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Première mission : Partie 1/2

TW : Meurtres

CW : Violence sur mineurs, mention de torture, profanation de cadavres


Dès qu’ils avaient su marcher sans trébucher, les jumeaux Vorobiev s’étaient retrouvés avec une dague entre les mains. Du moins, c’est ce qu’ils leur semblaient. Avaient-ils cru à un jeu à l’époque ? Ils ne s’en souvenaient plus. Si c’était le cas, la désillusion avait dû être rapide. Leur père n’était pas du genre à jouer. Ou seulement à des jeux cruels, qui n’amusaient que lui seul.

Aujourd’hui, les jumeaux avaient quatorze ans. Après plusieurs semaines de tests et d’entraînement, ils avaient été déclarés aptes à rejoindre Lorga. Lorga - diminutif de l’Organisation, car pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? - représentait l’alliance de toutes les créatures non-humaines et des humains vivants en Europe, bien qu’elle accueille aussi en son sein quelques humains. Créée il y a quelques siècles à peine, lorsque la chasse aux sorcières et au merveilleux battait son plein, elle s’était articulée autour de trois vocations : préserver le secret de leur existence ; protéger les humains naissant avec un don ; s’assurer de l’entente entre les différentes espèces vivant sur Terre. C’était cette dernière qui faisait que les jumeaux, accompagnés de leur tutrice et de deux autres membres de Lorga, étaient apparus dans une des rues désertes d’un village nord-irlandais, à deux heures du matin.

Dans toute l’Irlande, des fées avaient disparu. Et ce, depuis plus d’une décennie. Les représentants terrestres de la Haute Cour de Féerie ne s’en étaient pas tout de suite inquiétés ni même aperçus. Les fées étaient ce qu’elles étaient, volages, inconséquentes, et si nombreuses. Qu’une ou deux s’en aillent ailleurs, sur un coup de tête, sans prévenir, sans revenir, cela s’était déjà vu plus d’une fois.

Mais ces derniers temps, ces disparitions s’étaient faites de plus en plus proches, dans un cercle de plus en plus rapproché, au sein du comté de Tyrone. Le Petit Peuple s’en était alerté, s’était remonté jusqu’au Conseil de Lorga. Aerion, émissaire de la Cour du Printemps, avait demandé une enquête. Les jumeaux avaient vu les portraits dessinés des disparues. Elles différaient toutes. Certaines étaient aussi belles et délicates que des fleurs, pouvant passer sans mal pour une orchidée, une tulipe, ou une rose. D’autres, au visage proche des humains, portaient une baie violacée comme chapeau, une feuille de chêne pour cape ou un dahlia en guise de col. Sacha Vorobiev préférait celle qui lui faisait penser à un chevalier, avec une bogue en bouclier et une aiguille comme épée. Quant à son frère, Kecha, il trouvait que les plus surprenantes étaient celles tenant plutôt de l’insecte. Comme celles aux pattes de sauterelles, ou la longue verte aux mains et aux yeux comme ceux des mantes, ou les deux plus grosses, qui tenaient carrément des scarabées. La dernière qui avait disparu, il y a quelques jours à peine, était une petite d’un bleu éclatant, ressemblante aux libellules que l’on pouvait voir voleter au-dessus des ruisseaux.

Pendant que les deux garçons prouvaient qu’ils étaient dignes de rejoindre Lorga, celle-ci traquait le coupable. Les magiciens du coin avaient été innocentés. Les réseaux de trafic de créatures évitaient de passer dans le pays, depuis que la Reine Titania en personne avait puni le dernier qui y avait été démantelé. Pour avoir arraché les ailes de nombre de ces sujets, elle avait fait danser les trafiquants jusqu’à ce que de leurs pieds ne restent que les os à moitié râpés. Les jumeaux avaient entendu dire que cela avait pris trois jours avant qu’ils ne meurent.

