Je « bipe », m’engouffre dedans et… j’y suis. L’avantage d’arriver juste avant huit heures ? Ne pas croiser un chat. Mon corps bascule en mode pilote automatique.
Dans le hall, la pièce vitrée – surnommée l’aquarium – est vide. Logique. Cassandre, l’agente d’accueil, prend son poste à huit heures et demie. Je passe devant son bureau, ignore les deux grands escaliers qui encadrent « l’aquarium » et me faufile jusqu’à la machine à boisson chaude. Après avoir récupéré un café noisette – un peu trop sucré pour mes poignées d’amour et empli d’un réconfort bienvenu – j’emprunte le couloir sur ma gauche, vers mon bureau.
Devant la porte du service « ressources humaines », je tape le code du verrou, et entre. Six bureaux sont placés face à face. Le plus proche de l’entrée accueille l’imprimante du service. Le mien est au bout et positionné de sorte à former un « L ».
Moi qui adorais le bleu pétrole, j’en viens à détester cette couleur, à cause de cet endroit. La moquette anthracite rase n’a qu’un avantage : estomper le bruit des chaussures à talons de Nathalie, qui prend un malin plaisir à faire résonner ses pas. Je reconnaîtrais ce son entre mille, désormais. Mon corps a tendance à s’affaisser dès que mes oreilles perçoivent ce sinistre métronome dans le couloir.
Allez, tu as une bonne heure devant toi, avant qu’elle ne débarque. Et Solène, quand elle est seule, n’est pas franchement impressionnante, elle se contente de t’ignorer, comme si tu n’existais pas.
J’allume le chauffage et me dirige vers le porte-manteau, calé entre deux rangées de classeurs à tiroirs métalliques – dans lesquels sont les dossiers du personnel – sur lesquels je pose mon gobelet en carton. Là, j’y laisse mes affaires avant d’avancer jusqu’à mon bureau, devant la fenêtre. Je largue la batterie de ma trottinette sur le caisson du dessous puis installe et démarre l’ordinateur. L’occasion, pendant ce temps, d’aller ranger le sac, et récupérer mon café abandonné sur le meuble.
En ce début de mois de février, je n’ai pas spécialement besoin de me rendre si tôt, au travail. La période de paie commence la semaine prochaine. Le « rush », dans notre jargon. Nous sommes deux pour gérer neuf cents collaborateurs. C’est juste. Et les méthodes demeurent… archaïques. La vérification s’accomplit bulletin par bulletin, à chaque recyclage[1].
Et puis essayer de changer la façon de faire de Nathalie… Même quand il s’agit de nous faciliter la tâche…
Après vingt ans de carrière dans la société, ma binôme est, comment dire… hermétique, face aux propositions d’améliorations. Et j’ai déjà assez à encaisser. Je n’ai pas besoin d’être accusée de vouloir « tout révolutionner à peine arrivée ».
J’ai appris une chose ici, en neuf mois : j’ai tout intérêt à serrer les dents, tenir un an, et m’enfuir de cette prison maudite.
Huit heures et dix minutes, j’ouvre mes mails et réponds aux quelques collaborateurs qui ont des questions concernant leur bulletin de paie. J’ai fini par me créer des modèles types pour les demandes les plus fréquentes : les erreurs de pointage, le maintien de salaire pendant la maladie, les heures supplémentaires… Je n’ai plus qu’à personnaliser en fonction des cas plus spécifiques. Ma boîte de réception vide, mes yeux se posent sur une pile de documents à classer. À croire que je suis la seule à y accorder de l’importance.
Un peu chaque jour, c’est quand même pas compliqué ? Après tout s’accumule et impossible d’en voir le bout…
Mon café terminé, j’attrape un paquet de feuilles et m’attelle à leur rangement. Saisie à tiers détenteurs, justificatifs d’absence, de domicile, nouveau RIB, papillon de retour des recommandés… notre boulot croule sous une paperasse qui mériterait amplement d’évoluer vers un système dématérialisé. Pourtant, classer ne me rebute plus. J’ai appris à y trouver une certaine satisfaction.
Et je n’ai pas besoin de réfléchir.
Solène entre comme une brute, comme d’habitude. Le bruit violent de la clenche m’arrache un sursaut. Ma collègue, dans la fin de vingtaine, me lance un regard en biais. De justesse, je retiens un soupir qui pourrait me porter préjudice et fais l’effort de desserrer les dents :
— Bonjour, Solène.