Les pouvoirs de voyance de la Sorcière Sans-Nom avaient alors été mis à contribution. D’abord, ce fut des petites maisons de briques rouges et de murs blancs qui lui apparurent. En se concentrant, elle découvrit le nom du village, Killyclogher. D’autres recherches plus traditionnelles, effectuées par les gratte-papiers – toute organisation, même magique, en avait - au sein des archives, leur indiquèrent que le village abritait depuis des décennies les Walsh. Les Walsh de Killyclogher étaient des descendants des Fomoires, ces géants qui avaient combattu, il y a bien longtemps, plusieurs des peuples d’Irlande. Aujourd’hui, cette famille n’était plus composée que de Dubhan, 54 ans. Une enquête de voisinage révéla que s’il avait toujours été un solitaire, on ne le voyait guère plus sortir de chez lui depuis la mort de sa femme, il y a sept mois, un cancer, paix à son âme, c’était une brave dame, elle s’est battue pendant dix ans contre cette saleté, mais une rechute... d’ailleurs ce n’est pas plus mal, enfin, qu’il ne sort plus, pas la rechute, entendons-nous bien, c’est un homme très gentil, mais sa tête... eh bien, elle fait peur aux enfants, faut dire que sa mère n’était pas une beauté non plus, quand on y pense, c’est un miracle qu’il ait pu se marier déjà, hahaha, etc. Bref, une petite perquisition surprise s’imposait.

La maison de Dubhan Walsh ressemblait à celles des visions de la Sorcière Sans-Nom. Tito crocheta la serrure sans mal. En plus de Sacha et Kecha, aussi excités que stressés, et de leur tutrice, la Sorcière, leur équipe était composée de Tito Vasilis, un des très nombreux arrières-arrières (…) arrières-petits-enfants que Zeus avait laissé sur Terre, ainsi que de Marzul, une Orquesse ayant quitté l’Outreterre, le pendant obscur de la Faërie, pour des raisons qui n’appartenaient qu’à elle. Ce n’était pas la première fois que ces deux agents travaillaient sous la direction de la Sorcière. Cela s’était toujours bien passé, la preuve, ils étaient encore en vie pour râler. Mais pour cette nuit, ils n’étaient guère ravis qu’elle leur ait foutu dans les jambes les fils de Lavr, le vampire plurimillénaire justement recherché par Lorga pour trafics en tout genre. Comme discuter ne servirait à rien, la Sorcière étant aussi opiniâtre que la femme âgée qu’elle était, Marzul s’était contentée de les ignorer, tandis que Tito, célibataire endurci devant Sa Divinité, leur avait tapoté maladroitement la tête. Les jumeaux ne sauraient dire quelle réaction leur avait le plus déplut. Quoique, à tout bien réfléchir, si. La première pour Kecha, la deuxième pour Sacha.

La serrure céda et la porte s’ouvrit. Tito entra, suivi de Marzul. Puis ce fut la Sorcière, qui ordonna :

— Restez près de moi, les garçons.

Kecha referma doucement la porte derrière lui. Le Grec et l’Orquesse investirent le bas, Tito les éclairant en faisant crépiter ses doigts. Eux trois prirent l’unique étage. L’éclairage extérieur qui filtrait par les fenêtres suffisait aux jumeaux pour voir. La Sorcière était amusée de leur sérieux. Si elle était fidèle à elle-même, vêtue d’une de ses robes noires et de son chapeau pointu à très large rebord, dont la circonférence la gênait quelque peu dans l’escalier étroit, les deux frères s’étaient habillés tels des ninjas des temps modernes. Peut-être aurait-elle dû s’inquiéter de les voir ramener autant de manga de la bibliothèque. Ils retenaient leur souffle avant d’ouvrir chaque porte, même celle où un joli écriteau indiquait Toilettes, pour après soupirer de soulagement lorsqu’ils constataient que la pièce était vide. Ce qu’ils savaient d’avance, ayant pris du côté vampirique de leurs gênes pour les sens.

Les jumeaux étaient beaucoup de choses, gourmand et pleurnichard pour Kecha, susceptible et téméraire pour Sacha, mais ils n’étaient pas idiots. Des disparitions depuis dix ans, avec une accélération ces derniers mois, les fées devaient être toutes mortes. Chaque pièce vide retardait le moment de se confronter à cette réalité. Il n’y avait que la dernière, la fée-libellule, qu’ils pouvaient encore espérer sauver. Ils remarquèrent cependant deux choses. Premièrement, que si sur les quelques photos qu’ils virent, se trouvait à chaque fois une femme qui devait être son épouse, lui n’apparaissait pas. Deuxièmement, il y avait de la poussière partout, et la couche était épaisse.