C’est à peine si elle me répond, entre ses dents. Elle jette presque son sac sur son bureau, allume son ordinateur et… se recoiffe. J’ai arrêté de compter combien de fois par jour l’acolyte de Nathalie pouvait sortir sa brosse à cheveux. Toujours aussi agréable, elle se tient debout et me toise, avant de lâcher :
— T’as si peu de travail, pour te permettre du classement dès le matin ?
OK, je n’ai rien dit sur le fait qu’elle se cantonnait à m’ignorer, jusque-là. En général les piques arrivent quand elles sont toutes les deux. C’est une nouvelle « directive » de Nathalie ?
Le combat quotidien démarre donc, plus tôt que prévu. Au lieu de lui répondre, je me contente de la regarder avec un air impertinent puis hausse les épaules. Elle enrage de mon manque de réaction, je le sais.
Je suis au fond du trou, mais crois-moi ma grande, s’il le faut, vous y plongerez avec moi.
Les offres d’emploi pullulent, en paie. Si tant est qu’on ait un peu d’expérience. Or, je termine tout juste ma formation à distance. J’ai besoin de ce travail, aussi venimeux soit-il. Si je dois les supporter et y perdre ma santé mentale, il n’y a aucune raison qu’elles en sortent indemnes.
Et je n’ai pas envie qu’on me demande pourquoi je veux démissionner après seulement neuf mois.
Et le maigre salaire de serveur de Nicolas ne nous mènerait pas loin, sans ma paie.
Indéniablement coincée ici, encore trois mois, au moins.
Je termine de classer les quelques feuilles qu’il me reste et me renseigne sur l’heure qu’il est, à l’écran de mon ordinateur. Moins dix. Elle ne va plus tarder. Thomas, le responsable Ressources Humaines, entre nous saluer avant de retrouver son bureau, dans la pièce d’à côté. Quand je suis arrivée, il travaillait au premier étage. Vu l’ambiance électrique au sein du service, il a préféré se rapprocher de nous, depuis une quinzaine de jours, je dirais.
Au moment de fermer derrière lui, il m’interpelle :
— Alice ? Tu peux m’accorder une minute, s’il te plaît ?
— Bien sûr, Thomas, j’arrive.
Respectant les règles RGPD[2], je verrouille mon ordinateur, ramasse mon téléphone professionnel et le suis. Il ouvre la porte vitrée, m’invite à le précéder et à m’installer sur un des fauteuils, face au sien. Je remarque que la pièce a été repeinte en blanc.
Le rose bonbon ne lui allait pas très bien au teint, je comprends. Ça sent la peinture fraîche. Il aurait pu aérer. Il va se chopper une de ces migraines…
Ce n’est pas mon problème, après tout. Mon supérieur, comme s’il avait entendu mes pensées, ouvre la fenêtre en oscillo-battant avant de reporter son attention sur moi. Mal à l’aise, mon ongle gratte les peaux morte autour de l’ongle de mon pouce. Je n’ai rien à me reprocher. Et pourtant… le stress, sournois, s’insinue sous ma peau et c’est à peine si j’ose m’asseoir du bout des fesses. Mon supérieur hiérarchique dépose ses affaires et m’adresse une moue taquine :
— Je ne vais pas te manger, tu sais ? J’ai une proposition à te faire.
Une proposition ? Qu’est-ce que Nathalie et Solène ont bien pu aller lui raconter ?
Thomas tape son code sur le clavier. Il ne dit plus rien. Je déteste sa fichue manie de jouer avec le silence. Ici, j’ai la sensation de vivre sur le fil du rasoir en permanence, les émotions fortes, je préfère les éviter, dorénavant. Comme il ne pipe mot, malgré mon regard insistant par-dessus mes lunettes, je me recule instinctivement dans le fauteuil et demande :
— Une proposition ?
Un sourire en coin étire ses lèvres et rehausse les pattes d’oie à ses yeux. Il passe une main dans ses cheveux poivre et sel parfaitement coiffés, jusqu’alors, et s’assied enfin sur sa chaise ergonomique, coudes posés sur le plateau du bureau et doigts entrelacés devant le bas de son visage :
— Une proposition.
On n’est pas à Bollywood, Thomas ! Si tu pouvais accélérer le mouvement, je n’ai pas envie d’y retourner après l’arrivée de l’autre mégère…
Il doit se rendre compte, à mon expression fermée, qu’il est préférable de cesser de jouer au yoyo avec mes nerfs, déjà à vif depuis trop longtemps. Ses mains se posent à plat sur le revêtement imitation chêne du contreplaqué, enfin, il daigne expliquer la raison de cette entrevue :
— J’ai parlé de toi, et du bon boulot que tu fais. Laurianne a apprécié plancher avec toi sur l’optimisation de la prévoyance, elle trouve que tu percutes vite et tu manies bien les tableurs. Comme elle est sur le départ, elle va te former sur le calcul des primes NAO[3] et nous aimerions que tu mènes la barque du suivi des STCs[4] négatifs.
En d’autres circonstances, j’aurais été ravie. Qu’on reconnaisse mon travail. Malgré tout, mon cerveau boucle sur une information :
— Laurianne s’en va ?
— Oui. Reconversion professionnelle.
Mon regard se perd, quelque part entre le mur du fond de la pièce et mon manager. Laurianne. La seule qui m’ait tendu la main, depuis mon arrivée. La formation avec Mélodie – l’ancienne gestionnaire de paie que je remplace, et avec qui le courant passait du tonnerre – ne s’est pas déroulée comme prévu.
Faut dire qu’elle encaissait Nathalie et Solène depuis plus d’un an. Quand elle a vu que je me débrouillais, Mel m’a demandée si ça m’ennuyait, qu’elle s’arrête. À ce moment-là, c’était déjà compliqué pour moi, alors j’ai compris à quel point elle en avait besoin. Je lui ai dit de ne pas penser à moi. Nous sommes toujours en contact. Une chic nana. Mais Laurianne… Retour à la case départ, seule avec les deux pimbêches.
— Alice ?
La voix de Thomas me ramène à la réalité. Je déglutis, ravale les larmes qui menacent d’inonder mes joues. Mes paupières papillonnent un peu, le temps de stabiliser mes émotions.
— Pardon, Thomas, je… je ne savais pas. OK. Et donc, elle va me transmettre une partie de son travail ?
Il hoche la tête, commence à m’expliquer ce que représente « cette partie ». J’en ai le tournis. Avec tout le quotidien à gérer, les contrôles de paie à faire… Je n’ai pas la capacité d’absorber cette charge en plus, à moins… d’optimiser les modes opératoires déjà existants. Donc « révolutionner le boulot », et m’attirer les foudres de Nathalie, encore.
Et comme je peux bien m’asseoir sur mes heures sup’…
Mon supérieur semble attendre une réponse. Il sait pertinemment que je vais mal, je vois bien qu’il évite le sujet, ou marche sur des œufs quand il est forcé de l’aborder. L’ambiance est si tendue dans le bureau que tout exploserait en y craquant une allumette. La dernière fois, Solène a été jouer la comédie auprès des élus, j’ai bien cru que j’allais être virée. De fait, j’ai contre-attaqué en adhérant moi-même à un syndicat…
Si Thomas savait que j’ai payé ma cotisation CGT[5], il serait vert. Il ne peut pas les voir. Aux grands maux les grands remèdes. S’il m’avait ouvertement défendue, je n’aurais pas eu à en venir là. Tu parles d’un chef ! Il passe ses messages par Laurianne !
Thomas n’est pas un mauvais responsable RH. Le sujet du harcèlement au travail est tellement tabou qu’il craint d’avoir une commission sur le dos. Au sein du service ressources humaines ?
Ça ferait tache. Grosse tache, même.
Notre supérieur a bien organisé quelques tentatives pour crever l’abcès. Un coup d’épée dans l’eau. Leurs accusations sont si futiles qu’il est difficile d’envisager une conversation.
Nathalie me reproche de partir à dix-sept heures trente, là où ses journées s’achèvent vers dix-neuf. Selon elle, je ne fais pas ma part, et l’oblige ainsi à compenser. C’est ce qu’elle crie partout.