— Ce n’est pas très propre, commenta Sacha.

— Il a perdu sa femme, rétorqua Kecha.

— Redescendons, murmura leur tutrice.

Les deux autres n’avaient rien trouvé non plus, si ce n’était l’entrée de la cave. Marzul, en sa qualité de gros bras de l’équipe, avança en première, suivi de Tito et des jumeaux, la Sorcière fermant la marche derrière ses protégés. De la lumière filtrait sous la porte du bout de l’escalier. L’Orquesse l’ouvrit avec fracas et grondement et se précipita avec le Grec, qui ne tarda pas à pousser le “Putain !” le plus horrifié que les jumeaux aient jamais entendu. Tito et Marzul se retournèrent de concert, leur bloquant la vue de leurs corps.

— Remonte les gosses ! Tout de suite !

— La Sans-Nom, les garçonnets ne doivent pas voir ça !

Le temps d’une demi-seconde, les jumeaux échangèrent un regard. Puis Kecha se faufila entre le mur et le massif corps vert de Marzul, pendant que Sacha disparut dans les ombres du couloir. Aucun des adultes n’eut le temps de faire un geste pour les retenir. Pas que la Sorcière ait essayé, cela dit.

À l’intérieur de la pièce, Kecha se stoppa aussi net. Il plaqua sa main contre sa bouche, des larmes rougeâtres lui montant aux yeux. Sacha sortit de son ombre, juste à côté de lui.

La cave était une cave. Un peu humide, des murs en béton peints d’un blanc cassé. L’ampoule nue éclairait de sa lumière crue des dizaines de cadres, chacun avec un insecte épinglé dedans. C’était sinistre, définitivement pas un choix de décoration que Sacha aurait eu. Il préféra regarder Dubhan planté devant son établi, avant de le regretter. Pris en train de préparer une nouvelle pièce pour sa collection, il les fixait en clignant des paupières. Il n’avait qu’un œil, noir et vide, l’autre orbite était recouverte de peau. Il paraissait idiot à les regarder ainsi. Si le jeune dhampire avait eu cette tête, lui aussi ne serait plus jamais sorti de chez lui. Elle ressemblait à un assemblage de pommes de terres grisâtes et concassées, sur laquelle poussaient des touffes éparses de cheveux noirs. Son bras et sa jambe étaient plus courts du côté gauche, lui donnant l’air penché et bossu. Mais même s’il était vraiment très laid, Sacha trouvait les réactions un tantinet exagérées. Ce n’était pas la faute de Dubhan s’il était aussi affreux, ça devait être déjà suffisamment dur à vivre, en plus sa femme était morte. Le descendant des Fomoires lâcha le clou qu’il s’apprêtait à planter et tourna lentement le reste de son corps vers eux, son marteau à la main. Sacha vit alors l’insecte qu’il dissimulait jusqu’à alors. Une belle libellule d’un bleu éclatant, comme celle que l’on pouvait voir voleter au-dessus des ruisseaux. Sauf que ce n’était pas une libellule. C’était une petite fée dont le portrait n’avait pas su rendre justice à sa couleur irisée.

Les scarabées, la mante, la sauterelle, le chevalier, les précieuses à la feuille de chêne et au dahlia, la rose, la tulipe, l’orchidée, et toutes les autres disparues. Elles étaient toutes là. Clouées au mur telles de vulgaires décorations, leurs cadavres profanés. Et même pour la libellule, ils étaient arrivés trop tard.

Les jumeaux avaient déjà vu des fées, dans la forêt. C’étaient des petites créatures capricieuses, jalouses, gourmandes, farceuses, joyeuses, toujours à pépier, bourdonner, fredonner. Aussi belles que pestes, et pourtant, elles soignaient les fleurs et les petits animaux dont personne ne se souciait. Elles vivaient au rythme des saisons, comme si rien ne leur succéderait. Oui, jamais Sacha et Kecha n’avaient vu des êtres aussi petits et aussi débordants de vie, que des fées. Elles auraient arraché, de leurs minuscules ongles pointus, les yeux des humains collectionnant les cadavres d’insectes épinglés. Et, peut-être, auraient-elles eu raison. Kecha essuya les larmes d’un geste rageur du poignet. Sacha sortit sa dague à la lame d’argent.