J’arrive une heure avant elle, je ne prends pas de pause déjeuner et surtout… je ne prends pas de pause tout court. Je ne vais pas fumer toutes les heures pendant un quart d’heure. Elle flippe seulement que quelqu’un découvre la supercherie. Les trois quarts des mails, je les traite. Neuf mois que je suis là et il y a encore des tâches qu’elle ne m’a pas montrées… parce que : « c’est mon périmètre, tu verras ça quand je devrai te former avant mes congés d’été ».
Autrement dit : rétention d’informations. Et je ne parle même pas du sale coup qu’elles m’ont fait pendant le séminaire.
Quant à Solène… Elle se comporte comme une peste avec moi uniquement parce que Nathalie m’a prise en grippe. Bel exemple de personnalité « suiveuse ».
La discussion avec Thomas se termine. Je me hâte de retourner à mon bureau… Trop tard. Nathalie est arrivée. Ses yeux marron maquillés d’un rose fuchsia criard se plantent dans les miens. Un rictus déforme sa bouche trop fine sous son grand nez busqué.
Avec le bon costume, elle aurait la dégaine parfaite de la sorcière Halloween de chez Wish.
Afin d’éviter tout esclandre de bon matin, je lui adresse un « bonjour » cordial, et me réinstalle à ma place. Sur mon ordinateur, une pile énorme de documents, sortie de je ne sais où…
— Soso m’a dit que tu t’ennuies au point de faire du classement. J’ai pensé que tu pourrais m’aider un peu ? Mélodie ne faisait jamais le sien.
C’est faux. Ces documents sont datés d’avant l’arrivée de Mel.
Solène se mord l’intérieur de la joue et sa bouche est tordue, comme lorsqu’elle peine à retenir son rire. Un frisson parcourt ma nuque, se transforme en fourmillements désagréables jusqu’au bout de mes doigts. L’idée de leur balancer le monticule de paperasse me traverse.
Flemme de ramasser après. Et de leur donner satisfaction.
Concentrée sur ma respiration, je me contente de déplacer les feuilles dans ma corbeille « à archiver ». Le plastique se courbe dangereusement sous le poids. J’ai intérêt à redoubler d’efforts et ajouter cinq minutes de classement tous les soirs. Pour l’heure, j’ai du travail, contrairement à ce qu’elles piaillent.
***
« Tu veux bien déjeuner avec moi, ce midi ? Je t’invite au Tower’s. »
Mon expression s’adoucit face à l’écran de mon ordinateur. La matinée a été relativement calme, et Laurianne vient de m’envoyer un message, sur Teams. Elle trouverait n’importe quel stratagème, tant qu’elle peut me forcer à « décoller mes fesses de cette fichue chaise pour aller profiter de l’air vivifiant et manger un bout ». J’ai perdu du poids, depuis mon embauche. Rien de critique, j’ai pas mal de réserve. Le plus drôle ? Mon entourage est visiblement ravi de me voir « me reprendre en main ». Et puis quand j’ai faim, Nicolas sabote mes plans.
Félicitations ! T’arrives plus à rien bouffer, par contre, c’est le stress et l’angoisse qui te bouffent. Encore plus efficace qu’un ver solitaire ! En plus, tu peux payer en santé mentale.
Ma collègue n’étant pas du genre à rester en « vue » trop longtemps, elle me tire de mes rêveries :
« Le plat du jour, c’est un faux-filet, sauce au bleu et frites maison. »
Je me mords la lèvre inférieure alors que mon ventre grogne. Cette histoire de départ me turlupine, aussi. Je tape ma réponse rapidement. Le cliquetis de ma manucure sur le clavier exaspère Nathalie, elle le manifeste en soufflant. Je savoure cette victoire insignifiante.
« T’as gagné, j’arrive. »
J’enregistre mon travail en cliquant à de nombreuses reprises sur la disquette – au cas où – puis verrouille l’ordi avant de quitter le bureau. Dans ma vision périphérique, les deux garces échangent un regard ahuri.
Quelle audace ! Je prends une pause. Pardon Nathalie, mais la sauce au bleu, tu comprends ?
***
— Alice ! Par ici !
Je sors à peine du tourniquet quand elle agite le bras, et lui souris en l’apercevant. Difficile de manquer Lauriane. Non pas qu’elle s’affuble de tenues extravagantes ni n’arbore des attitudes excentriques. Elle est grande. À côté de moi, ce n’est pas bien difficile, je le reconnais. Quand même. Elle passe facilement le mètre quatre-vingt. Et les talons hauts n’arrangent pas… Arrivée près d’elle, Lau’ se baisse et me fait la bise. Un rituel qui s’est vite instauré entre nous : pas de « ça va ? ». Du moins, pas d’entrée de jeu. De toute manière, il ne lui faut pas plus de quelques minutes pour cerner si j’ai besoin de parler ou non.
Avec son entrain habituel, elle passe son bras sous le mien et nous remontons la rue jusqu’à la gare. Le souvenir de la veille me rattrape. L’annonce de Thomas aussi. Mon visage se rembrunit ; je ne dis rien. Le soleil brille malgré le froid sec. C’est agréable. Je dois me concentrer là-dessus.
La foule d’étudiants et de travailleurs fourmille sur l’esplanade à l’heure du déjeuner. Certains se pressent vers la supérette, d’autres vers les fast-foods, de l’autre côté. Nous traversons la place pavée, puis le boulevard, jusqu’à parvenir devant le Tower’s, au pied de la tour Perret.
J’avise la devanture noire, les trèfles à trois feuilles dorés et le nom inscrit en blanc du restaurant. À l’intérieur, la déco industrielle est chic, sans trop en faire. Le serveur qui nous accueille semble reconnaître ma collègue, et nous guide « à sa table habituelle », sur la droite, près de la fenêtre. Là, nous sommes un peu plus épargnées des conversations des autres. Les quelques clients déjà installés sont dans l’autre partie de la salle. Je ne perçois qu’un faible bruit de fond qui se mêle à la musique diffusée dans le restaurant. Je comprends mieux pourquoi Lauranne aime cette place. La vue sur les passants, et le calme relatif tant que le rush du midi n’est pas à son apogée. Ce détail m’explique aussi pourquoi ma collègue part toujours en pause déjeuner un peu plus tôt que les autres.
Laurianne ôte son bonnet et ses cheveux bruns électriques se dressent au-dessus de sa tête. L’image de ce bout de femme pétillante, râlant après le froid tandis que ses doigts bataillent avec sa tignasse, apaise mes tourments. Toujours habillée de couleurs sombres, maquillée, juste ce qu’il faut, je ne peux m’empêcher de la trouver élégante. Même avec quelques mèches rebelles.
Nous nous asseyons, délestées de nos manteaux. Pour éviter trop d’attente, nous commandons immédiatement deux plats du jours. La voilà ensuite qui engage la conversation, sur un ton badin :
— Je meurs de faim ! Toute la matinée en réunion avec la direction, ils m’ont épuisé. J’avais vraiment envie de passer ce moment avec toi.
— Tu ne m’as pas dit que tu partais…
Je regrette aussitôt mes paroles quand une lueur désolée traverse son regard. Loin de moi l’idée de la culpabiliser.
— Oh, Alice… C’est… J’aurais aimé que Thomas me laisse te l’annoncer moi-même. Oui… Mon cursus, à la base, n’avait rien à voir avec la paie ni la RH. Je me suis formée après-coup, mais…
— Mais tu veux enseigner la danse.
Ses yeux brillent à nouveau de cet enthousiasme que je lui connais, et qui lui sied mieux. Nous en avions déjà discuté. À l’occasion d’un café, sur le ton de la confidence. J’ai davantage imaginé un rêve lointain, plutôt qu’une réalité imminente. Si elle a trouvé le courage de démissionner, c’est qu’une opportunité s’est présentée à elle. Mon empathie se déchire avec ce besoin égoïste de conserver cette alliée, cette bouée de sauvetage, auprès de moi.
— Quand ?
— Vendredi prochain, ce sera mon dernier jour.
Je suis ravie pour elle, un avenir assurément radieux qui l’attend… et terrifiée par la solitude, qui me souffle déjà ses détestables desseins.
On nous apporte rapidement nos plats. Au moment où le restaurant commence réellement à se remplir. Laurianne se frotte les mains et anticipe déjà la saveur de la sauce à son palais. De mon côté, je mâchouille une frite, sans grande conviction. La culpabilité me murmure que je suis une bien piètre amie, à songer à mes propres intérêts. L’émotion me noue la gorge et j’ai la sensation d’être prise en étau entre ma bonne conscience et mon égoïsme. Je devrais me montrer reconnaissante et me contenter de tout ce qu’elle m’a offert.