Les garçons bondirent sur Dubhan, tout crocs dehors. Le descendant des Fomoires attrapa le bras de Kecha au vol, l’envoyant valdinguer contre le mur. Des cadres se brisèrent sous le choc, lui tombant dessus. Aussi laid et difforme que fut Dubhan, il était aussi très grand et avec une force surhumaine. Quant à Sacha et sa lame, il la bloqua de son marteau. Au bruit de son frère s’écrasant contre le béton, le dhampire tourna la tête. Dubhan le saisit par la gorge et le projeta à terre. Un arc d’électricité se forma entre les paumes de Tito, Marzul cogna ses poings l’un contre l’autre. L’Orquesse, surtout, crevait d’envie d’aller les fracasser contre ce tueur de fées. Mais avant qu’ils ne puissent aussi se lancer dans la bagarre, la voix de la Sorcière retentit derrière eux. Si elle était aussi impassible qu’à l’accoutumé, ses yeux perçants ne rataient rien du drame qui se déroulait devant elle.

— Regardons comment ils s’en sortent.

Pas très bien pour l’instant. Le visage en sang, Kecha était trop étourdi pour réussir à se relever. Sacha mangeait littéralement la poussière, la plus grosse des mains de Dubhan pressant son visage contre le sol de pierre sale, et son pied le plus petit écrasant sa poitrine. Le dhampire avait eu le réflexe de ne pas lâcher son arme. Il frappa au hasard, sentit le fil de lame rencontrer quelque chose de ferme et s’y enfoncer. Dubhan grogna. Le poids sur le torse du garçon se fit plus lourd alors que l’Irlandais s’affaissait à cause de son mollet entaillé. Il abattit son marteau sur la main tenant la dague. Les os fins des phalanges se brisèrent, les doigts relâchèrent leur prise. Sacha cria et la pièce s’assombrit tout autour d’eux tandis que les ombres s’agrandissaient. C’en était trop pour Tito et Marzul.

— Lâche-le !

— Viens manger mes poings d’Orque !

Mais ils ne purent pas joindre le geste à la parole. Ils étaient soudainement comme figés dans l’espace. La Sorcière secoua la tête.

— Pas encore.

Dubhan paraissait avoir oublié leur présence, absorbé par le dhampire qui continuait à se débattre sous lui, essayant de mordre, griffer et frapper ce qu’il pouvait. Le descendant des Fomoires esquivait ses tentatives sans mal. Sous les ruades de Sacha, l’élastique céda, libérant les longs cheveux, déjà décoloré à l’époque, du garçon. Le tueur, qui avait levé à nouveau son marteau, marqua un temps d’arrêt, subjugué par cette chevelure qui se mêla à ses doigts.

— Tu es beau, petit vampire.

En temps normal, Sacha aurait été flatté que l’on se rende compte de l’évidence. Ses cheveux, c’était son trésor, il les lavait deux fois par semaine avec un shampoing maison fait d’œufs, de miel et d’huiles essentielles, il les peignait chaque matin jusqu’à ce qu’ils glissent comme de la soie. Mais lui ne pouvait penser qu’aux fées qu’il avait vu parmi les arbres et les fleurs, et à celles dont personne n’avait été là pour les sauver. Devant cette figure grotesque et ce marteau prêt à le fracasser, il ne ressentait nulle peur, juste une rage qui le ravageait tel un incendie.

— Иди на хуй. *

— Lâche mon frère !

Des dizaines de minuscules cailloux rouges et coupants entaillèrent le visage de Dubhan. Un d’entre eux se planta dans son œil unique. Il se cambra en hurlant, lâchant Sacha qui roula sur le côté. Sautant dans son dos, Kecha planta ses crocs dans son épaule. Ses coupures avaient arrêté de saigner et c’étaient les gouttes de son sang que le tueur venait de se prendre en pleine figure. Si son jumeau avait reçu le don des ombres de leur père, lui c’était celui du sang. Tout en essayant de retirer la sangsue qui s’accrochait à lui, Dubhan retira le morceau de son œil, qu’il réduisit en poussière dans sa paume épaisse. Il ne voyait plus très bien à présent. Il ne put parer à nouveau le coup de Sacha, qui le frappa de toute la force de son avant-bras. Son frère arracha un lambeau de son épaule, qu’il recracha aussitôt, avant qu’une bourrade l’envoie une fois de plus voler, contre la table ce coup-ci. Il la heurta, manquant de la renverser. Le corps de la fée-libellule en tomba, mais Kecha le rattrapa de justesse avant qu’il ne touchât le sol. Quant à Sacha, il cognait encore et encore Dubhan, de son poing intact, écrasant sa gorge de son avant-bras, à genoux au-dessus de lui. Le descendant des Fomoires ne bougea rapidement plus. Son visage n’était plus que plaies ouvertes. Le dhampire se pencha alors pour attraper sa dague et se redressa, haletant, la lame au-dessus de Dubhan. Kecha choisit de ne pas l’arrêter. Il caressa du pouce le corps minuscule qu’il tenait entre ses mains comme si c’était la chose la plus précieuse en ce monde. Il lui murmura, ses larmes mêlées de sang mouillant à nouveau ses joues :

— Pardon, petite fée. Pardon.

La lame s’abattit. Mais le bras qui se tenait se trouva retenu. Sacha se retourna et ses yeux plein de rage croisèrent ceux du Grec. Derrière lui se tenait la Sorcière. Elle lui rappela doucement :

— Cela ne les sauvera pas, Aleksandr.

— Il doit être arrêté et jugé. C’est comme ça que ça fonctionne, à Lorga, rajouta Tito.

— Il... Il les a tuées. Il les a clouées comme des putains de papillons !

Le dhampire en tremblait. Ce n’était pas juste. Tout comme pour ces gens que lui et son frère entendaient crier dans les sous-sols de leur père. Pas juste. Ils étaient tous morts, et son père encore en vie. Pas. Juste.

— Et on les a retrouvées. On va pouvoir ramener leurs corps à la Féerie.

Avec une délicatesse que les jumeaux n’auraient jamais soupçonnée chez une Orquesse, Marzul était en train de ramasser les quelques cadres contenant les corps tombés pendant la lutte.

— C’est un bel endroit où reposer, garçonnets.

— Elles vont flétrir...

— Toi, la ferme !

La poigne de Tito sur le bras de Sacha, qui s’était relâchée, se raffermit aussitôt. Le dhampire avait à nouveau tourné son regard vers le tueur. Dubhan n’arrivait presque plus à ouvrir son œil. Une bulle de sang s’était formée au coin de ses lèvres fendues. Il continua pourtant, ses marmonnements difficilement compréhensibles à cause de sa respiration sifflante :

— Tout finit par flétrir... Même ma femme... Avec moi, elles seraient restées belles éternellement... — Il leva sa main vers les cheveux de Sacha, qui eut un mouvement de recul dégoûté. — Toi aussi, j’aurai pu te rendre beau pour toujours... Avec ton frère... Embaumés... Ensemble pour l’éternité... Mais tu vas vieillir... Ma Talulla... et maintenant, elle est morte... Elle était si belle... Une fleur...

Ses déblatérations devinrent sans queue ni tête. Les yeux de Sacha allaient du pathétique meurtrier à sa tutrice, perdus. Et ce regard prouvait que malgré toutes ces protestations, il était encore un enfant, qui découvrait que le mal n’était pas toujours cruel. Contrairement à ce qu’il avait cru savoir avec son père, parfois, le mal était juste pitoyable, né de et dans la douleur. Le mal était, en fait, terriblement ordinaire. Un cri les fit tous sursauter :

— Elle respire ! Enfin, je crois !

Kecha avait bondi sur ses pieds, passant en une seconde de la tristesse profonde à l’excitation intense. Pour prouver ses dires, la fée entrouvrit ses paupières, bourdonnant faiblement, avant de les refermer. Un nouveau flot de larmes monta dans les yeux du vampire :

— Elle a ouvert les yeux ! Elle est vivante, Sacha ! On en a sauvé une ! On en a sauvé une !

Le soulagement se peignit sur le visage de quatre des agents. Tito sentit les muscles de Sacha se relâcher, au moins un peu. Seule la Sorcière resta impassible, ses yeux perçants toujours fixés sur son protégé.