La médiocrité incarnée.
Laurianne s’est lancée dans des explications sur son projet. Elle me parle à nouveau de son meilleur ami, un certain June qu’elle a rencontré au lycée. Lau’ me déballe la vie amoureuse inexistante de ce pauvre jeune homme, avec un garçon nommé Léo, qui le mène par le bout du nez depuis des années. La conversation glisse ensuite vers mes écrits, ou soyons franche… vers ma plus grosse panne jamais connue depuis que je suis autrice indépendante, à mes heures perdues.
L’atmosphère s’allège, j’apprécie la nourriture et le repas passe à une vitesse folle. Ma collègue et amie possède cette faculté de me changer les idées. Et je dois bien admettre que ce cheesecake fruit de la passion était délicieux. L’heure affichée sur mon téléphone indique que j’ai dépassé l’heure de la pause déjeuner d’une bonne demi-heure. J’abandonne mon envie de prendre un café. Je m’avance vers le comptoir avec l’intention de payer mon repas, Laurianne m’arrête :
— Tu fais quoi, là ? Je t’ai dit que je t’invitais.
— Mais…
— Pas de « mais » !
Sa carte bancaire me passe sous le nez et elle règle la note. La bulle de sérénité éclate, je dois retourner à mon poste.
***
J’ai à peine passé le tourniquet que je tombe nez à nez avec Nathalie. À croire qu’elle patientait à l’entrée de la société, histoire d’avoir l’occasion de taper un scandale dans le hall. J’ai plus de cent heures supplémentaires – ni payées ni récupérées – pourtant, une malheureuse demi-heure de rab sur ma pause déjeuner va provoquer la troisième Guerre Mondiale.
Aussitôt, je regrette de m’être pressée et d’avoir devancé Laurianne. La voix légèrement nasillarde de cette mégère me vrille les tympans :
— Ça va, Alice ? Bien mangé ?
J’inspire profondément, et plante mon regard dans le sien avant de répondre d’un ton égal :
— C’était délicieux, merci de ta sollicitude.
Elle s’attendait probablement à une autre réaction. Déçue de ne pas me voir m’effondrer ou m’emporter, Nathalie ajoute :
— Pas très professionnel de ta part, tu aurais pu me prévenir que tu allais revenir en retard, je suis ta binôme, après tout.
Le bruit de son insupportable pas métronome me suis jusqu’à la machine à café, où je commande ma boisson doudou. Je décide la remettre à sa place :
— Nous n’avions pas de réunion prévue, que je sache. Tu es ma binôme, pas ma supérieure hiérarchique, je n’ai pas de comptes à te rendre, Nathalie.
— Sauf qu’un des superviseurs t’a cherché partout, il est passé au moins trois fois dans le bureau.
Pourquoi diable un sup’ aurait à ce point besoin de me voir ?
Je réponds d’un soupir las, récupère mon gobelet. Ma collègue souligne avant que je ne puisse répliquer :
— Sans parler de comptes à me rendre, tu devrais quand même me tenir au courant de ce que tu fais.
L’injonction de trop. Ma voix claque, un peu sèche :
— Écoute, Nathalie, quand j’aurai besoin d’aller faire pipi, je t’enverrai un tchat, ça te convient ?
Le choc la réduit au silence ; je bois une gorgée de café. Depuis mon arrivée, j’ai toujours su garder suffisamment de contrôle pour ne pas répliquer de manière frontale. À ma grande surprise, au lieu d’aller se plaindre à Thomas de mon « inacceptable comportement », elle quitte le hall, en direction… d’un open space.
Celui où bosse l’IRP qu’elle m’a collée sur le dos. OK. Alice, repli stratégique.
J’avance d’un pas assuré vers le bureau, tape le code et entre. Contre toute attente, Solène se recoiffe, pour… la seizième fois ?
Ça alors, on ne l’aurait pas vu venir !
Avec le plus de naturel possible, je traverse la pièce, déverrouille mon ordinateur. Sur un ton inquiet, je lui pose la question :
— Dis, y a quelqu’un qui est venu et m’a demandé, pendant la pause déjeuner ?
Elle me lance un regard étrange, savant mélange d’incompréhension et de dégoût. De sa subtile amabilité, Solène aboie presque :
— Ben non. Qui voudrait te parler à toi spécifiquement, franchement ?
Je concède que la manipulation n’est pas forcément couplée à l’intelligence, mais alors là…
Nathalie revient dans le bureau. Ses yeux croisent ceux de Solène, qui range sa brosse dans son sac. De mon côté, je me suis déjà remise au travail. Sans oublier de consigner dans un document Word la date, l’heure et le contenu des échanges avec Solène, et avec Nathalie.
Tout garder, au cas où. Ça finira forcément par me resservir.
***
La fin de l’après-midi approche, avec elle, le terme de mon calvaire, temporairement. Mon téléphone personnel vibre, sur mon bureau. Le nom de ma mère s’affiche sur l’écran. Je raccroche et me replonge dans ce mail explicatif sur la comptabilisation des heures supplémentaires. Un nouvel appel m’inquiète.
C’est rare que maman insiste. Et si c’était important ?
Les sourcils froncés, je verrouille l’ordinateur et sors à pas pressés. Je décroche de justesse et son souffle brisé alimente l’angoisse dans ma poitrine. Je lui demande ce qu’il se passe, un sanglot étranglé lui échappe, avant qu’enfin le couperet ne tombe :
— C’est ta grand-mère, elle… elle est partie.
C’est comme prendre un coup au sternum, et sentir le sol se dérober sous mes pieds. Les abysses m’engloutissent. Ma main se pose sur le mur de brique à côté de moi. Le vent glacial fouette mon visage, s’engouffre sous mon pull et laisse une morsure désagréable sur ma peau. Dans la précipitation, j’ai oublié mon manteau.
Respire. Putain. Alice, respire !
Mes yeux fixent un point imaginaire. À l’autre bout du fil, ma mère, cette femme qui m’a portée, nourrie, élevée, aimée… s’effondre. Ses pleurs broient ma poitrine. La raison me frappe à nouveau :
Granny…
Dimanche dernier, je l’ai trouvée fatiguée. Loris m’a accompagnée et nous avons déjeuné chez elle. Si seulement j’avais su que ce serait notre dernier moment partagé… Combien de temps ai-je passé avec mon meilleur ami dans ce jardin ? Au milieu des poules et du potager ? Le vide grignote ma poitrine, y laisse un trou. Celui de son absence.
Pourtant, je tiens le coup, appuyée sur mon mur de briques rouges poreux. Mon visage n’exprime rien. Les salariés de l’entreprise se hâtent à l’extérieur. Certains profitent d’une dernière cigarette, en discutant entre eux, d’autres se dirigent vers le parking, ou vers la gare. Peu d’entre eux s’attardent sur moi… Pour eux : la vie continue. Je viens de raccrocher avec ma mère. Il est dix-sept heures dix-neuf. Je suis supposée travailler jusqu’à dix-sept heures trente.
Au diable ce job de merde. Je ne suis pas en état de bosser.
J’attrape mon badge, retourne à mon bureau. Quand j’entre dans la pièce, Nathalie claque sa langue contre son palais. Solène ricane. Je les ignore. Je saisis mon ordinateur, le fourre dans mon sac à dos. Mes affaires rassemblées, je quitte cet endroit méprisable, non sans entendre la remarque désobligeante de ma collègue :
— Mais elle est sérieuse, là ?
Peu m’importe, ma place est auprès de ma famille.
[1] Dans certaines entreprises, les paies sont contrôlées par « recyclage ». Lors du premier un bulletin de contrôle est généré pour chaque salarié, puis lors des suivants, seulement ceux des salariés qui ont subi une correction/un ajout de variable de paie sont à nouveau générés, jusqu’à la clôture de paie où tous les bulletins de paie définitifs sont édités.
[2] Règlement Général sur la Protection des Données.
[3] Négociations Annuelles Obligatoires. Séries de rencontres annuelles entre la direction des entreprises et leurs IRP (Instances Représentatives du Personnel) afin de négocier des avantages pour les salariés. Notamment, parmi d’autres, des primes annuelles.
[4] Solde de Tout Compte. Documents établis à la fin du contrat du salarié et de la dernière paie. Dans certains cas, notamment avec un décalage de variable de paie, il arrive que le solde soit négatif, que le salarié ait été trop payé.
[5] Confédération Générale du Travail : syndicat français de salariés fondé en 1895.