— Aleksandr, tu dois choisir quelle personne tu veux être.

Sacha dévisagea Dubhan, toujours perdu dans son délire. Puis les fées mortes. Puis Kecha, qui lui rendit son regard avec un doux sourire. Il choisit, du moins jusqu’à ce que deux personnes présentes dans cette pièce ne meurent à cause de lui et de son frère. Mais cela se passera dans plus de deux ans, et pour cette nuit, Sacha rangea sa dague. Tito le relâcha, avec un gros soupir. C’étaient beaucoup de tension, pour un fier quarantenaire comme lui. Il la passa en assommant Dubhan, pour le faire taire, lui et ses gémissements.

Maintenant que la montée d’adrénaline redescendait, Sacha sentait tout son corps le lancer. Sa main en particulier. Ses muscles n’arrêtaient pas de se contracter autour de ses os cassés. Ses mâchoires se serraient à chaque spasme. Kecha devait souffrir de ses coupures, aussi. Il s’avança jusqu’à son jumeau. Il passa son bras autour de ses épaules et posa sa tête contre la sienne. Ils regardèrent la fée, qui avait à nouveau sombré dans l’inconscience. Cette vision n’effaçait en rien l’horreur de ce qui s’était déroulée ici, mais rendait, au moins un peu, leurs cœurs moins lourds. Sacha se mordit la lèvre pour ne pas pleurer, lui aussi. Leur tutrice les regardait. Les coupures sur le visage de Kecha à cause du verre brisé, les doigts de Sacha en train de devenir gonflés et violets.

— Amenez-la à l’hôpital. Le Docteur Saint-Rose est de garde ce soir.

Kecha secoua la tête. Il s’arracha à la contemplation de la fée pour demander :

— Mais, et elles ?

Tous ces corps qu’il fallait maintenant décrocher, pour pouvoir les ramener à leur Reine. Arracher les clous qui les maintenaient dans ces simulacres de positions qu’elles avaient eues de leur vivant. Marzul avait déjà commencé, de ses doigts épais et malhabiles.

— On s’en occupe, garçonnets. Faites ce que dit la Sans-Nom.

— Lorsque l’on accepte une mission, on l’accepte jusqu’au bout.

Sacha lâcha son frère. Ils avaient l’air très fatigués d’un coup, mais surtout très déterminés. Même s’il était visible qu’aucun des deux n’avait envie de faire ça. Tito tendit un mouchoir aux garçons, pour qu’ils puissent essuyer le sang sur la figure de Kecha.

— Et c’est ce que vous avez fait. Mais ça, c’est un travail pour les grands. — Il posa les mains sur leurs épaules, les serrant brièvement. — Vous savez, les adultes aussi ont leur fierté.

Les jumeaux échangèrent un regard, avant de hocher la tête. Kecha était pressé de mettre la fée en sécurité et de quitter cet endroit sordide. Quant à Sacha, il était trop soulagé d’être autorisé à échapper à ça, malgré ses grandes affirmations, pour être contrarié qu’on le traite encore comme un enfant. Il prit le mouchoir de Tito. Leur tutrice s’écarta pour les laisser passer.

— Je vous retrouve à l’hôpital, après que nous en ayons fini ici.

Les deux dhampires prirent l’escalier. Et alors que Tito et la Sorcière se mettaient également à leur triste office, ils entendirent les échos russes de leur conversation.

— Ça va ? Ta main ne te fait pas trop mal ?

Sacha haussa les épaules.

— Je survivrai. Et toi, ça va ?

Kecha hocha la tête. Sacha s’occupa dans la montée de nettoyer le sang sur le visage de son frère.

— Tu crois que j’ai eu raison de ne pas le tuer ?

— J’en ai eu envie aussi. Mais c’est mieux que tu ne l’aies pas fait. Ça aurait été injuste que tu sois le seul à devenir un meurtrier. Et nous n’avons pas à le devenir tout de suite, pas vrai ?

* Se prononce Idi na khouï et signifie va te faire foutre. Et oui, pour celleux qui ont lu Plutôt Pourrir sur Terre, vous ne rêvez pas, c’est le retour du mat !

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